[…]
« Pose tes fesses, Minny, que je t’explique les règles
qu’on doit respecter pour travailler chez une patronne blanche ».
J’avais quatorze ans le jour même. Je me suis assise devant
la petite table dans la cuisine de ma mère en jetant des regards en coin vers
le gâteau au caramel qui refroidissait sur une étagère avant de recevoir son
glaçage. Le jour de mon anniversaire je pouvais manger autant que je voulais.
C’était le seul de l’année.
Bientôt je quitterais l’école et je commencerais à
travailler pour de bon. Maman aurait voulu que j’aille jusqu’à la neuvième –
elle aurait bien aimé elle aussi devenir maîtresse d’école au lieu d’être
placée chez Miss Woodra. Mais avec le problème cardiaque de ma sœur et mon
ivrogne de père, il restait plus que nous deux. Je savais déjà tout faire dans
une maison. En rentrant de l’école, je préparais à manger et je faisais le
ménage. Mais si j’allais travailler chez quelqu’un, qui s’occuperait de chez
nous ?
Maman m’a pris par les épaules et m’a fait tourner sur ma
chaise pour que je la regarde elle et pas le gâteau. Maman, c’était une dure.
Elle avait des principes. Elle s’en laissait conter par personne. Elle m’a
claqué des doigts à la figure si près que ça m’a fait loucher.
« Règle numéro un pour travailler chez une Blanche,
Minny : c’est pas tes affaires. T’as pas à mettre ton nez dans les
problèmes de la patronne, ni à pleurnicher sur les tiens – t’as pas de quoi
payer la note d’électricité ? T’as mal aux pieds ? Rappelle-toi une
chose : ces Blancs sont pas tes amis. Ils veulent pas en entendre parler. Et le jour où Miss
Lady Blanche attrape son mari avec la voisine, tu t’en mêles pas,
compris ?
« Règle numéro deux : cette patronne blanche doit jamais te trouver assise sur ses
toilettes. Ça m’est égal si t’as tellement envie que ça te sort par les
tresses. Si elle en a pas pour les bonnes, tu trouves un moment où elle est pas
là.
« Règle numéro trois… » Elle me remet le menton de
face parce que je me suis encore laissée attirer par le gâteau. « Règle
numéro trois, donc : quand tu cuisines pour des Blancs, tu prends une
cuillère rien que pour goûter. Si tu mets cette cuillère dans ta bouche et
qu’après tu la remets dans la marmite et qu’on te voit, c’est tout bon à jeter.
« Règle numéro quatre : Sers-toi tous les jours du
même verre, de la même fourchette, de la même assiette. Tu les ranges à part et
tu dis à cette Blanche qu’à partir de maintenant ça sera tes couverts.
« Règle numéro cinq : tu manges à la cuisine.
« Règle numéro six : tu frappes pas ses enfants.
Les Blancs aiment faire ça eux-mêmes.
« Règle numéro sept : C’est la dernière, Minny. Tu
écoutes ce que je te dis ? Pas
d’impertinence !
-Maman, je sais, je sais…
-Oh, je t’entends, tu sais, quand tu t’en doutes pas et que
tu râles dans ta barbe parce qu’il faut nettoyer le tuyau de la cuisinière, ou
parce qu’il reste plus qu’un morceau de poulet pour la pauvre Minny ! Mais
si tu parles mal à une Blanche le matin, tu iras mal parler dehors
l’après-midi. »
Je voyais bien comment elle était, ma mère, quand Miss
Woodra la faisait venir chez elle, et « oui ma’am » par-ci et
« non ma’am » par-là, et « merci ma’am »…Pourquoi il faudrait que je sois comme
ça ? Je sais comment tenir tête aux gens, moi !
« Maintenant approche et fais-moi un gros baiser pour
ton anniversaire. Seigneur, tu pèses aussi lourd qu’un éléphant, Minny !
