Après une longue errance à travers les Etats-Unis, de petit boulot en petit boulot, Dan Torrance arrive à Frazier. Alcoolique et mal en point, il décide de s’établir en ce lieu pour se reconstruire.
[…]
Une heure plus tard, le bus dépassait le panneau BIENVENUE À FRAZIER OÙ CHAQUE SAISON A SA RAISON ! Et au-dessous, BERCEAU DE TEENYTOWN !
Le bus s’arrêta devant le Centre communautaire de Frazier où des passagers montèrent et, du siège vide à côté de Dan, que la bouteille avait occupé durant la première partie du voyage, Tony parla. Tony ne s’était pas exprimé aussi clairement depuis des années mais Dan aurait reconnu sa voix entre toutes.
(C’est là c’est le bon endroit)
Aussi bon qu’un autre, pensa Dan.
Il attrapa son sac dans le porte-bagages et descendit. Debout sur le trottoir, il regarda le bus s’éloigner. À l’ouest, les montagnes Blanches cisaillaient l’horizon. Au cours de ses pérégrinations, il avait toujours évité les montagnes, surtout les monstres en dents de scie qui partageaient en deux ce pays. Il pensa : J’ai fini par revenir vers les hauteurs, en fin de compte. J’imagine que j’ai toujours su que je le ferais. Mais ces montagnes-là étaient d’un relief plus doux que celles qui hantaient encore parfois ses rêves et il songea qu’il pourrait s’en accommoder, du moins pour un petit bout de temps. À condition qu’il arrive à ne plus penser au gamin en T-shirt des Braves. À condition qu’il arrive à laisser tomber l’alcool. Un jour, tu finis par t’aviser que rien ne sert de cavaler. Où que tu ailles, tu t’emmènes toujours avec toi.
Un tourbillon de neige, plus léger qu’un voile de mariée, traversa l’air en dansant. Dan constata que les commerces bordant la large rue principale étaient principalement destinés aux skieurs qui arriveraient en décembre et aux estivants qui les remplaceraient en juin. Avec certainement, en septembre et octobre, un arrivage d’amoureux des couleurs de l’automne. Mais maintenant, c’était ce qui dans le nord de la Nouvelle-Angleterre tient lieu de printemps : deux mois âpres chromés de froid et d’humidité. De toute évidence, Frazier n’avait pas encore trouvé de raison pour cette saison, car la rue principale – Cranmore Avenue – était pour ainsi dire déserte.
Dan balança son sac sur son épaule et partit d’un pas lent en direction du nord. Il s’arrêta devant une grille en fer forgé pour observer une grande maison victorienne biscornue flanquée d’ailes en brique de construction plus récente communiquant avec la maison mère par des passages couverts. Une tourelle, surplombant le côté gauche de la demeure, dominait le tout, mais elle était sans équivalent sur la droite, ce qui donnait à la bâtisse une allure bizarrement bancale qui lui plut assez. C’était comme si la grosse vieille bicoque disait : Ouais, une partie de moi s’est écroulée. Ben quoi ? Ça vous arrivera aussi un jour. Dan esquissa un sourire. Mais le sourire mourut sur ses lèvres.
Posté à la fenêtre de la tourelle, Tony le regardait. Voyant Dan lever les yeux vers lui, il lui fit signe de la main. Ce même geste solennel dont Dan se souvenait depuis l’enfance, lorsque Tony venait souvent. Dan ferma les yeux, puis les rouvrit. Tony n’y était plus. Il n’y avait jamais été d’ailleurs. Comment aurait-il pu y être ? La fenêtre était barricadée par des planches.