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Le jour du miracle, Isabel, agenouillée au bord de la falaise, arrangeait la petite croix de bois flotté que son mari venait de fabriquer. Un gros nuage solitaire traînaillait dans le ciel de cette fin d'avril, qui s'étendait au-dessus de l'île en miroir de l'océan. Elle arrosa encore un peu puis tassa la terre au pied du buisson de romarin qu'elle avait planté récemment.
"...et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal...", murmura-t-elle.
L'espace d'un instant son esprit lui joua des tours, elle eut l'impression d'entendre des pleurs de bébé. Elle repoussa cette illusion, et dirigea plutôt son regard vers un groupe de baleines qui remontaient la côte pour mettre bas dans les eaux plus chaudes; elles refaisaient surface de temps à autre à la faveur de grands coups de queue telle une aiguille ondulant dans une tapisserie. Elle entendit à nouveau les pleurs, mais, cette fois-ci, ils étaient plus forts dans la brume de l'aube. Non, ça ne pouvait pas être ça.
Depuis ce côté de l'île, s'étendait l'immensité, jusqu'en Afrique. Ici, l'océan Indien plongeait dans le Grand Océan austral qui formait alors comme un tapis sans limites au pied des falaises. Par des journées comme celle-ci, l'eau lui paraissait si solide qu'elle avait la sensation qu'elle aurait pu marcher jusqu'à Madagascar sur cet azur. L'autre côté de l'île, tourmenté, donnait vers le continent australien, distant d'environ cent cinquante kilomètres; elle n'appartenait pas vraiment à cette terre, sans toutefois en être tout à fait émancipée; elle était la plus haute d'une chaîne de montagnes sous-marines qui s'étaient élevées du fond de l'océan comme des dents sur une mâchoire déchiquetée, prêtes à dévorer tout navire égaré en quête de refuge.
Comme pour se faire pardonner, l'île - Janus Rock - avait un phare, dont le faisceau lumineux offrait une zone de sécurité sur cinquante kilomètres à la ronde. Chaque soir, l'air résonnait du bourdonnement régulier de la lanterne, qui tournait, tournait, tournait sans fin; avec constance, sans jamais blâmer les rochers, sans craindre les vagues: présente pour sauver des vies au besoin.
Les pleurs persistaient. La porte du phare claqua au loin et la haute silhouette de Tom apparut sur la galerie, il sortait pour observer l'île avec ses jumelles.
"Izzy! Un canot! hurla-t-il en lui montrant la crique. Sur la plage! Un canot!"
Il disparut pour réémerger quelques instants plus tard en bas.
"On dirait qu'il y a quelqu'un dedans !" cria-t-il.
Isabel courut le plus vite possible à sa rencontre, et il lui tint le bras pour négocier la descente de l'étroit chemin pentu et accidenté qui menait à la petite plage.
"Il y a bien un bateau, déclara Tom. Et ... oh! Sapristi ! Il y a un type dedans, mais..."
La silhouette était immobile, effondrée en travers du banc, et pourtant les pleurs perduraient. Tom se précipita sur le dinghy et tenta de réveiller l'homme, avant de fouiller l'espace du côté de la proue, d'où venaient les cris. Il en sortit un paquet enveloppé de laine: un doux cardigan de femme couleur lavande emmitouflait un bébé hurlant.
"Bon Dieu ! s'exclama-t-il. Bon Dieu, Izzy. C'est...
-Un bébé ! Oh Dieu du ciel ! Tom! Tom! Là ... donne-le-moi!"
Il lui tendit le petit paquet et tenta une fois encore de ranimer l'inconnu; mais aucun pouls. Il regarda Isabel, qui auscultait la minuscule créature.
"Il est mort, Izz. Et le bébé?
-Il va bien, apparemment. Ni blessures ni contusions. Mais il est si petit! dit-elle tout en se tournant vers le nouveau-né qu'elle berçait dans ses bras. Là, là... Tu es en sécurité, maintenant, mon tout petit. Tu es sauvé, mon beau bébé !"
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Extrait du livre "Une vie entre deux océans" de M.L. Stedman, éd."Le livre de poche", p. 11 à 13.
L'histoire:
Nous sommes dans les années vingt.Tom et sa femme Isabel sont les gardiens du phare de Janus Rock, un petit îlot désolé et balayé par les vents d'Australie. Le jeune couple a tout pour être heureux, sauf qu'ils ne parviennent pas à devenir parents. Les fausses-couches s'enchaînent, les peines aussi. Et puis voilà qu'un canot s'échoue au pied du phare. Un bébé en pleine santé se trouve miraculeusement à l'intérieur. Un signe de la Providence? Toujours est-il, qu'en pleine détresse et psychologiquement fragile, Isabel l'adopte immédiatement. Tom cède, il voudrait tellement la rendre pleinement heureuse... Mais le destin est imprévisible et il leur réserve encore une terrible épreuve. Leur couple résistera-t-il au réveil des consciences?
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M.L. Stedman |
Le roman:
"Une vie entre deux océans" (titre original en anglais: "The light between oceans") est le premier roman de l' australienne M.L. Stedman, publié en 2012.
Il a inspiré au réalisateur Derek Cianfrance une adaptation cinématographique en 2016, qui s'intitule: "Une vie entre deux océans". A voir, donc...
Quelques citations:
-"Tout comme le mercure qui contribuait à la rotation de la lumière, Isabel était... un mystère. Capable de soigner comme d'empoisonner; capable de porter tout le poids de la lumière mais aussi de la diffracter en un millier de particules impossibles à attraper, s'égaillant dans toutes les directions." p.128
- "Lorsqu'il s'éveille parfois de rêves sombres emplis de berceaux brisés, de boussoles sans aiguille, il chasse le malaise et laisse la lumière du jour les effacer et, solitaire, se rendort avec la musique du mensonge." p.242
-"Le vent ne s'arrête jamais. Il lui arrive de disparaître, mais uniquement pour reprendre des forces ailleurs, et il revient se jeter contre l'île, comme pour signifier quelque chose que Tom ne comprend pas." p.250
-"Il chercha sur le visage d'Isabel des traces de l'amour qu'elle lui avait juré tant de fois, mais elle n'était plus que furie déchaînée, comme l'océan autour d'eux." p. 325
-"Il lutte pour trouver du sens à tout ça - tout cet amour, tellement déformé, réfracté, comme la lumière à travers la lentille." p.343
-"Il suffit de pardonner une fois. Tandis que la rancune, il faut l'entretenir à longueur de journée, et recommencer tous les jours." p.491
-"Il regarde l'océan se rendre à la nuit, il sait que le rayon de lumière va revenir." p.521
Mon avis:
Voilà un livre captivant, à l'histoire prenante, qui se lit d'un trait ou presque (il fait tout de même plus de 500 pages...). J'ai aimé cette histoire familiale, ponctuée par le ressac et le bruit du vent, qui se déroule à la clarté familière du phare de Janus Rock. On entend les mouettes et on sent le sable qui pique le visage. Et la solitude. Les personnages sont attachants et l'auteure dresse leur portrait psychologique de manière subtile, en le distillant peu à peu au fil du récit. Il y a un début et il y a une vraie fin: j'adore. Une lecture sans prise de tête, que je vous conseille si vous êtes un tant soit peu sentimental. Dans le cas contraire, fuyez très vite!