Monsieur Button père est obligé de quitter la maternité de la Clinique Générale du Maryland avec son fils Benjamin, un nouveau-né de 70 ans aux cheveux clairsemés et à la longue barbe grise…
[…]
-Ce n’est pas possible ! Pas possible ! pleurnichait-il.
Les gens allaient s’arrêter pour lui parler, et que pourrait-il dire ? Il faudrait qu’il présente ainsi ce septuagénaire : « Voici mon fils, qui est né ce matin. » Et le vieillard remettrait la couverture autour de lui et ils reprendraient la route, d'un pas lourd, longeraient les boutiques bondées du marché aux esclaves – pendant un court instant de désespoir M. Button avait regretté amèrement que son fils ne soit pas noir –, les jolies maisons des beaux quartiers, l'hospice...
-Voyons ! Ressaisissez-vous, ordonna l'infirmière.
-Mais, dit à son tour le vieillard, si vous croyez que je vais sortir enveloppé d'une couverture, vous vous trompez lourdement.
-Les bébés sont toujours enveloppés dans des couvertures.
Avec un ricanement de dépit et en brandissant un lange blanc, il lança d'une voix tremblante :
-Regardez ce qu'ils avaient prévu de me mettre !
-C'est toujours ce que l'on met aux bébés, rétorqua l'infirmière, impassible.
-Eh bien, s'insurgea-t-il, le bébé qui vous parle va se mettre tout nu dans cinq minutes. Cette couverture me gratte. Ils auraient pu au moins me donner un drap.
-Ne l'enlève pas ! Ne l'enlève pas ! implora M. Button qui se retourna vers l'infirmière :
-Comment faire ?
-Allez en ville lui acheter des vêtements.
M. Button était déjà dans le couloir quand il entendit son fils crier :
- Et une canne, père. Je veux une canne.
M. Button claqua violemment la porte d'entrée derrière lui...
-Bonjour, je voudrais des vêtements d'enfant.
-C'est pour un enfant de quel âge ?
-Environ six heures, répondit M. Button spontanément.
-Rayon bébé, au fond du magasin.
-Euh, je ne crois pas – je ne pense pas – que cela va lui aller. C'est – c'est un bébé extrêmement grand. D'une corpulence – exceptionnelle.
-Pas de problèmes : nous vendons de très grandes tailles.
-Où est le rayon enfant ? demanda M. Button, se ravisant, en désespoir de cause car il avait l'impression que l'employé avait subodoré son infamant secret.
-Par ici.
-Bien...
Il marqua un temps d'arrêt. L'idée d'habiller son fils dans des vêtements d'adulte lui faisait horreur. Si, disons, il arrivait à trouver un habit d'enfant très large, il pourrait lui couper cette longue barbe horrible, lui teindre les cheveux, et ainsi dissimuler cette ignominie, et préserver un semblant de respectabilité – y compris son propre rang au sein de la bonne société de Baltimore.
Mais une recherche effrénée menée dans le rayon enfant ne lui permit pas de trouver un costume convenable pour un nouveau-né. Le blâme revint au magasin – dans une telle situation on s'en prend évidemment toujours au magasin.
- Quel âge m'avez-vous dit qu'avait votre enfant ? l'interrogea l'employé avec curiosité.
-Il a... seize ans.
-Oh, je vous demande pardon. J'avais compris six heures. Le rayon junior est dans l'allée suivante.
M. Button s'éloigna, piteux. Puis il s'arrêta, son visage s'éclaira et il montra du doigt un mannequin qui se trouvait dans la vitrine :
-Ça ! s'exclama-t-il. Je vais prendre ce costume-là.
L'employé le regarda, interloqué et désapprouva son choix :
-Ah non, ce n'est pas un costume pour enfant. Enfin, c'en est un... mais comme déguisement. Il pourrait vous aller, à vous !
Le client, fébrile, s'obstina :
-Emballez-le-moi. C'est celui-là que je veux. L'employé, étonné, s'exécuta.
De retour à l'hôpital, M. Button pénétra dans la nursery et jeta presque le paquet à la tête de son fils.
-Voilà tes vêtements !
Le vieillard déballa le paquet et inspecta son contenu, l'air intrigué.
-Ils ont une drôle d'allure, maugréa-t-il. Je n'ai pas envie d'avoir l'air ridicule...
-C'est toi qui me fais honte ! rétorqua M. Button d'un ton féroce. Tant pis si tu as une drôle d'allure. Mets-les – ou sinon – sinon – je vais te donner une fessée.
Il eut du mal à prononcer le dernier mot, même s'il sentait bien que c'était le terme qu'il devait employer.
-D'accord, père, répondit-il sur un ton simulant de façon grotesque le respect que devait un fils à son père. Tu as plus d'expérience que moi en la matière ; tu sais mieux que moi, alors je vais faire ce que tu veux.
Le mot de « père » fit de nouveau tressaillir M. Button.
-Et plus vite que ça !
-Je me dépêche, père.
Une fois son fils habillé, M. Button, l'air accablé, l'examina de pied en cap. Le déguisement se composait de chaussettes à pois, d'un pantalon rose et d'une chemise avec un grand col blanc. On voyait sur celui-ci onduler la longue barbe blanche qui descendait presque jusqu'à la ceinture. C'était du plus mauvais effet.
-Ne bouge plus !
M. Button s'empara de grands ciseaux qui traînaient dans le service et en trois coups raccourcit considérablement sa barbe. Mais même ainsi, l'ensemble était loin d'être parfait : ses rares cheveux formant houppette, les yeux glauques et les vieilles dents détonnaient avec les couleurs vives de son accoutrement. Néanmoins, M. Button s'obstina et lui tendit la main.
-Viens avec moi, dit-il d'un ton cassant.
Son fils, confiant, lui prit la main. En sortant de la nursery il lui dit de sa voix chevrotante :
-Quel nom vas-tu me donner, papa ? – « bébé » pour l'instant ? En attendant de trouver quelque chose de mieux ?
M. Button grogna et d'un air revêche lui dit :
-Je n'en sais rien. Je crois qu'on va t'appeler Mathusalem.
[…]
Extrait du conte : « L’étrange histoire de Benjamin Button », de Francis Scott Fitzgerald, éd.Pocket, (p.21 à 25).
« L’étrange histoire de Benjamin Button » :
Francis Scott Fitzgerald |
Francis Scott Fitzgerald a écrit « L’étrange histoire de Benjamin Button (ou The curious case of Benjamin Button)» sous forme de nouvelle fantastique en anglais. En 1922, elle est d’abord éditée dans le magazine Collier’s, puis dans un recueil de 11 nouvelles intitulé « Tales of the Jazz Age ».
Une remarque de Mark Twain aurait inspiré Fitzgerald dans l’écriture de cette nouvelle : « Il est dommage que la plus belle période de notre vie soit au début de l’existence et la pire à la fin »
En 2008, le récit est adaptée au cinéma par David Fincher, sous le titre « L’étrange histoire de Benjamin Button » avec Brad Pitt dans le rôle de Benjamin Button. Le scénario du film s’inspire de manière très libre du texte original…
L’histoire :
Lorsque vous êtes né, vous étiez un mignon petit bébé d’environ 50 centimètres, joli à croquer, qui faisait la fierté de ses parents, n’est-ce pas ? Mais imaginez ce qui se serait produit, si vous aviez eu la taille d’un adulte, 70 ans au compteur, une tête aussi ridée et défraîchie qu’une vieille pomme ? Eh bien, c’est ce qui est arrivé en 1860 à notre infortuné Benjamin Button. Si,si, croyez-moi : il est né vieillard et il est mort poupon ! Entre deux, une vie que l’on peut sans conteste qualifier…d’étrange !