-J’ai rien mangé de la journée. C’est quand que j’aurai mon
gâteau ?
-On dit pas c’est quand que, Minny. Parle correctement. Je
t’ai pas élevée pour que tu parles comme un âne. »
Premier jour chez ma patronne blanche. J’ai mangé mon
sandwich au jambon dans la cuisine, rangé mon assiette dans mon coin de
placard. Quand sa petite morveuse de fille m’a fauché mon sac à main et l’a
planqué dans le four, je lui ai pas crié après.
Mais quand la patronne blanche a dit : « Je
tiens à ce que tu laves tous les mouchoirs à la main d’abord, puis que tu les
mettes dans la machine », j’ai dit : « Pourquoi laver à la
main alors que le lave-linge fait le travail ? Comme perte de temps, on fait
pas mieux ! »
La patronne blanche m’a souri, et cinq minutes après j’étais
dehors.
[…]
Extrait du livre : « La couleur des sentiments », de
Kathryn Stockett, éd.Jacqueline Chambon, Actes sud.
L’auteur :
Kathryn Stockett |
Kathryn Stockett est née en 1969 à Jackson, Mississippi, au
sud des États-Unis. Elle est élevée par une nourrice noire, Demetrie, pour
laquelle elle éprouve une grande affection et qui meurt l’année de ses 16 ans.
Après un diplôme universitaire d’anglais et
d’« écriture créative », elle va vivre à New York en 1991.
Elle travaille pendant 9 ans dans le monde de l’édition de presse et dans le
marketing. En parallèle, elle écrit son premier roman sur fond de racisme, en
hommage à Demetrie: « La couleur des sentiments ». Il est refusé par 60 agents littéraires, avant
d’être enfin publié. Pourtant, très rapidement, il connaît succès phénoménal.
Le best- seller est publié en français
en 2010. En 2011, il est couronné par le « Grand Prix des lectrices de
Elle ». La même année, Tate Taylor, un ami d’enfance de Kathryn Stockett, tourne l’adaptation cinématographique du
roman.
L’histoire :
Nous sommes à Jackson, dans le Mississippi en Alabama, une
région du sud des États-Unis, dans les années 60. Seul cinquante ans nous
séparent de cette époque, mais le visage de la société d’alors est fort
différent de celui que nous connaissons, puisque l’Alabama est un État qui
applique des lois ségrégationnistes très strictes. Les Noirs qui ne s’y
conforment pas sont arrêtés et jugés par un tribunal et le Ku Klux Klan maintient
un climat de terreur, perpétrant des meurtres de sang froid en guise de représailles1.
L’ambiance est tendue et les Noirs de Jackson, qui peinent à joindre
financièrement les deux bouts, doivent
faire profil bas s’ils veulent conserver leur emploi.
Dans ce contexte difficile, Kathryn Stockett dépeint une société misogyne et raciste, au
travers de plusieurs portraits de femmes
de ménage noires et du regard qu’elles portent sur les patronnes blanches qui les emploient.
Aibileen et son amie Minny sont ainsi confrontées quotidiennement, à des
femmes souvent superficielles et oisives, étroites d’esprit, engoncées dans
leur désir de respectabilité. Elles se
donnent bonne conscience en s’investissant dans des œuvres caritatives ou dans
leur paroisse, mais ferment leurs yeux devant la misère qui sévit dans les quartiers
noirs de leur propre ville. Pourtant, la voix de ces employées se fait tendre,
lorsqu’elles parlent des enfants dont
elles ont la charge. Ces enfants qui, fatalement, oublieront cette tendresse le jour où ils seront eux-mêmes des employeurs.
