[…]
- C’est un
beau jour de pluie, avait-il dit, appuyé contre la balustrade donnant sur le
parc.
Alors
qu’elle avait l’impression de se trouver soudain en prison derrière des
barreaux de pluie, obligée de subir des heures chargées d’ennui, il abordait la
journée avec un appétit égal à celui qu’il aurait éprouvé sous un ciel
resplendissant.
- C’est un
beau jour de pluie.
Elle lui
demanda en quoi un jour de pluie pouvait être beau : il lui énuméra les
nuances de couleurs que prendraient le ciel, les arbres et les toits lorsqu’ils
se promèneraient tantôt, de la puissance sauvage avec laquelle leur
apparaîtrait l’océan, du parapluie qui les rapprocherait pendant la marche, de
la joie qu’ils auraient à se réfugier ici pour un thé chaud, des vêtements qui
sécheraient auprès du feu, de la langueur qui en découlerait, de l’opportunité
qu’ils auraient de faire plusieurs fois l’amour, du temps qu’ils prendraient à
se raconter leur vie sous les draps du lit, enfants protégés par une tente de
la nature déchaînée…
Elle
l’écoutait. Ce bonheur qu’il éprouvait lui paraissait abstrait. Elle ne le
ressentait pas. Cependant une abstraction de bonheur vaut mieux que pas de
bonheur. Elle décida de le croire.
Ce jour-là,
elle tenta d’entrer dans la vision d’Antoine.
Lors de la
promenade au village, elle s’efforça de remarquer les mêmes détails que lui, le
vieux mur de pierres plutôt que la gouttière percée, le charme des pavés plutôt
que leur inconfort, l’aspect kitsch des vitrines plutôt que leur ridicule. Elle
avait certes du mal à s’extasier devant le travail d’un potier – tripoter de la
boue en plein XXI e siècle alors qu’on trouve partout des saladiers en
plastique – ou à s’esbaudir au tressage d’un panier d’osier – ça lui rappelait
ces épouvantables séances de travaux manuels au collège au cours desquelles on
la contraignait à fabriquer des cadeaux ringards que fêtes des pères et fêtes
des mères ne lui permettaient pas d’écouler. Surprise, elle constata que les
magasins d’antiquités ne filaient pas le cafard à Antoine ; il y
appréciait la valeur des objets tandis qu’elle y reniflait la mort.
En
cheminant sur la plage que le vent n’avait pas le temps de sécher entre deux
averses, parce qu’elle s’enfonçait dans un sable aussi lourd qu’un ciment en
train de prendre, elle ne put s’empêcher de pester :
- La mer un
jour de pluie, merci !
- Enfin,
qu’aimes-tu ? La mer ou le soleil ? L’eau est là, l’horizon est là,
l’immensité aussi !
Elle avoua
qu’auparavant elle n’avait guère regardé la mer ni la côte, qu’elle se
contentait de profiter du soleil.
- C’est
pauvre, ta perception : réduire les paysages au soleil.
Elle
concéda qu’il avait raison. Non sans dépit, elle se rendait compte, à son bras,
que le monde était beaucoup plus riche pour lui que pour elle car il y
cherchait des occasions d’étonnement et il les trouvait.
[…]
De retour à
Paris, ils annoncèrent leurs fiançailles et leur prochain mariage. Les proches
d’Hélène s’exclamaient avec admiration :
- Comme tu
as changé !
Au début,
Hélène ne répondait pas ; puis, afin de savoir jusqu’où ils pouvaient
aller, elle leur glissait pour les encourager :
- Ah
oui ? Tu trouves ? Vraiment ?
Ils
tombaient alors dans le piège et se mettaient à développer :
- Oui, on
n’aurait jamais cru qu’un homme te calmerait. Avant, personne ne trouvait grâce
à tes yeux, rien n’était assez bien pour toi. Même toi. Tu étais sans pitié. On
était persuadés que ni homme, ni femme, ni chien, ni chat, ni poisson rouge
n’arriveraient à t’intéresser plus de quelques minutes.
- Antoine y
est arrivé.
- Quel est
son secret ?
- Je ne le
dirai pas.
- C’est
peut-être ça, l’amour ! Comme quoi il ne faut pas désespérer.
Elle ne
démentait pas.
En réalité,
elle seule savait qu’elle n’avait pas changé. Elle se taisait, rien d’autre.
Dans sa conscience, la vie continuait à lui apparaître moche, idiote,
imparfaite, décevante, frustrante, insatisfaisante ; mais ses jugements ne
franchissaient plus la porte de sa bouche.
Que lui
avait apporté Antoine ? Une muselière. Elle montrait moins les dents, elle
retenait ses pensées.
Elle se
savait toujours incapable de perceptions positives, elle continuait à voir sur
un visage, sur une table, dans un appartement, dans un spectacle,
l’impardonnable faute qui l’empêchait d’apprécier. Son imagination continuait à
remodeler les faces, à rectifier les maquillages, à corriger la position des
nappes, des serviettes, des couverts, à descendre des cloisons et en remonter
d’autres, à balancer des meubles à la décharge, à arracher les rideaux, à
remplacer la jeune première sur scène, à couper le deuxième acte, à supprimer
le dénouement du film ; lorsqu’elle rencontrait de nouveaux individus,
elle détectait autant qu’avant leur sottise ou leurs faiblesses mais elle ne
formulait plus ces déceptions.
