Bon dieu de bon dieu que j’ai envie d’écrire un petit poème
Tiens en voilà justement un qui passe
Petit petit petit
viens ici que je t’enfile
sur le fil du collier de mes autres poèmes
viens ici que je t’entube
dans le comprimé de mes œuvres complètes
viens ici que je t’enpapouète
et que je t’enrime
et que je t’enrythme
et que je t’enlyre
et que je t’enpégase
et que je t’enverse
et que je t’enprose
la vache
il a foutu le camp.
Raymond Queneau
Le poème :
Ce poème de Raymond Queneau a été publié en 1948 dans le recueil : « L’instant fatal ».
Eléments d’analyse :
Commençons par le titre: « Bon dieu de bon dieu ». Queneau nous plonge d’emblée, en quelques mots, dans l’univers qu’il compte développer dans le poème. Il utilise un langage familier, proche du juron. Un ton irrespectueux qu’il n’hésite pas à souligner encore, en omettant la majuscule à « dieu ». Le lecteur comprend de suite à quoi il doit s’attendre : oubliée la poésie académique, Queneau mise sur l’irrévérencieux, voir même sur le sacrilège.
Il a une grosse faim, celle d’écrire un petit poème… Il l’interpelle donc, comme on le ferait d’un animal familier avec lequel on est obligé de ruser : « Petit petit petit ». Remarquez que jusque -là, les vers commencent avec une majuscule ; un semblant d’ordre, classique en poésie. Mais de courte durée…
A partir du quatrième vers, les choses dégénèrent et semblent s’emballer. Il n’y aura plus de majuscule en début de vers, on réalise que le poème est à peu de chose près sans rimes, la disposition même des vers semble anarchique, et qui plus est, des connotations sexuelles viennent colorer le tout ! Exit le romantisme…De quoi faire peur à la ponctuation qui a filé on ne sait où. Bref, Queneau s’affranchit des règles poétiques de base, aussi bien dans la forme que dans le fond. Il accède ainsi à une liberté de style et de ton qui ouvrent les portes à la fantaisie, à l’absurde et à l’humour.
Queneau s’amuse avec le lecteur en écrivant des énormités fort audacieuses, puis en les modérant juste après avec un jeu de mot plus léger, histoire de ne pas trop l’effaroucher: (enfile-fil du collier / entube- comprimé). De même, il joue avec lui lorsqu’il insère la seule et unique rime du poème : « œuvres complètes » (= notion classique) et « enpapouète » (forme provocatrice, contraction de papa et pouèt. Une association improbable qui renvoie l’image d’un enfant farceur, qui tire la langue à un adulte en lui lançant un pouèt-pouèt bien placé, pour l’agacer… Il revendique donc le droit au jeu poétique, quitte à effaroucher certains puristes.
Et puis une succession enfantine de « et que », qui rythme le poème comme une comptine. Est-il besoin de préciser que ces répétitions sont justement ce que tout auteur de l’ancienne école tente d’éviter… Queneau fait un pied de nez à tout ce qui touche à la poésie traditionnelle: la rime (« enrime »), le rythme (« enrythme »), la lyre = symbole de la poésie (« enlyre »), les vers (« enverse »), la prose (« enprose »). Là il adapte même l’orthographe à sa sauce, puisqu’il aurait fallu écrire « emprose » (idem pour « empégase »). Comme on peut le constater, la création de mots participe à tout ce processus. C’est un outil efficace, utilisé par l’auteur pour bousculer la poésie et ses conventions.
Revenons plus particulièrement au terme « enpégase » (contraction insolente composée avec le nom de « Pégase », le célèbre cheval ailé). Tout d’abord, Pégase trouve sa place dans l’énumération de Queneau, car il est un symbole mythologique de l’inspiration du poète. Mais là ne tient pas l’unique raison de sa présence dans le poème. La mythologie grecque est un domaine de référence pour beaucoup de poètes classique. Or, à l’époque où internet n’existait pas encore, il fallait certainement posséder une excellente culture générale pour comprendre toutes les subtilités antiques… Ce genre poétique, parsemé de mystérieuses allusions, était donc adressé à une élite érudite. Ainsi, poésie et mythologie sont associées à une certaine redondance, que Queneau s’empresse de fustiger. Son travail à lui, s’adresse à tous !
Reste la chute du poème : « la vache il a foutu le camp. » Cocasse et surprenante avec son langage familier, elle nous ramène dans l’absurdité de l’univers de Queneau. Le point final, unique ponctuation du poème, accentue encore le caractère irréversible de la fuite et marque un côté tragique, absolument irrésistible dans ce poème humoristique…
Mon avis :
L’humour en poésie, j’adore ! Queneau ne se prend jamais au sérieux, tout en effectuant un sérieux travail de recherche linguistique. Dans ce poème empreint de liberté, il décortique les mots, invente des effets surprenants, nous amène dans des contrées inattendues et amusantes. Un magnifique exemple du style inimitable de Queneau, plein de surprises, d’inventivité, de fantaisie. Un régal.
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