[…]
Les sièges sont si
étroits au théâtre. Markus était franchement mal à l’aise. Il regrettait
d’avoir de grandes jambes, et c’était là un regret absolument stérile 1.
Sans compter un autre fait qui accentuait sa torture : rien de pire que
d’être assis à côté d’une femme que l’on meurt d’envie de regarder. Le
spectacle était à sa gauche, et non sur la scène. Et d’ailleurs, que
voyait-il ? Cela ne l’intéressait pas plus que ça. Surtout qu’il
s’agissait d’une pièce suédoise ! L’avait-elle fait exprès ? Un
auteur qui avait fait ses études à Uppsala, en plus. Autant aller dîner chez
ses parents. Il était trop distrait pour comprendre quoi que ce soit à
l’intrigue. Ils en parleraient sûrement après, et il passerait pour un demeuré.
Comment avait-il pu négliger cet aspect ? Il devait absolument se
concentrer, et préparer quelques commentaires judicieux.
À la fin de la
représentation, il fut tout de même surpris de ressentir une vive émotion.
Peut-être même de l’ordre de la filiation suédoise. Nathalie aussi semblait
heureuse. Mais au théâtre, c’est difficile de savoir : parfois, les gens
paraissent heureux, pour la simple raison que le calvaire s’achève enfin. Une
fois dehors, Markus voulut se lancer dans la théorie qu’il avait échafaudée
pendant l’acte III, mais Nathalie coupa court à la discussion :
« Je crois que
nous devrions essayer de nous détendre maintenant. »
Markus pensa à ses
jambes, mais Nathalie précisa :
« Allons boire un
verre. »
C’était donc ça, se
détendre.
1 La location de petites jambes
n’existe pas.
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Extrait de Mademoiselle Julie d’Auguste
Strindberg
Adaptation française de Boris Vian
Pièce vue par Nathalie et Markus lors de leur
deuxième soirée
MADEMOISELLE
Suis-je censée vous
obéir ?
JEAN
Pour une fois ;
pour votre bien ! Je vous en prie !
La nuit est avancée,
le sommeil rend ivre, la tête s’échauffe !
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Il se passa alors
quelque chose de déterminant. Un fait anodin qui allait prendre l’ampleur d’un
fait majeur. Tout se passait exactement comme lors de leur première soirée. Le
charme opérait, et progressait même. Markus s’en sortait avec élégance. Il
souriait de son sourire le moins suédois possible ; presque une sorte de
sourire espagnol. Il enchaînait quelques anecdotes savoureuses, dosait savamment
références culturelles et allusions personnelles, réussissait les transitions
de l’intime à l’universel. Il déployait gentiment cette belle mécanique de
l’homme social. Mais, au cœur de son aisance, il fut subitement saisi par un
trouble qui allait faire dérailler la machine : il ressentit l’apparition
de la mélancolie.
Au début, ce fut une
toute petite tache, comme une forme de nostalgie. Mais non, en se rapprochant
bien, on pouvait discerner l’aspect mauve de la mélancolie. Et de plus près
encore, on pouvait voir la vraie nature d’une certaine tristesse. D’une seconde
à l’autre, comme une pulsion morbide et pathétique, il se retrouva face à la
vacuité de cette soirée. Il s’interrogea : mais pourquoi suis-je en train
d’essayer de paraître sous mon meilleur jour ? Pourquoi suis-je en train
de faire rire cette femme, pourquoi suis-je en train de m’acharner à tenter de
la ravir, elle qui m’est si radicalement inaccessible ? Son passé d’homme
incertain le rattrapait brutalement. Mais ce ne fut pas tout. Cette progression
du repli fut tragiquement confortée par un second fait déterminant : il
renversa son verre de vin rouge sur la nappe. Il aurait pu y voir une simple
maladresse. Et peut-être même charmante : Nathalie avait toujours été
sensible à la maladresse. Mais à cet
instant, il ne pensait plus à elle. Il voyait en cet événement anodin un signe
bien plus grave : l’apparition du rouge. De l’irruption sempiternelle du
rouge dans sa vie.
« Ce n’est pas
grave », dit Nathalie en remarquant la mine catastrophée de Markus.
Bien sûr que
non : ce n’était pas grave. C’était tragique. Le renvoyait à Brigitte. À
la vision des femmes du monde entier qui le rejetaient. Un ricanement
bourdonnait dans ses oreilles. Les images de tous ses malaises remontaient en
lui : il était un enfant qu’on moquait dans la cour de l’école, il était
un militaire qu’on bizutait, il était un touriste qu’on arnaquait. Voilà ce que
représentait l’avancée de la tache rouge sur la nappe blanche. Il imaginait que
le monde l’observait, le monde chuchotait sur son passage. Il flottait dans son
costume de séducteur. Rien ne pouvait arrêter cette dérive paranoïaque. Dérive
annoncée par la mélancolie, et le simple sentiment de penser le passé tel un
refuge. À cet instant, le présent n’existait plus. Nathalie était une ombre, un
fantôme du monde féminin.
Markus se leva et
resta un instant suspendu dans le silence. Nathalie le regardait, sans savoir
ce qu’il allait dire. Allait-il être drôle ? Allait-il être
sinistre ? Finalement, il annonça d’un ton calme :
« Il vaut mieux
que je parte.
- Pourquoi ? Pour
le vin ? Mais…ça arrive à tout le monde.
- Non…ce n’est pas
ça…c’est juste …
- C’est juste
quoi ? Je vous ennuie ?
- Mais non…bien sûr
que non…même morte, vous ne pourriez pas m’ennuyer…
- Alors quoi ?
- Alors rien. C’est
juste que vous me plaisez. Vous me plaisez vraiment.
- …
- Je n’ai qu’une
envie, celle de vous embrasser à nouveau…mais je ne peux pas imaginer un seul
instant vous plaire… alors, je crois que le mieux est d’arrêter de nous voir…je
souffrirai sûrement, mais cette souffrance sera plus douce, si j’ose dire…
- Vous réfléchissez
tout le temps comme ça ?
- Mais comment faire
pour ne pas réfléchir ? Comment faire pour être là, en face de vous,
simplement ? Vous savez faire ça, vous ?
- Être en face de
moi ?
- Vous voyez bien,
c’est idiot ce que je dis. Il vaut mieux que je parte.
- J’aimerais que vous
restiez.
- Pour quoi
faire ?
- Je ne sais pas.
- Qu’est-ce que vous
faites avec moi, là ?
- Je ne sais pas. Je
sais juste que je suis bien avec vous, que vous êtes simple…prévenant…délicat
avec moi. Et je me rends compte que j’ai besoin de ça, voilà.
- Et c’est tout ?
- C’est déjà beaucoup,
non ? »
Markus était toujours
debout. Nathalie se leva à son tour. Ils restèrent ainsi un instant, figés dans
l’incertitude. Des têtes se tournèrent dans leur direction. Il est plutôt rare
de ne pas bouger quand on est debout. Il faudrait peut-être penser à ce tableau
de Magritte où des hommes tombent du ciel comme des stalactites. Il y avait
donc un peu de peinture belge dans leur attitude, et bien sûr, cela n’était pas
l’image la plus rassurante.
Tableau de Magritte |
Markus quitta le café,
abandonnant Nathalie. Le moment, en devenant parfait, l’avait fait fuir. Elle
ne comprenait pas son attitude. Elle passait une bonne soirée, et maintenant,
elle lui en voulait. Sans le savoir, Markus avait agi brillamment. Il avait
réveillé Nathalie. [… ]
Une fois rentrée, elle
composa son numéro de téléphone, mais raccrocha avant la sonnerie. Elle aurait
voulu qu’il l’appelle. Après tout, c’était elle qui avait pris l’initiative de
cette deuxième soirée. Il aurait pu au moins la remercier. Envoyer un message.
Elle était là, attendant devant son téléphone, et c’était la première fois
depuis si longtemps qu’elle vivait cela : l’attente. Elle ne pouvait pas
dormir, elle se servit un peu de vin. Et mit de la musique. Alain Souchon. Une
chanson qu’elle aimait écouter avec François. Elle n’en revenait pas d’être
capable de l’entendre, comme ça, sans s’effondrer. Elle continuait à tourner
dans son salon, à danser un peu même, à laisser l’ivresse entrer en elle avec
l’énergie d’une promesse.
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Première partie de L’amour en fuite, chanson d’Alain Souchon, écoutée par Nathalie après sa deuxième soirée
avec Markus
Caresses
photographiées sur ma peau sensible.
On peut tout jeter les
instants, les photos, c’est libre.
Y a toujours le papier
collant transparent
Pour remettre au carré
tous ces tourments.
On était belle image,
les amoureux fortiches.
On a monté le ménage,
le bonheur à deux je t’en fiche.
Vite fait les morceaux
de verre qui coupent et ça saigne.
La v’là sur le
carrelage, la porcelaine.
Nous, nous, on n’a pas
tenu le coup.
Bou, bou, ça coule sur
ta joue.
On se quitte et y a
rien qu’on explique.
C’est l’amour en
fuite,
L’amour en fuite.
[…]
Extrait du livre :
« La délicatesse », de David Foenkinos, éd. Folio
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