Une jeune femme de 22 ans détonne au sein de cette société
hypocrite et pétrie de faux semblants. C’est Skeeter, la fille des Phelan, une jeune bourgeoise de Jackson. Elle, ne
méprise pas les Noirs. Bien au contraire, elle a profondément aimé sa nourrice et peine à entrer dans le
moule des convenances de façade, celles qui
maintiennent les Noirs à distance respectable. Son rêve ? Pouvoir gagner
son indépendance et son émancipation grâce à sa plume. C’est ainsi que son
chemin croise celui d’Aibileen, puis de Minny. Elle veut les convaincre de
témoigner anonymement de leur vie quotidienne dans un livre qu’elle se
chargerait d’écrire. Une Blanche qui s’intéresse à la vie des Noires de
Jackson ? C’est du jamais vu et…c’est très dangereux. La
menace constante d’être découvertes, les aléas de leurs existences respectives,
la multiplication des entretiens où
chacune doit se livrer avec sincérité vont, au fil du temps, construire les
bases d’une indispensable solidarité et muer leurs liens improbables en véritable
amitié. Vont-elles réussir à publier ce
recueil de témoignages ? Peut-être… mais à quel prix?
Note :
1 : Si vous désirez en savoir plus sur cette page de l’histoire
des États-Unis, je vous invite à cliquer sur ce lien qui vous mènera à une page de mon blog dédiée à Rosa
Parks.
Quelques citations :
-« À part d’être voleuse, il y a rien de pire pour une
bonne que d’avoir une grande gueule. », p.26
-« Donc, dorénavant, au lieu d’aller dans les toilettes
de la chambre d’amis, vous irez chez vous là-dehors. Ce sera bien,
non ? », p.40
-« Je grimpe les marches quatre à quatre et m’assois
devant ma machine à écrire, stupéfaite que ma mère ait pu chasser quelqu’un qui
lui avait rendu le plus grand service de son existence en élevant ses enfants,
en m’apprenant la bonté et l’estime de soi. » p.102
-« Je me demande si les femmes s’intéressent réellement
au football, ou si elles veulent seulement plaire à leurs maris. », p.108
-« Elles élèvent un enfant blanc, et vingt ans après
l’enfant devient leur employeur. Le
problème, c’est qu’on les aime, et qu’elles nous aiment, et pourtant… »,
p.130
-« Qu’est-ce que ça peut vous faire tout ça ? À
vous, la Blanche ? », p. 197
-« Si les Blanches lisent mon histoire, je veux
qu’elles sachent ça. Dire merci quand on le pense pour de bon, quand on se
rappelle que quelqu’un a vraiment fait quelque chose pour vous –elle secoue la
tête, baisse les yeux sur la table au plateau rayé et écorché -, ça fait
tellement de bien. », p.308
-« Nous sommes simplement deux personnes. Il n’y a pas
tant de choses qui nous séparent. Pas autant que je l’aurais cru. »
Mon avis :
Le style est soigné, avec une écriture qui s’adapte aux
personnages et le rythme m’a semblé parfait. J’ai été captivée par l’histoire,
j’y ai trouvé tous les ingrédients qui incitent à poursuivre une lecture
avec bonheur : beaucoup d’humour,
de la tendresse, une intrigue qui maintient le suspense, une histoire d’amour,
mais également des coups bas, des personnages qui hérissent le poil, le
portrait d’une société avec ses peurs et sa violence…
Kathryn Stockett
écrit, à propos de son roman : « Je suis à peu près certaine de
pouvoir dire qu’aucun membre de notre
famille n’a jamais demandé à Demetrie ce qu’on ressentait quand on était une
Noire travaillant pour une famille de Blancs dans le Mississippi. Il n’est
jamais venu à l’idée d’aucun d’entre nous de lui poser cette question. […] J’ai
regretté, pendant bien des années, de ne pas avoir été assez âgée et assez
attentionnée pour poser cette question à Demetrie. J’avais seize ans à sa mort.
J’ai passé des années à imaginer ce qu’aurait été sa réponse. Et c’est pour
cela que j’ai écrit ce livre. »
Un roman qui incite à
la tolérance et au respect envers chacun : les sentiments n’ont pas de
couleur…
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