Montag est rongé par un fort sentiment de culpabilité : est-il en accord avec sa conscience lorsqu’il exerce sa profession de pompier ? Est-ce juste ou moral de brûler la maison, les livres de tant de gens ? Son supérieur, le capitaine Beatty s’aperçoit de son trouble. Après le travail, il se rend au domicile de Montag, alors que ce dernier, malade de remords, cogite dans son lit. Mildred, l’épouse de Montag, est présente. Elle ignore que son mari a caché un livre sous son oreiller, infraction gravissime, punie de mort. La conversation entre les deux hommes bifurque rapidement sur l’historique de leur profession. « On n’explique plus ça à la bleusaille comme dans le temps. Dommage. […] Il n’y a plus que les capitaines de pompiers pour s’en souvenir. », commence Beatty :
[…]
Autrefois, les livres n’intéressaient que quelques personnes ici et là, un peu partout. Elles pouvaient se d’être différentes. Le monde était vaste. Mais le voilà qui se remplit d’yeux, de coudes, de bouches. Et la population de doubler, tripler, quadrupler. Le cinéma et la radio, les magazines, les livres se sont nivelés par le bas, normalisés en une vaste soupe. Vous me suivez ?
-Je crois.
Beatty contempla le motif formé par la fumée qu’il avait rejetée.
« Imaginez le tableau. L’homme du XIX e siècle avec ses chevaux, ses chiens, ses charrettes : un film au ralenti. Puis, au XX e siècle, on passe en accéléré. Livres raccourcis. Condensés, Digests. Abrégés. Tout est réduit au gag, à la chute.
-La chute, approuva Mildred.
-Les classiques ramenés à des émissions de radio d’un quart d’heure, puis coupés de nouveau pour tenir en un compte rendu de deux minutes, avant de finir en un résumé de dictionnaire de dix à douze lignes. J’exagère, bien sûr. Les dictionnaires servaient de référence. Mais pour bien des gens, Hamlet (vous connaissez certainement le titre, Montag ; ce n’est probablement qu’un vague semblant de titre pour vous, madame Montag…), Hamlet, donc, n’était qu’un Digest d’une page dans un livre proclamant : Enfin tous les classiques à votre portée ; ne soyez plus en reste avec vos voisins. Vous voyez ? De la maternelle à l’université et retour à la maternelle. Vous avez là le parcours intellectuel des cinq derniers siècles ou à peu près. »
Mildred se leva et se mit à s’affairer dans la chambre, ramassant des objets qu’elle reposait aussitôt. Beatty fit comme si de rien n’était et poursuivit : « Accélérez encore le film, Montag. Clic ? Ça y est ? Allez, on ouvre l’œil, vite, ça défile, ici, là, au trot, au galop, en-haut, en-bas, dedans, dehors, pourquoi, comment, qui, quoi, où, hein ? Hé ! Bang ! Paf ! Vlan, bing, bong, boum ! Condensés de condensés. Condensés de condensés de condensés. La politique ? une colonne, deux phrases, un gros titre ! Et tout se volatilise ! La tête finit par vous tourner à un tel rythme sous le matraquage des éditeurs, diffuseurs, présentateurs, que la force centrifuge fait s’envoler toute pensée inutile, donc toute perte de temps ! »
Mildred retapait le dessus de lit. Montag sentit son cœur battre à grands coups lorsqu’elle tapota son oreiller. Et voilà qu’elle le tirait par l’épaule pour pouvoir dégager l’oreiller, l’arranger et le remettre en place sous ses reins. Et peut-être pousser un cri et ouvrir de grands yeux, ou simplement tendre la main, dire : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » et brandir le livre caché avec une touchante innocence.
« La scolarité est écourtée, la discipline se relâche, la philosophie, l’histoire, les langues sont abandonnées, l’anglais et l’orthographe de plus en plus négligés, et finalement presque ignorés. On vit dans l’immédiat, seul le travail compte, le plaisir c’est pour après. Pourquoi apprendre quoi que ce soit quand il suffit d’appuyer sur des boutons, de faire fonctionner des commutateurs, de serrer des vis et des écrous ?