[…]
Hélène se
supportait si peu qu’elle avait décidé d’enfouir son jugement afin de ne
garder, en chaque circonstance, que le regard d’Antoine. Elle ne vivait qu’à sa
surface, retenant prisonnière à l’intérieur une femme qui continuait à
mépriser, critiquer, vitupérer, qui frappait à la porte de sa cellule et criait
en vain à travers le vasistas. Pour se garantir la comédie du bonheur, elle
s’était transformée en gardienne de prison.
Antoine la
contemplait toujours avec un amour débordant ; il murmurait « la femme
de ma vie » en lui flattant la croupe ou en lui déposant des baisers dans
le cou.
- La femme
de sa vie ? Au fond, ce n’est pas grand -chose, disait la prisonnière.
- C’est
déjà ça, répondait la gardienne.
Voilà. Ce
n’était pas le bonheur, c’en était l’apparence. Le bonheur par procuration, le
bonheur par influence.
- Une
illusion, disait la prisonnière.
- Ta
gueule, répondait la gardienne.
[…]
Extrait de la nouvelle : « C’est un
beau jour de pluie », d’Eric-Emmanuel Schmitt, dans « Odette Toutlemonde et autres histoires », éd.Le Livre de Poche.
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Eric-Emmanuel
Schmitt est né en 1960 en France. Il est agrégé de philosophie, discipline
qu’il a enseignée quelques années. En 1989, il se perd dans le désert du
Hoggar le temps d’une nuit. Cette expérience lui donne la confiance qui lui
manquait pour se lancer dans l’écriture. Il commence par le théâtre, puis le
roman. En 2006, il réalise le film « Odette Toutlemonde ». Il
profite des heures inoccupées pendant le tournage et le montage pour s’isoler
et écrire les nouvelles qu’il avait en tête depuis longtemps. Ensuite, il
adapte le scénario de son film en une nouvelle portant le même titre. Au
final, son recueil « Odette Toutlemonde » comporte huit nouvelles.
Ces
récits ont tous un point commun : ils racontent des destins de femmes.
Des histoires contrastées, très différentes les unes des autres, toujours
avec une fin inattendue et surprenante. La lecture est facile, fluide,
l’auteur distillant avec savoir-faire le suspense qui nous amène avec envie
jusqu’au terme du récit.
L’extrait
que j’ai choisi, fait partie de la nouvelle « C’est un beau jour de
pluie ». Hélène en est le personnage principal. Depuis l’enfance, elle
est perfectionniste à l’extrême, rien ne la satisfait jamais, et ce défaut
finit par lui gâcher l’existence. Elle devient « une trentenaire cynique et
désabusée ». En réalité, elle est consciente de passer à côté du
bonheur. À un moment de sa vie, la grâce croise son chemin en la personne
d’Antoine…l’archétype- même de l’optimiste candide. Hélène sait qu’elle ne
pourra pas l’aimer, mais « elle se demanda si le bonheur ne pouvait pas
être contagieux… » Je ne vous donnerai pas la réponse à cette
interrogation, mais vous invite à lire la nouvelle dans son
intégralité !
Lorsqu’on
y pense, vivre heureux ne tient souvent qu’à très peu de chose :
apprendre à apprécier la vie au-delà des apparences premières, en cultivant
une vision positive et colorée sur ce qui nous entoure. Ce n’est pas
forcément de l’angélisme ou de la naïveté, mais peut-être bien une question
de simple survie en société. Hélène l’a bien compris...Schmitt nous ouvre la
voie de la réflexion : est-il possible d’éduquer son regard sur le monde ?
Peut-on décider de changer, tout en restant soi-même ? Est-ce que le
regard des autres est un moteur suffisant pour y parvenir ? Les faux-semblants du début peuvent-ils
déboucher sur une forme de sincérité ?
Au cours d’une interview, Eric-Emmanuel
Schmitt a dit : « Etre optimiste est un combat […] Je vois dans
l’optimisme la volonté de ne pas se résoudre à la laideur du monde, de ne pas
vouloir être désenchanté. Il faut fuir l’indifférence et la lassitude.
L’optimisme fait travailler son imagination puisqu’il sollicite le réel
beaucoup plus que le pessimisme. Mon optimisme, fait partie de mon
humanisme. »
J’ai été
touchée cette nouvelle, troublante et pleine d’espoir. Un agréable moment de
lecture…
___________________
En complément, voici
un article paru dans le journal helvétique « Le matin Dimanche » du 6
mai 2012 :
Eric – Emmanuel Schmitt s’ouvre sur ses drames
intimes : « Mon optimisme est le jus de mes malheurs »
Comme tous les
écrivains à succès, Eric-Emmanuel Schmitt a ses détracteurs. Ce qu’on lui
reproche, à lui, particulièrement ? Son optimisme forcené. Ses
« livres pansements ». Sa sagesse empreinte de philosophie et de foi
dont il parsème chacun de ses écrits. Ses phrases qui semblent toujours faites
sur notre propre pouvoir dans nos vies. Serait-il niais au point de ne pas se
rendre compte de l’horreur du monde ?
Il y a quinze jours
encore, les chroniqueuses de l’émission « On n’est pas couché »,
Audrey Pulvar et Natacha Polony, l’accusaient de « faire l’économie de la
douleur », de ne pas se confronter aux drames du réel, ou du moins de
« juste glisser dessus comme l’eau sur les plumes d’un canard ». Plus
simplement, beaucoup lui en veulent de vouloir faire croire que l’on peut
survivre à tout. De quel droit affirme-t-il cela, de livre en livre,
d’interview en interview ?
Eric-Emmanuel Schmitt
n’est pas né optimiste. Il en a fait le choix. « L’optimisme et le
pessimisme partent du même constat : de la douleur, du scandale, du mal,
de la brièveté de la vie, explique-t-il. Le pessimisme n’est pas une voyance
supérieure et l’optimisme n’est pas un aveuglement. Mais ce dernier refuse la
contagion du mal. Il refuse que la douleur soit l’unique rapport au monde ou à
certains événements de nos vies ».
L’homme n’a que 30 ans
lorsqu’il perd sa compagne, « la femme que j’ai aimée entre mes 20 et 30
ans », des suites d’une longue maladie. « À partir de là, je me suis
ôté le droit à la plainte. Pas le droit à la douleur – cela me regarde -, mais
le droit à la plainte et au gémissement. »
C’est alors
qu’Eric-Emmanuel change totalement d’attitude face à la vie. « Avant,
j’étais insouciant et angoissé. J’étais insouciant parce que la plupart du
temps je pratiquais l’amnésie, j’arrivais à me tenir à distance des dimensions
tragiques de l’existence : ce n’était pas pour moi, je me croyais
immortel, je croyais que l’avenir était riant et rose…Et, par ailleurs, j’étais
extrêmement angoissé dès que je percevais la consistance des choses, la
fragilité de la vie. Je passais sans cesse de l’un à l’autre, comme la plupart
de nos contemporains, à mon avis… » Aujourd’hui, l’écrivain se dit
« attentif et confiant ». « Après ce drame, chaque jour en plus
m’est apparu comme un don. Elle n’avait plus d’avenir, elle n’irait pas au bout
de ses projets, de son talent. C’est quelqu’un qui écrivait merveilleusement,
pour moi, elle aurait été un grand écrivain, c’est sûr. Alors puisqu’elle
n’avait pas « ça », cette vie devant, ceux qui l’avaient devaient
s’en réjouir. »
Eric-Emmanuel
connaîtra pendant ces mêmes années la mort de plusieurs amis fauchés par la
maladie : « C’était les débuts de l’épidémie du sida et il n’y avait
aucun traitement. J’ai donc perdu amour et amis. Mon optimisme est le jus de
ces malheurs. »
Destinée banale et
pourtant destinée étrange pour celui qui avait tant peur de la mort et du
mystère qui l’entoure. « J’ai connu une grande inquiétude
métaphysique dès l’enfance », raconte-t-il. Une angoisse encore accentuée
par la perte de son grand-père alors qu’il n’a que 10 ans : « À sa
mort, je suis définitivement devenu insomniaque. Finalement, c’est à lui que je
dois toute ma culture, vu que je me suis mis à ce moment-là à lire toute la
nuit. » Près de quarante ans plus tard, une analyse lui donnera la clé de
son sommeil : « À la mort de mon grand-père, mes parents m’ont
expliqué qu’il « s’était endormi pour toujours ». Alors forcément, je
ne voulais plus m’endormir ! »
Enfant et adolescent
superémotif –« j’étais détruit régulièrement par les émotions que je
ressentais »- Eric-Emmanuel Schmitt s’engage dans des études de
philosophie. Ce sera sa « colonne vertébrale ». Puis interviendra la
foi chrétienne. La révélation en plein désert, alors qu’il s’est perdu lors
d’une expédition et passe la nuit seul, dans le froid et le vent glacial. Au
petit matin, l’homme était devenu croyant. « Alors que j’avais toujours
habité le mystère avec angoisse, je me suis mis à l’habiter avec confiance. En
faisant crédit au monde et à l’existence. Ce que font naturellement les
enfants. Ils ne comprennent pas tout, mais continuent de croire qu’il y a du
sens à tout cela. »
C’est alors que des
phrases aussi sentencieuses que « quand on ne peut pas changer le monde,
il faut changer sa pensée du monde » se révèlent porteuses d’une
signification bien plus profonde qu’il n’y paraît. Et l’auteur de livrer
encore : « Cet optimisme est finalement la seule chose qui
m’aide à penser le malheur. »
Article d’Anne
– Sylvie Sprenger, « Le matin Dimanche », le 6 mai 2012
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