Jadis, vivait dans la ville japonaise d’Edo un juge nommé
Ooka. C’était une dure époque où sévissaient les guerres et les persécutions et
les pauvres gens étaient abreuvés d’injustices. Les jugements rendus dépendaient
de la richesse des parties en présence : l’argent primait sur le droit. Il
arrivait souvent que l’innocent se retrouvât en prison tandis que le riche,
même si c’était le plus infâme des coquins, s’en allait libre comme l’air !
Les shoguns, chefs militaires qui dominaient le pays,
étaient des gens implacables qui se souciaient peu de la justice. Les juges ne
s’intéressaient qu’au poids de l’or que les plaignants déposaient dans le
plateau de la balance judiciaire : celui qui en déposait le moins était
conduit à la prison et peut-être même au gibet. Mais celui qui pouvait disposer
d’une forte somme se retrouvait blanc comme neige. Les juges s’enrichissaient.
Pour le reste, ils consultaient une montagne de vieux traités jusqu’à ce qu’ils
trouvassent un cas semblable à celui dont ils avaient à débattre.
Mais le juge Ooka, et seulement lui, n’agissait pas
ainsi ! Lui aussi, consultait les vieux livres, mais il ne s’en contentait
pas. Il allait par les rues et les marchés, écoutant ce que disait le petit
peuple et, dans la salle du tribunal, s’efforçait de rendre la justice selon sa
conscience. Il n’acceptait aucune gratification et sa fonction ne
l’enrichissait pas. Son comportement suscitait l’étonnement et même, parfois,
lui attirait des moqueries. Les shoguns et ses collègues juges le tenaient pour
un pauvre sot, un original, pour un homme ignare et dénué de raison ; mais
les gens simples l’aimaient et chantaient ses louanges partout, très loin
d’Edo. Tous parlaient de lui : les pêcheurs et les bergers, ceux qui
cueillaient la feuille de mûrier et ceux qui ramassaient des coquillages, les
jardiniers et les bûcherons.
Le jour où Ooka était arrivé à Edo pour prendre ses
fonctions, il avait, selon l’usage, donné un grand festin. Il y avait invité
tous les notables, les fonctionnaires et les juges ; en tout, trois cents
personnes. Le repas terminé, ils s’attardèrent devant leurs coupes d’alcool de
riz à bavarder et à raconter des histoires. On en vit à parler de l’exercice de
la justice et les juges déclarèrent que la meilleure façon de connaître la
vérité était d’avoir recours à la question. Ils assurèrent tous que le menteur
le plus endurci ou le plus fieffé coquin se mettait alors à parler.
Ooka les écoutait sans mot dire, et la mine plutôt chagrine.
Quand ils eurent vidé leur dernière coupe, il se leva et dit :
« Tout bon repas doit se terminer par des fruits ;
c’est la saison des mandarines : elles sont mûres à point et douces comme
miel ! Je suis vraiment fâché de n’y avoir point pensé ! Excusez-moi,
je vais immédiatement réparer cet oubli ! »
Il appela son fidèle serviteur, Naosuka, et lui ordonna
d’aller chercher des mandarines. Celui-ci revint bien vite, chargé d’un plein
sac de fruits. Ooka le remercia, réfléchit un court instant, puis demanda à
Naosuka de compter les mandarines.
Naosuka s’exécuta, puis dit :
« Seigneur, il s’en faut d’une qu’il y en ait trois
cents. »
« Je t’avais pourtant commandé d’en rapporter juste
trois cents ! Un de nos hôtes en sera privé ! »
Le serviteur, très ennuyé, contemplait le tas de
fruits :
« Seigneur, dit-il, consterné, il y en avait trois
cents, je vous assure. Je les ai moi-même comptées en les mettant dans le
sac ! »
Ooka prit un air sévère :
« Donc, tu en as mangé une en route !
Avoue ! »
Le serviteur blêmit :
« Non, Seigneur, je n’en ai pas mangé ! Jamais je
ne ferais une chose pareille ! »
« Tu veux sans doute me faire croire que les mandarines
ont des ailes comme les petits oiseaux et que l’une d’elles s’est
envolée ? Ou bien qu’elles ont des pattes et l’une d’elles s’est
enfuie ? »
« Je n’oserais pas dire cela, Seigneur ! J’affirme
seulement que je n’y ai pas touché ! »
« Nous allons savoir la vérité, répondit Ooka dont le
front se couvrait de nuages. Je serais un bien mauvais juge si je ne parvenais
pas, dans ma propre maison, à découvrir le fin mot de cette
affaire ! »
Il se tourna vers un des aides de justice et lui dit
d’apporter le fourneau allumé, de l’eau bouillante et tous les instruments de
la torture judiciaire.
L’aide de justice fut bientôt de retour, il déposa
soigneusement par terre une grande marmite d’eau bouillante et, sur le banc, le
réchaud allumé, les pinces et les aiguilles.
« Et maintenant, lui dit Ooka, montre tes instruments à
ce mauvais serviteur et explique-lui par où il devra passer s’il s’obstine
à celer la vérité ! »
L’aide de justice exposa dans les détails au malheureux ce
qui l’attendait ! Le serviteur pâlissait de plus en plus et, finalement,
il se jeta aux pieds de son maître :
« Pitié, maître ! criait-il d’une voix lamentable.
J’avoue ! »
« Bien, répondit froidement Ooka. Raconte-nous
exactement ce que tu as fait, ne néglige aucun détail et explique ce qui t’a
poussé à voler ! »
« Je n’avais pas l’intention de toucher à ces
mandarines, répondit le serviteur. Mais elles étaient si belles, si dorées, si
appétissantes et sentaient si bon que je n’ai pu y résister. En chemin, j’en ai
pris une dans le sac et je l’ai mangée. Elle était si délicieuse que j’en ai
encore le goût sur le palais ! »
Tous admirèrent comment la vérité s’était fait rapidement
jour. Certains félicitèrent le juge de sa rigueur et de son sens de la
justice ; d’autres rirent de le voir être volé par son propre serviteur.
Ooka les écouta en silence puis, s’adressant à Naosuka, il dit :
« Tu maintiens devant tous ces témoins que tu as volé
une mandarine ? »
« J’avoue ! répondit le serviteur en pleurant. Je
suis un voleur et je mérite un châtiment ! Je vous supplie seulement
d’être indulgent car c’est la première fois de ma vie que je vole ! »
Ooka regarda tristement ses hôtes puis, s’approchant de son
serviteur, il s’inclina profondément devant lui, l’embrassa en disant :
« Pardonne-moi de t’avoir soumis à cette pénible
épreuve. Je m’en excuse devant tous et je promets de te faire oublier ce
malheureux épisode par un redoublement d’amitié ! »
Puis il sortit de sa large manche la mandarine qui manquait,
la lança au loin et s’écria :
« C’est moi qui ai pris cette mandarine. Mon serviteur
est innocent ! Seule la peur de la torture lui a fait avouer un crime
qu’il n’avait pas commis. Essayez d’imaginer combien d’innocents croupissent
dans vos prisons parce qu’ils se sont accusés d’actions qu’ils n’avaient pas
commises. Je vous en prie, n’oubliez jamais cette mandarine. Pensez-y toujours
quand vous serez tentés d’employer la force pour découvrir la vérité. »
Ce conte est extrait d’un recueil intitulé :
« Contes des fous sages », de Vaclav Cibula, éd. Gründ.
J’ai beaucoup aimé ce récit pragmatique et plein de bon
sens. Certains régimes politiques à travers le monde gagneraient à y trouver
une source d’inspiration…
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