Le Palais des Larmes
Illustration de Vincent Madras |
Quelque
part sur cette planète, une vaste étendue désolée s’étire d’un horizon à
l’autre et même bien au-delà. Rien n’y pousse, rien n’y vit, aucun arbuste,
aucun brin d’herbe, aucune plante, aucun animal ; tout n’est que rocaille
et poussière grisâtres. S’il prenait à quelqu’un l’envie de traverser cette
plaine à pied, il ne rencontrerait pas une colline, pas un vallon, durant des
jours, des semaines ; il ne trouverait rien à boire, rien à manger, et
n’aurait pour toute distraction que le lever et le coucher du terne disque
solaire. Jusqu’au jour où il devinerait à l’horizon la silhouette d’un grand
édifice : le Palais des Larmes.
Les frêles
créneaux de ses tours s’élèvent très haut dans le ciel, telles les dents
délabrées d’un vieux guerrier qui refuse de rendre les armes tant qu’il est en
vie. Du haut de ces créneaux, des trompettes revêtus de somptueux uniformes
avaient coutume, le soir, de sonner leurs fanfares ; mais c’était il y a
si longtemps …
Si l’on
pouvait remonter très, très loin dans le temps, cette plaine n’existerait pas.
Là où règne à présent de la rocaille polie, se dressaient autrefois des
maisons, couraient des rues, s’étendaient des places somptueuses. Jadis
s’élevait ici une ville immense, capitale d’un puissant empire. De larges
allées menaient vers tous les points cardinaux, au-delà de ce que l’œil
percevait, et avançaient dans une mer de bâtisses richement parées. Dans les
avenues et sur les places, la circulation ne cessait jamais, qu’il fît jour ou
nuit. De toute façon, il ne faisait jamais vraiment nuit dans cette ville
perpétuellement plongée dans une resplendissante lumière d’or. Ses habitants
étaient heureux et prospères, et lorsqu’on levait les yeux vers le ciel on
pouvait voir les fuselages argentés d’imposants vaisseaux interstellaires
tracer un sillon vaporeux dans le ciel d’azur avant de se poser sur l’astroport
de commerce ou de quitter l’atmosphère de la planète en mettant le cap, avec
leur chargement, sur de lointaines destinations, vers l’une des étoiles qui
tout là-haut, par millions, étincelaient et les appelaient.
Mais
ensuite les étoiles s’éteignirent…
Il ne reste
plus rien de cette ville qui paraissait autrefois immortelle et invincible. On
pourrait creuser pendant des siècles sans jamais trouver aucune trace des
hommes qui vécurent autrefois ici. Aucun vestige de soubassements ensevelis ni
de rues, rien. Plus rien que le jour et la nuit, la chaleur et le froid, la
pluie parfois, et toujours ce vent qui balaye perpétuellement la plaine et
soulève des nuages de poussière gris-brun qui, sans pitié ni relâche, ronge les
ornements de pierre du palais, le seul bâtiment encore debout. À l’époque,
lorsqu’il y avait encore des hommes, ils considéraient ce palais comme le plus
bel édifice de la galaxie. Mais les ravages du temps n’en laissent plus rien
deviner : les rosaces de pierre de ses tours, autrefois tels de doux
boutons entrain d’éclore, ont été tellement entamées qu’elles ne sont plus
aujourd’hui que de grises formes indistinctes ; des sculptures murales
finement ouvragées pour lesquelles on n’hésitait pas , jadis, à entreprendre un
voyage de plusieurs années-lumière, il ne reste plus rien, pas même de traces
pour indiquer où elles se trouvaient. Le palais est en ruine et abandonné. Murs
éclatés et toits effondrés sont livrés au vent et à la pluie. Le froid et la
chaleur attaquent les murailles, et de temps à autre une pierre éclate, un
fragment se détache. Sinon il ne se passe rien. Dans les cours et dans les
allées, plus aucune trace de vie humaine.
La seule
partie de l’édifice qui ait été entièrement sauvegardée, c’est la salle du
trône elle-même. De ses fenêtres fières et élancées, elle domine décombres et
ruines, et de mystérieuses forces ont préservé de la déchéance les ornements
finement ciselés de ses traverses, les enjolivures frivoles de ses corniches et
les cannelures effilées de ses colonnes.
La salle du
trône est une pièce immense dont la voûte est portée par d’imposants piliers.
En des temps immémoriaux, elle fut le cadre de fêtes somptueuses, de discours
poignants et de débats acharnés. Cette salle a connu de nombreuses victoires et
autant de défaites. Non : il y eut une défaite de trop…
Depuis,
l’énorme portail à l’entrée est fermé à clé et sous scellés. Les marqueteries
dorées qui ornent les battants intérieurs ont été bien conservées, mais on ne
peut les voir. Elles sont cachées par un gigantesque portail illuminé par une
rangée de lampes allumées en permanence.
Le trône
d’or du souverain culmine sur une estrade, devant la façade opposée. Et sur ce
trône est assis, immobile, le seul être vivant qu’abritent encore ces
murs : le souverain lui-même. Il se tient là sans bouger, très droit, les
bras posés sur les accoudoirs. On pourrait le confondre avec sa propre statue
si ses yeux ne clignaient avec lassitude et si sa poitrine ne se soulevait
régulièrement au rythme de son souffle.