Quelques citations :
-« Une image grotesque et effroyable prit forme clairement sous les yeux de cet homme tourmenté -il se voyait déambuler dans les rues de la ville, au milieu de la foule, à côté de cette présence fantomatique ignoble. » p.21
-« Si, disons, il arrivait à trouver un habit d’enfant très large, il pourrait lui couper cette longue barbe horrible, lui teindre les cheveux, et ainsi dissimuler cette ignominie, et préserver un semblant de respectabilité- y compris son propre rang au sein de la bonne société de Baltimore.» p. 23
-« Son destin lui semblait incroyable et affreux. » p.43
-« Tu ne veux pas être comme tout le monde. Tu as toujours été comme ça et tu le seras toujours. Mais pense un peu à ce qui se passerait si tout le monde faisait comme ça – dans quel monde vivrions-nous ? » p.44
-« Parfois, quand d’autres bambins parlaient de ce qu’ils feraient quand ils seraient grands, une ombre passait sur son petit visage, comme s’il comprenait, de façon confuse et innocente, que c’étaient là des choses qu’il ne partagerait jamais. » p.54
Eléments d’analyse, mon avis :
Ce qui frappe à prime abord dans cette nouvelle, c’est le regard critique que Fitzgerald porte sur une société bien- pensante, mais peu disposée à accepter la différence et qui cherche à faire entrer les individus discordants dans le moule des convenances. Le père de Benjamin en est un exemple proche de la caricature : il s’obstine à entretenir une illusion de normalité. Peu importe si son fils en devient ridicule ou malheureux. Il occulte l’évidence, car il faut à tout prix paraître « normal », ressembler aux autres. La peur du qu’en-dira-t-on semble le tétaniser, sa bonne réputation passe avant toute autre considération.
L’auteur décrit une société pétrie de faux-semblants et d’hypocrisies, qui distille son intolérance, sa cruauté, sans aucun égard. La sollicitude ou l’empathie sont des termes qui n’ont pas de sens pour elle. D’ailleurs, elle n’épargne aucune blessure à Benjamin : rejet, moqueries, incompréhension. Même la famille proche fait preuve d’une rigidité exaspérante.
Notre pauvre Benjamin vit une existence déphasée, où son apparence physique le met sans cesse en décalage avec ses aspirations profondes. D’une grande lucidité, il avoue que « son destin lui semblait incroyable et affreux ». Fitzgerald argumente souvent autour d’une idée maîtresse : la différence induit toujours une souffrance pour soi-même ou pour les autres.
Button n’est pas heureux. Pourtant sa vie est ponctuée d’épisodes agréables et réconfortants, qu’il ne faut pas pour autant passer sous silence : il a du succès auprès des femmes, il est imbattable au golf et apprécie les soirées festives de Baltimore où il peut afficher sa maîtrise parfaite de la danse, il est gratifié des honneurs militaires et réussit brillamment dans les affaires. Pour ne rien gâcher, il est également riche et respecté.
L’argent joue d’ailleurs un rôle central dans le récit. Décrit comme un moteur d’intégration, un passe qui ouvre les portes de la bonne société et qui offre des opportunités intéressantes, même dans l’armée…Mais malgré une vie plutôt réussie, de notre point de vue, il ne trouve pas sa véritable place. Son hyperactivité traduit une forme de mécontentement chronique, il a besoin de prouver qu’il est capable d’atteindre ses objectifs, malgré sa singularité : « Il allait leur montrer ! […] il leur ferait regretter ces quolibets déplacés ! (p.34) ». Au terme du récit, l’entrée de Benjamin Button dans la petite enfance est perçu comme une forme de soulagement, de paix absolue, gagnée après une existence de lutte perpétuelle: « Aucun souvenir douloureux ne venait troubler son sommeil […] Il n’avait plus maintenant pour horizon que les parois protectrices et immaculées de son berceau […] »
La boucle est ainsi bouclée : « Puis tout devint noir, et son berceau blanc, comme les visages troubles qui s’agitaient au-dessus de lui, et le goût du lait chaud et sucré, disparurent à jamais de son esprit. ». Le néant n’épargne personne. Et le temps continue à s’égrainer, inexorablement, impitoyablement, quel que soit le sens qu’on a donné à sa vie.
« L’étrange histoire de Benjamin Button », une aventure rocambolesque, empreinte d’une pointe d’humour, de dérision, mais où domine un fort sentiment de désillusion. A mon avis, l’histoire aurait mérité d’être plus longue et mieux développée. J’ai eu l’impression d’avoir visionné un film en accéléré ! Dommage, car le sujet était intéressant et l’écriture très agréable.
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