samedi 14 avril 2012

Le soleil des Scorta - Laurent Gaudé

 


[…] Elia, dès qu’il le pouvait, allait rejoindre Domenico sur ses terres. L’aîné des Scorta vieillissait doucement, au fil des étés. L’homme dur et renfermé s’était transformé en un être doux au regard bleu, qui n’était pas dénué d’une noble beauté. Il s’était pris de passion pour les oliviers et avait réussi à réaliser son rêve : devenir propriétaire de plusieurs hectares. Il aimait plus que tout contempler ces arbres centenaires, lorsque la chaleur tombait et que le vent de la mer faisait frémir les feuilles. Il ne s’occupait plus que de ses oliviers. Il disait toujours que l’huile d’olive était le salut du Sud. Il regardait le liquide couler lentement des bouteilles et ne pouvait réprimer un sourire d’aise.

Lorsque Elia lui rendait visite, il l’invitait toujours à s’asseoir sur la grande terrasse. Il faisait apporter quelques tranches de pain blanc et un flacon d’huile de sa production et ils dégustaient ce nectar avec recueillement :

« C’est de l’or, disait l’oncle. Ceux qui disent que nous sommes pauvres n’ont jamais mangé un bout de pain baigné de l’huile de chez nous. C’est comme de croquer dans les collines d’ici. Ça sent la pierre et le soleil. Elle scintille. Elle est belle, épaisse, onctueuse. L’huile d’olive, c’est le sang de notre terre. Et ceux qui nous traitent de culs-terreux n’ont qu’à regarder le sang qui coule en nous. Il est doux et généreux. Parce que c’est ce que nous sommes : des culs-terreux au sang pur. De pauvres bougres à la face ravinée par le soleil, aux mains calleuses, mais au regard droit. Regarde la sécheresse de cette terre tout autour de nous, et savoure la richesse de cette huile. Entre les deux, il y a le travail des hommes. Et elle sent cela aussi, notre huile. La sueur de notre peuple. Les mains calleuses de nos femmes qui ont fait la cueillette. Oui. Et c’est noble. C’est pour cela qu’elle est bonne. Nous sommes peut-être des miséreux et des ignares, mais pour avoir fait de l’huile avec des caillasses, pour avoir fait tant avec si peu, nous serons sauvés. Dieu sait reconnaître l’effort. Et notre huile d’olive plaidera pour nous. »

Elia ne répondit rien. Mais cette terrasse qui dominait les collines, cette terrasse où aimait s’asseoir son oncle était le seul endroit où il se sentait vivre. Ici, il respirait.

Domenico allait de moins en moins au village. Il préférait s’asseoir sur une chaise au milieu de ses arbres et rester ainsi, à l’ombre d’un olivier, à regarder le ciel changer de couleur. Mais il y avait un rendez-vous qu’il ne manquait pour rien au monde. Les soirs d’été, tous les jours, à sept heures, il se retrouvait avec ses deux frères, Raffaele et Giuseppe, sur le corso. Ils s’asseyaient à la terrasse d’un café, toujours le même, Da Pizzone, où leur table les attendait. Peppino, le propriétaire du café, venait les rejoindre et ils jouaient aux cartes. De sept heures à neuf heures. Ces parties-là étaient leur rendez-vous sacré. Ils dégustaient un San Bitter ou un alcool d’artichaut et abattaient leurs cartes en tapant sur le bois de la table, dans les rires et les cris. Ils hurlaient. Se traitaient de tous les noms. Maudissaient le ciel à chaque partie perdue ou bénissaient Sant’Elia et la Madone quand ils étaient en veine. Ils se provoquaient gentiment, charriaient le malchanceux, se donnaient des tapes dans le dos. Ils étaient tout à leur bonheur. Oui. Dans ces instants-là, rien ne leur manquait. Peppino rapportait des boissons lorsque les verres étaient vides. Donnait quelques nouvelles du village. Giuseppe hélait les gamins du quartier qui l’appelaient tous « zio » parce qu’il leur donnait toujours une pièce pour qu’ils aillent s’acheter des amandes grillées. Ils jouaient aux cartes et le temps n’existait plus. Ils étaient là, sur cette terrasse, dans la douceur merveilleuse des fins d’après-midi d’été, chez eux. Et le reste ne comptait pas.

