[…] Elia, dès qu’il le pouvait, allait rejoindre Domenico sur ses terres. L’aîné des Scorta vieillissait doucement, au fil des étés. L’homme dur et renfermé s’était transformé en un être doux au regard bleu, qui n’était pas dénué d’une noble beauté. Il s’était pris de passion pour les oliviers et avait réussi à réaliser son rêve : devenir propriétaire de plusieurs hectares. Il aimait plus que tout contempler ces arbres centenaires, lorsque la chaleur tombait et que le vent de la mer faisait frémir les feuilles. Il ne s’occupait plus que de ses oliviers. Il disait toujours que l’huile d’olive était le salut du Sud. Il regardait le liquide couler lentement des bouteilles et ne pouvait réprimer un sourire d’aise.
Lorsque Elia lui rendait visite, il l’invitait
toujours à s’asseoir sur la grande terrasse. Il faisait apporter quelques
tranches de pain blanc et un flacon d’huile de sa production et ils dégustaient
ce nectar avec recueillement :
« C’est de l’or, disait l’oncle. Ceux qui
disent que nous sommes pauvres n’ont jamais mangé un bout de pain baigné de
l’huile de chez nous. C’est comme de croquer dans les collines d’ici. Ça sent
la pierre et le soleil. Elle scintille. Elle est belle, épaisse, onctueuse.
L’huile d’olive, c’est le sang de notre terre. Et ceux qui nous traitent de
culs-terreux n’ont qu’à regarder le sang qui coule en nous. Il est doux et
généreux. Parce que c’est ce que nous sommes : des culs-terreux au sang
pur. De pauvres bougres à la face ravinée par le soleil, aux mains calleuses,
mais au regard droit. Regarde la sécheresse de cette terre tout autour de nous,
et savoure la richesse de cette huile. Entre les deux, il y a le travail des
hommes. Et elle sent cela aussi, notre huile. La sueur de notre peuple. Les
mains calleuses de nos femmes qui ont fait la cueillette. Oui. Et c’est noble.
C’est pour cela qu’elle est bonne. Nous sommes peut-être des miséreux et des
ignares, mais pour avoir fait de l’huile avec des caillasses, pour avoir fait
tant avec si peu, nous serons sauvés. Dieu sait reconnaître l’effort. Et notre
huile d’olive plaidera pour nous. »
Elia ne répondit rien. Mais cette terrasse qui
dominait les collines, cette terrasse où aimait s’asseoir son oncle était le
seul endroit où il se sentait vivre. Ici, il respirait.
Domenico allait de moins en moins au village.
Il préférait s’asseoir sur une chaise au milieu de ses arbres et rester ainsi,
à l’ombre d’un olivier, à regarder le ciel changer de couleur. Mais il y avait
un rendez-vous qu’il ne manquait pour rien au monde. Les soirs d’été, tous les
jours, à sept heures, il se retrouvait avec ses deux frères, Raffaele et
Giuseppe, sur le corso. Ils s’asseyaient à la terrasse d’un café, toujours le
même, Da Pizzone, où leur table les
attendait. Peppino, le propriétaire du café, venait les rejoindre et ils
jouaient aux cartes. De sept heures à neuf heures. Ces parties-là étaient leur
rendez-vous sacré. Ils dégustaient un San Bitter ou un alcool d’artichaut et
abattaient leurs cartes en tapant sur le bois de la table, dans les rires et
les cris. Ils hurlaient. Se traitaient de tous les noms. Maudissaient le ciel à
chaque partie perdue ou bénissaient Sant’Elia et la Madone quand ils étaient en
veine. Ils se provoquaient gentiment, charriaient le malchanceux, se donnaient
des tapes dans le dos. Ils étaient tout à leur bonheur. Oui. Dans ces
instants-là, rien ne leur manquait. Peppino rapportait des boissons lorsque les
verres étaient vides. Donnait quelques nouvelles du village. Giuseppe hélait
les gamins du quartier qui l’appelaient tous « zio » parce qu’il leur
donnait toujours une pièce pour qu’ils aillent s’acheter des amandes grillées.
Ils jouaient aux cartes et le temps n’existait plus. Ils étaient là, sur cette
terrasse, dans la douceur merveilleuse des fins d’après-midi d’été, chez eux.
Et le reste ne comptait pas.
Un jour de juin, Domenico ne se présenta pas au Da pizzone à sept heures. On attendit
un peu. En vain. Raffaele et Giuseppe sentirent que quelque chose de grave
venait d’arriver. Ils se précipitèrent au tabac pour savoir si Elia avait vu
son oncle. Rien. Ils coururent alors à la propriété, avec la certitude, dans
les veines, qu’ils seraient bientôt face au pire. Ils trouvèrent leur frère
assis sur sa chaise, au milieu des oliviers, les bras ballants, la tête penchée
sur son torse, le chapeau à terre. Mort. Calmement. Une petite brise chaude lui
soulevait doucement les mèches de cheveux. Les oliviers, autour de lui, le
protégeaient du soleil et l’entouraient d’un doux bruit de feuilles. […]
Extrait du livre :
« Le soleil des Scorta » de Laurent Gaudé, éd.Babel.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire