dimanche 24 novembre 2013

Le sapin - Hans Christian Andersen


Dans la forêt, il y avait un joli sapin. Il était bien placé : du soleil, il pouvait en avoir, de l’air, il y en avait suffisamment et tout autour poussaient beaucoup de camarades plus grands, sapins et pins à la fois. Mais le petit sapin était très impatient de grandir. Il ne pensait pas au chaud soleil et à l’air frais, il n’avait cure des enfants de paysans qui passaient, bavardant quand ils allaient cueillir des fraises ou des framboises. Souvent, ils en avaient un pot tout plein, ou des fraises embrochées sur une paille, puis ils s’asseyaient près de l’arbrisseau en disant : « Oh ! comme il est mignon, ce petit-là ! » Cela, l’arbre ne voulait absolument pas l’entendre.

L’année suivante, il s’était allongé d’un nœud et l’année d’après, d’un encore plus long. Car on peut toujours voir, dans un sapin, le nombre de ses années d’après le nombre de ses nœuds.

-Oh ! si j’étais un grand arbre comme les autres, soupirait l’arbrisseau, je pourrais étendre mes branches loin à la ronde et, de ma cime, contempler le vaste monde ! Les oiseaux feraient leurs nids parmi mes branches et quand le vent soufflerait, je pourrais hocher la tête aussi dignement que les autres, là !

Il ne tirait aucun plaisir de l’éclat du soleil, des oiseaux ou des nuages rouges qui, matin et soir, voguaient au-dessus de lui.

Si c’était l’hiver et que la neige, alentour, fût d’un blanc étincelant, un lièvre s’en venait courant et sautait juste au-dessus du petit arbre – oh ! que c’était vexant ! Mais deux hivers passèrent, et, le troisième, l’arbre était si grand que le lièvre dut en faire le tour. « Oh ! grandir, grandir, devenir grand et vieux, c’étaient tout de même les seuls délices en ce monde », pensait l’arbre.

En automne, les bûcherons venaient toujours abattre quelques-uns des arbres les plus grands, cela se produisait chaque année et le jeune sapin, qui était maintenant de tout à fait belle taille, en tremblait car les grands arbres magnifiques tombaient à terre avec fracas. On leur coupait les branches, ils avaient l’air tout nus, longs et minces. Ils étaient presque méconnaissables, et puis on les chargeait sur des chariots et des chevaux les emportaient de la forêt.

Où allaient-ils ? Qu’est-ce qui les attendait ?

Au printemps, quand l’hirondelle et la cigogne arrivèrent, l’arbre leur demanda :

-Est-ce que vous savez où on les emporte ? Vous ne les avez pas rencontrés ?

Les hirondelles ne savaient rien, mais la cigogne eut l’air pensif, hocha la tête et dit :

-Je crois bien ! J’ai rencontré beaucoup de bateaux neufs en revenant d’Egypte. Il y avait sur ces bateaux de grands mâts magnifiques, j’ose dire que c’étaient eux, ça sentait le sapin ! Je t’apporte toutes leurs salutations, ils portent haut la tête, ils portent haut la tête !

-Oh ! si, moi aussi, j’étais assez grand pour voler au-dessus de la mer ! En fait, comment elle est, cette mer, et à quoi ressemble-t-elle ?

-Euh ! c’est compliqué à expliquer ! dit la cigogne, qui s’en alla.

-Réjouis-toi de ta jeunesse, disaient les rayons du soleil, réjouis-toi de pousser et d’être en bonne santé, de la jeune vie qui est en toi !

Et le vent embrassa l’arbre, et la rosée versa des larmes dessus, mais le sapin ne comprit pas.

Quand ce fut l’époque de Noël, on abattit de tout jeunes arbres, des arbres qui, souvent, n’étaient même pas aussi grands ni aussi âgés que ce sapin qui ne connaissait pas de repos et voulait toujours partir. Ces jeunes arbres – c’étaient précisément les plus beaux- gardaient toujours toutes leurs branches, on les mettait dans des chariots et des chevaux les emportaient de la forêt.

-Où vont-ils ? demandait le sapin. Ils ne sont pas plus grands que moi, il y en a même un qui était beaucoup plus petit. Pourquoi ont-ils gardé toutes leurs branches ? Où les a-t-on conduits ?

-Nous le savons ! Nous le savons ! pépiaient les moineaux. Nous avons regardé par les carreaux, en ville ! Nous savons où on les a emportés ! Oh ! Là où ils arrivent, ils sont dans le plus grand éclat, la plus grande splendeur que l’on puisse imaginer ! Nous avons jeté un coup d’œil par les fenêtres, nous avons vu qu’on les installe au milieu du salon bien chauffé et qu’on les décore des choses les plus ravissantes, pommes dorées, pains d’épice, jouets et des centaines de bougies.

-Et ensuite ? demanda le sapin en tremblant de toutes ses branches. Et ensuite ? Qu’est-ce qui se passe ensuite ?

-Euh…Nous n’en savons pas d’avantage ! C’était formidable !

-Et si, moi aussi, on me faisait prendre cette voie radieuse ? exultait l’arbre. C’est encore mieux que de traverser la mer ! Comme le désir me fait souffrir ! Si encore c’était Noël ! Me voici aussi haut et large que les autres qui ont été emportés l’an dernier !...Oh ! Si j’étais déjà sur le chariot ! Si seulement j’étais dans le salon bien chaud dans tout cet éclat et cette splendeur ! Et alors… ? Eh bien, il arriverait quelque chose d’encore meilleur, d’encore plus beau, sinon, pourquoi me décorerait-on ainsi ? Il faut qu’il arrive quelque chose d’encore plus grand, encore plus splendide… ! Mais quoi ? Oh ! Je souffre ! Je languis ! Je ne sais plus où j’en suis !

-Réjouis-toi avec moi ! disait l’air, disait la lumière du soleil. Réjouis-toi de ta saine jeunesse au grand air !

Mais il ne se réjouissait pas du tout. Il poussait, poussait, il restait vert, hiver comme été. Vert foncé, il restait. Les gens qui le voyaient disaient : « C’est un arbre superbe ! » et, à l’époque de Noël, ce fut le premier de tous à être abattu. La hache s’enfonça profondément dans ses moelles, l’arbre tomba à terre en poussant un soupir, il sentait une douleur, une faiblesse, il était absolument incapable de penser à un quelconque bonheur, il était triste de quitter son foyer, le lieu où il avait poussé. Il savait bien qu’il ne verrait jamais plus ses chers vieux camarades, les petits buissons et les fleurs alentour, et peut-être même pas les oiseaux. Son départ n’eut vraiment rien d’agréable.

Il ne retrouva ses esprits que lorsque, dans la cour, il fut déchargé avec les autres arbres et entendit un homme dire :

-Celui-là est magnifique ! Nous n’en prendrons pas d’autre !

Deux domestiques en beaux atours vinrent rentrer le sapin dans une superbe grande salle. Tout autour, aux murs, étaient accrochés des portraits et, près du grand poêle de faïence, il y avait de grands vases chinois avec des lions sur le couvercle. Il y avait des fauteuils à bascule, des sofas de soie, de grandes tables couvertes de livres d’images et de jouets pour des centaines et des centaines de rixdales 1…, à ce que disaient les enfants, du moins. Et l’on dressa le sapin dans un grand tonneau plein de sable, mais personne ne pouvait voir que c’était un tonneau car on l’avait entouré de tissu vert et il était sur un grand tapis bariolé. Oh ! Comme l’arbre frémissait ! Qu’allait-il donc se passer ? Des domestiques et des demoiselles étaient en train de le décorer. Ils accrochaient à une branche de petits filets découpés dans du papier de couleur. Chaque filet était empli de bonbons. Des pommes et des noix dorées pendaient comme si elles avaient poussé là et plus de cent petites bougies rouges, bleues et blanches étaient fixées sur les branches. Des poupées qui avaient vraiment l’air de personnes humaines – l’arbre n’en avait jamais vu de pareilles encore – planaient dans la verdure et tout en haut, à sa cime, on mit une grosse étoile toute pailletée d’or. C’était magnifique, d’une magnificence inouïe.

-Ce soir, disaient-ils tous, ce soir il va resplendir !

« Oh ! pensait l’arbre, si seulement on était ce soir ! Si seulement on allumait bientôt les bougies ! Et qu’est-ce qui va se passer alors, hein ? Supposons que les arbres de la forêt viennent me regarder ? Que les moineaux volent près des carreaux ? Que je pousse ici et reste décoré hiver comme été ? »

Pour en savoir long, il en savait long. Seulement, il avait, d’impatience, solidement mal à l’écorce et, pour un arbre, le mal à l’écorce est aussi pénible que, pour nous autres, le mal de tête.

Et puis les bougies furent allumées. Quel éclat, quelle magnificence ! L’arbre en frémissait de toutes ses branches, si bien qu’une des bougies mit le feu à la verdure. Cela flamba comme il faut.

-Dieu nous garde ! crièrent les demoiselles en se dépêchant d’éteindre.

L’arbre n’osait même pas frémir. Oh ! quelle horreur ! Il avait tellement peur de perdre de sa parure. Il était complètement bouleversé dans tout son éclat…et alors, la porte s’ouvrit à deux battants et une foule d’enfants se précipitèrent comme s’ils voulaient culbuter l’arbre. Les grandes personnes suivaient plus posément. Les petits restèrent silencieux…mais un instant seulement, puis ils reprirent leurs cris de joie, cela faisait un joli charivari ! Ils dansaient autour de l’arbre et les cadeaux furent cueillis l’un après l’autre. « Mais qu’est-ce qu’ils font donc ? pensait l’arbre. Qu’est-ce qui va se passer ? » Et les bougies brûlèrent jusqu’aux branches. S’il n’avait pas été attaché au plafond par sa cime et l’étoile d’or, il aurait été renversé.

Les enfants dansaient en rond avec leurs jouets magnifiques, personne ne regardait l’arbre en dehors de la vieille bonne d’enfants qui allait jetant un coup d’œil parmi les branches, mais c’était seulement pour voir si l’on n’avait pas oublié une figue encore, ou une pomme.

-Une histoire ! Une histoire ! crièrent les enfants en tirant vers l’arbre un petit homme ventru : il s’assit juste en dessous, « comme ça, nous sommes dans la verdure, dit-il, et ça peut faire beaucoup de bien à l’arbre d’écouter aussi ! Mais je ne raconterai qu’une histoire. Voulez-vous entendre celle d’Ivede-Avede, ou celle de Klumpe-Dumpe qui tomba dans les escaliers et qui arriva tout de même sur le siège d’honneur et épousa la princesse ?

-Ivede-Avede ! crièrent certains. Klumpe-Dumpe ! crièrent d’autres. Quel vacarme cela faisait ! Seul, le sapin se taisait, très calme, pensant : « Et moi, je n’en serai pas, je vais rester à ne rien faire ? »

Il avait été de la fête, tout de même, il avait fait ce qu’il avait à faire.

Et l’homme raconta l’histoire de Klumpe-Dumpe qui tomba dans les escaliers et qui arriva tout de même sur le siège d’honneur et qui épousa la princesse. Et les enfants applaudirent en disant : « Raconte ! raconte ! ». 

Ils voulaient Ivede-Avede aussi, mais ils n’eurent que l’histoire de Klumpe-Dumpe. Le sapin restait très calme et pensif, jamais les oiseaux de la forêt n’avaient rien raconté de pareil.

« Klumpe-Dumpe est tombé dans les escaliers et il a tout de même épousé la princesse ! C’est ça, c’est comme ça que ça se passe dans le monde ! » pensait le sapin qui croyait que c’était vrai parce que c’était un homme si gentil qui racontait. « Eh oui ! Qui sait ! Peut-être que moi aussi, je tomberai dans les escaliers et j’épouserai une princesse ! » Et il se réjouit d’être, le lendemain, vêtu de lumières, de jouets, d’or et de fruits.

« Demain, je ne tremblerai pas ! pensa-t-il. Je me réjouirai comme il faut dans toute ma splendeur. Demain, je vais de nouveau entendre l’histoire de Klumpe- Dumpe et peut-être celle d’Ivede-Avede. » Et l’arbre resta immobile et pensif toute la nuit.

Le lendemain, un domestique et une bonne entrèrent.

« Voilà la fête qui recommence ! » pensa l’arbre, mais ils le traînèrent hors du salon, lui firent monter l’escalier, l’entrèrent au grenier et là, dans un coin obscur, où ne brillait aucune lueur de jour, ils le déposèrent. « Qu’est-ce que ça signifie ? pensa l’arbre. Qu’est-ce que je vais faire ici ? Qu’est-ce que je vais bien pouvoir entendre ? » Et il s’appuya au mur, réfléchissant, réfléchissant…Et il avait tout son temps, car des jours et des nuits passèrent. Personne ne venait là-haut et quand enfin il arriva quelqu’un, c’était pour déposer de grandes caisses dans le coin. L’arbre était complètement caché, on aurait cru qu’il était tout à fait oublié.

« Maintenant, c’est l’hiver, dehors ! pensait l’arbre. Le sol est dur et couvert de neige, on ne peut pas me planter. Ce doit être pour ça que je dois rester ici à l’abri pour le printemps ! Comme tout cela est bien pensé ! Comme les humains sont bons tout de même !...Si seulement il ne faisait pas si noir ici et qu’on ne soit pas dans une solitude aussi effroyable… ! Pas même un petit lièvre… ! C’était tout de même amusant, là-bas, dans la forêt, quand il y avait de la neige et que le lièvre passait en bondissant. Et même quand il me sautait par-dessus, mais ça ne me plaisait pas en ce temps-là. Ici, on est tout de même dans une solitude effroyable ! »

-Pip !Pip ! dit soudain une petite souris en se glissant hors de son trou.

Et il en arriva une petite encore. Elles flairèrent le sapin et se glissèrent entre ses branches.

-Il fait un froid terrible ! dirent les petites souris. Sinon, on est rudement bien ici ! N’est-ce pas, vieux sapin ?

-Je ne suis pas vieux du tout, dit le sapin, il y en a beaucoup de bien plus vieux que moi !

-D’où viens-tu, demandèrent les souris, et que sais-tu ?

Elles étaient terriblement curieuses.

-Parle-nous de l’endroit le plus délicieux sur terre ! Tu y as été dans le garde-manger où il y a des fromages sur les étagères et où des jambons sont pendus au plafond, où l’on danse sur des chandelles de suif : on y entre maigre, on en sort grasse !

-Je ne le connais pas, dit l’arbre, mais je connais la forêt où le soleil brille et où les oiseaux chantent !

Et il raconta toute sa jeunesse et jamais encore les petites souris n’avaient rien entendu de pareil, et elles écoutèrent attentivement et dirent :

-Toutes les choses que tu as vues ! Comme tu as été heureux !

-Moi ! dit le sapin en réfléchissant à ce qu’il racontait lui-même…Oui, au fond, c’étaient des temps très agréables… ! Et puis il leur raconta le soir de Noël quand il était décoré de bonbons et de bougies.

-Oh ! dirent les petites souris, comme tu as été heureux, vieux sapin !

-Je ne suis pas vieux du tout, dit l’arbre, c’est cet hiver que je suis venu de la forêt, quand même ! Je suis dans la fleur de l’âge, c’est seulement que j’ai arrêté ma croissance !

-Comme tu racontes bien ! dirent les petites souris, et, la nuit suivante, elles vinrent avec quatre autres souricettes qui voulaient entendre l’arbre raconter, et plus il racontait, mieux il se rappelait tout, et trouvait que « c’étaient tout de même des temps bien amusants ! Mais ils peuvent venir, ils peuvent venir ! Klumpe-Dumpe est tombé dans les escaliers et a quand même épousé la princesse, peut-être que moi aussi, je pourrai épouser une princesse », et le sapin pensa à un mignon petit bouleau qui poussait dans la forêt : c’était vraiment une charmante princesse pour le sapin.

-Qui est Klumpe-Dumpe ? demandèrent les petites souris. Et le sapin raconta toute l’histoire, il se la rappelait mot pour mot. Et les petites souris étaient sur le point de grimper à la cime de l’arbre, par pur plaisir. La nuit suivante, il arriva beaucoup plus de souris et, le dimanche, il vint même deux rats. Mais ils dirent que l’histoire n’était pas amusante et cela affligea les petites souris car l’histoire leur plut moins, à elles aussi.

-C’est la seule histoire que vous sachiez ? demandèrent  les rats.

-C’est la seule, répondit l’arbre, je l’ai entendue le soir de mon plus grand bonheur, mais cette fois-là, je ne savais pas à quel point j’étais heureux !

-C’est une histoire excessivement mauvaise ! Vous n’en savez aucune qui parle de lard et de chandelles de suif ? Aucune histoire de garde-manger ?

-Non ! dit l’arbre.

-Bon, alors, merci ! répondirent le rats qui rentrèrent chez eux.

Les petites souris aussi finirent par disparaître et alors, l’arbre soupira :

-C’était tout de même vraiment formidable quand elles étaient autour de moi, ces vives petites souris, et qu’elles écoutaient ce que je racontais !

Maintenant, c’est fini, ça aussi…Mais je me rappellerai qu’il faut que je m’amuse quand on me ressortira !

Et quand cela se produisit-il ?...Eh bien ! Ce fut un matin, des gens vinrent fouiller dans le grenier. Les caisses furent déplacées, l’arbre, tiré. Assurément, on le jeta un peu rudement sur le sol, mais aussitôt, un homme le traîna vers l’escalier où le jour brillait.

« Maintenant, la vie recommence ! » pensa l’arbre, il sentait l’air frais, le premier rayon du soleil…Et voilà qu’il était dans la cour. Tout alla si vite, l’arbre oublia totalement de se regarder, il y avait tant de choses à voir alentour. La cour ouvrait sur un jardin où tout était en fleur. Les roses couraient, fraîches et parfumées, sur la petite barrière, les tilleuls étaient en fleur, et les hirondelles volaient de çà de là, disant : « Kvirre-virre-vit, mon mari est arrivé ! » mais ce n’était pas au sapin qu’elles pensaient.

« Maintenant, je vais vivre », exultait le sapin en déployant ses branches. Hélas ! Elles étaient toutes flétries et jaunes. C’était dans le coin, parmi les mauvaises herbes et les orties, qu’il gisait, l’étoile de papier doré était encore à sa cime et scintillait au clair soleil.

Dans la cour jouaient quelques-uns des joyeux enfants qui, à l’époque de Noël, avaient dansé autour de l’arbre et y avaient pris tant de plaisir. Un des plus petits courut arracher l’étoile d’or.
-Regardez ce qu’il y avait encore sur ce sale vieil arbre de Noël ! dit-il en piétinant les branches qui craquèrent sous ses bottes.

Et l’arbre regarda toute cette splendeur de fleurs et toute cette fraîcheur du jardin, il se regarda lui-même et il souhaita être resté dans son coin obscur au grenier. Il pensa à sa verte jeunesse dans la forêt, au joyeux soir de Noël et aux petites souris qui avaient été si contentes d’entendre l’histoire de Klumpe-Dumpe.

-Fini ! Fini ! dit le pauvre arbre. Si, au moins, je m’étais réjoui pendant que je le pouvais ! Fini ! Fini!

Et le domestique vint couper l’arbre en petits morceaux, il y en eut tout un tas. Il flamba superbement sous la grande marmite. Et il soupira profondément, chaque soupir était comme une petite détonation. Aussi, les enfants qui jouaient accoururent-ils s’asseoir devant le feu, le regardant en criant : « Pif ! Paf ! » mais à chaque éclatement, qui était un profond soupir, l’arbre pensait à un jour d’été dans la forêt, à une nuit d’hiver là-bas quand les étoiles brillaient. Il pensait au soir de Noël et à Klumpe-Dumpe, le seul conte qu’il eût entendu et qu’il sût dire…et puis l’arbre fut consumé.

Les enfants jouaient dans la cour, le plus petit arborait sur la poitrine l’étoile d’or que l’arbre avait portée le soir où il avait été le plus heureux. C’était fini maintenant, et l’arbre était fini et l’histoire avec lui. Fini, fini, comme toutes les histoires.


Hans Christian Andersen (traduction de Régis Boyer, professeur à l’université de Paris-Sorbonne)


Note :

1 : Rixdales = ancienne monnaie d’argent qui avait cours dans le nord et l’est de l’Europe.





Le conte :

Hans Christian Andersen
Ce conte d’Andersen a été publié en 1844 dans le recueil « Nouveaux contes » («Nye Eventyr»). 

« Le sapin » est un conte philosophique, écrit pour transmettre un enseignement, comme le font souvent les contes, mais aussi pour nous renvoyer à un questionnement sur notre propre existence.  Ici, il est possible de mettre en évidence plusieurs messages: il faut rechercher le bonheur dans l’instant présent et savoir se contenter de ce que la vie nous offre, la beauté et la gloire sont  éphémères, les hommes sont cruels  et ingrats, notre capacité d’émerveillement est liée  à notre état d’esprit et au regard que l’on porte toute chose, les regrets arrivent trop tard. On pourrait en trouver bien d’autres…

Les onomatopées qui fleurissent tout au long du récit démontrent  le goût d’Andersen pour la tradition orale du conte : ses histoires sont faites pour être racontées et  le talent du conteur réside dans sa capacité à leur donner vie. D’ailleurs, Andersen était certainement  lui-même un conteur émérite : il a sillonné l’Europe pour faire connaître ses contes et partager sa vision du monde. Il les mettait en scène avec des petits découpages en papier. Lui qui avait démontré ses talents de comédien au théâtre, devait exceller dans l’exercice du conte. Il est  même devenu le conteur officiel des enfants du roi Christian IX du Danemark. 






Mais revenons à notre conte. On y retrouve la falculté d’Andersen à  jouer sur la corde sensible de son auditoire. Il manie les émotions avec intelligence et parvient, très naturellement, à rendre ses personnages attachants, malgré leurs faiblesses ou leurs défauts. Ainsi, le sapin, dont l’entêtement aveugle pourrait être agaçant, se voit doté  d’une naïveté toute enfantine qui inspire au lecteur un sentiment d’indulgence et nous renvoie à nos propres failles.

La fin du récit est empreinte d’une tristesse infinie, faite de regrets,de résignation et d’une lucidité douloureuse. Le sapin est pathétique jusqu’au dernier soupir : les enfants le dépouillent de son bien le plus précieux, sa magnifique étoile d’or… L’indifférence,  le manque d’empathie des enfants  est soigneusement décrit. Ces contrastes créent efficacement  l’émotion recherchée par Andersen.

La mort en point final est souvent l’option choisie par l’auteur dans ses oeuvres. Dans certains cas, elle est même présentée comme la seule délivrance possible.  On la retrouve dans « Le sapin», mais aussi dans des contes célèbres comme « la petite sirène » ou « La petite fille aux allumettes ».

Alors, Andersen est-il vraiment un auteur de contes pour enfants ? Oui, certainement, puisque les petits sont touchés et apprécient ses histoires. Mais pas seulement… avec un peu d’attention, les adultes y trouvent également de quoi les satisfaire.

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