Un jour de juin, Domenico ne se présenta pas au Da pizzone à sept heures. On attendit un peu. En vain. Raffaele et Giuseppe sentirent que quelque chose de grave venait d’arriver. Ils se précipitèrent au tabac pour savoir si Elia avait vu son oncle. Rien. Ils coururent alors à la propriété, avec la certitude, dans les veines, qu’ils seraient bientôt face au pire. Ils trouvèrent leur frère assis sur sa chaise, au milieu des oliviers, les bras ballants, la tête penchée sur son torse, le chapeau à terre. Mort. Calmement. Une petite brise chaude lui soulevait doucement les mèches de cheveux. Les oliviers, autour de lui, le protégeaient du soleil et l’entouraient d’un doux bruit de feuilles. […]


                     Extrait du livre : « Le soleil des Scorta » de Laurent Gaudé, éd.Babel.



Laurent Gaudé
Laurent Gaudé est né en 1972 à Paris, ville où il vit et travaille encore. Ses parents lui ont transmis leur amour de l’Italie, mais également son épouse Alexandra, italienne d’origine. Il réside d’ailleurs une partie de l’année à Peschici, dans les Pouilles, et ces séjours ont inspiré son écriture. Il publie en 2004 « Le soleil des Scorta », roman qui sera immédiatement salué par le grand public, avant même qu’il ne soit couronné par le prestigieux prix Goncourt (2004), le prix Jean Giono (2004), et le prix du roman populiste (2004).

Le récit débute en 1875, au cœur du massif du Gargano, dans les Pouilles du sud de l’Italie, plus précisément à Montepuccio, petit village miteux du bord de mer. Une région brûlée de soleil, oppressée de chaleur, austère et pauvre, à l’image de ses habitants. L’auteur nous dévoile les secrets et le quotidien d’une famille sur plusieurs générations, celle des Scorta. Une saga où chacun doit lutter farouchement pour écrire son destin : « rien ne rassasie les Scorta ». Une vie de sueur, de tentatives pour briser la malédiction qui les cloue tous dans ce village et qu’ils ne peuvent se résoudre à quitter. Parce qu’ils ont le soleil qui coule dans leurs veines… En toile de fond, et en opposition à la rudesse de l’existence en ces lieux, il y a la solidarité familiale, l’amour de la terre, l’importance de la transmission à la génération suivante, la valeur des traditions qui fédèrent un village. Jusqu’à ce que les Scorta goûtent enfin à la paix du cœur, réconciliés avec leur nom et leur lignée. Un roman d’espoir et de croyance en la meilleure part de l’homme…

Le style est simple, sobre, avec des phrases courtes et imagées, ainsi qu’un vocabulaire accessible. Le livre se lit facilement et sans ennui. D’aucuns reprocheront à l’auteur des incohérences entre le quasi illettrisme des personnages et leur phrasé poétique. D’autres, le survol trop rapide des différentes figures du récit.

En ce qui me concerne, tout cela ne m’a pas gênée…puisque ce livre compte parmi mes œuvres préférées. Je l’ai lu et relu, et à chaque fois je l’ai adoré. J’ai plongé la tête la première et les deux mains jointes au cœur d’un océan de tournures gracieusement simples, d’images fortes, de scènes mémorables, entraînée dans le sillage des Scorta. J’en suis ressortie 285 pages plus tard, dans l’éblouissement du soleil des Pouilles. Durablement impressionnée. À tel point que lorsqu’il m’a fallu choisir un extrait pour vous présenter cette œuvre, j’ai été longtemps très empruntée…Trop de belles choses.

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