De là où il
est assis, il peut voir, par les fenêtres, la plaine qui entoure le palais
jusqu’à l’horizon. Sur une table devant lui se trouvent deux grands moniteurs
qui autrefois, il y a très, très longtemps, fonctionnaient et lui diffusaient
des images de contrées lointaines. Mais un jour ces images se sont affaiblies,
jusqu’à n’être plus qu’un tremblotement grisâtre sur les écrans, durant des
années, des siècles. Le premier écran finit par s’éteindre, puis ce fut le tour
du second. Depuis, les appareils font face au souverain, noirs, immobiles, sans
objet.
Les
fenêtres offrent à la vue une image toujours identique : une plaine d’un
gris uniforme qui, quelque part au loin, se confond avec le ciel d’un gris tout
aussi uniforme. Et la nuit le ciel est noir, d’une obscurité infinie, qu’aucune
étoile ne vient éclairer. Il ne se passe rien dehors, rien ne change jamais.
Le
souverain espère souvent devenir fou, et il se demande souvent s’il ne l’est
pas déjà. Mais il sait qu’il n’en est rien, qu’il n’en sera jamais rien.
De temps en
temps, une pierre tombe quelque part, et, des jours durant, le souverain
savoure ce bruit surgi du silence, il se le remémore sans cesse pour s’en
imprégner avec délectation, car c’est là toute la distraction à laquelle il
peut prétendre.
Le matériau
qui constituait les vitres a subi, au fil des âges, la loi de la
pesanteur ; il a glissé infiniment lentement et s’est affaissé. Au cours
des siècles, les hautes vitres de verre se sont peu à peu épaissies à la base
et amincies au sommet, jusqu’au jour où elles se sont ouvertes par le haut,
laissant ainsi passer le vent dans la salle du trône, jusque-là
silencieuse ; le vent s’infiltra en sifflant d’abord timidement, puis il
s’enhardit et hurla son triomphe.
Depuis, les
vitres n’ont cessé de céder, chaque jour un peu plus, et aujourd’hui le vent
souffle à travers la salle comme il souffle sur la plaine. Et il l’inonde de
poussière.
Désormais,
le précieux carrelage de cristal de la salle du trône gît invisible sous une
couche de poussière qui a recouvert les tableaux et les statues aux murs, les
sièges rembourrés des chaises ainsi que le corps du souverain lui-même. De la
poussière revêt ses bras, ses mains, ses cuisses, ses pieds, ses cheveux. Son
visage en est grisâtre, et seules les larmes qui coulent de ses yeux laissent
des traces sur ses joues ridées, le long du nez, sur sa lèvre supérieure et
dans son cou où elles mouillent le col de son manteau de sacre, autrefois
pourpre, aujourd’hui terne et gris.
Ainsi le
souverain voit-il toutes ces ruines autour de lui, et il attend avec un désir
indicible que la machine derrière son trône cesse elle aussi enfin de
fonctionner et le laisse mourir.
Ainsi
est-il assis, immobile malgré lui. S’il se tient immobile, c’est qu’on lui a
jadis sectionné tous les muscles et tous les tendons, et irrémédiablement brûlé
toutes les fibres nerveuses. Son crâne est soutenu par des agrafes d’acier à
peine visibles, solidement fixées au dossier du trône. À hauteur de l’os
occipital, elles pénètrent sous la peau de la tête ; elles sont vissées à
l’os temporal et percent jusque sous l’os de la pommette où elles maintiennent
le crâne en position verticale. D’autres agrafes soutiennent sa mâchoire qui,
sinon, s’affaisserait mollement.
Derrière le
trône se trouve une énorme machine qui, depuis des millénaires, travaille en
silence et l’oblige à rester en vie. Des tuyaux gros comme le bras relient la
machine au dos du souverain, à travers le dossier du trône, mais restent
invisibles pour tout observateur qui entrerait dans la salle. Ils forcent la
cage thoracique à continuer de respirer, le cœur à continuer de battre, et ils
alimentent le cerveau et les autres organes en substances nutritives et en
oxygène.
Les yeux du
souverain sont les seules parties de son corps qu’il peut encore bouger. Il
peut verser autant de larmes qu’il veut, et, si elles ne s’évaporaient pas, la
salle serait noyée sous l’eau des larmes qu’il a déjà pleurées. Il peut
regarder où il veut mais, depuis très, très longtemps, il ne fixe plus que le
tableau le tableau qui lui fait face. C’est une toile féroce et railleuse qui,
au fil des siècles, n’a rien perdu de sa férocité : c’est le portrait de
son vainqueur. Le souverain ne cesse de le fixer et il attend que grâce lui
soit faite. Il attend, il attend, il attend, et il pleure.
Extait du livre : « Des milliards de tapis de cheveux. »
de Andreas Eschbach.
Un récit de
science-fiction qui a pour cadre une planète lointaine du système de Ghera où
vit un peuple de tisserands. Leur existence ne prend sens qu’au travers de la
vénération ancestrale qu’ils vouent à un Empereur-Dieu. De génération en
génération, leur vie est consacrée à la fabrication d’un grand œuvre : le tapis de cheveux
qui ornera son Palais des Etoiles. Jusqu’à ce que la rumeur leur apprenne que
l’Empereur est mort…
C’est un
livre poétique à lire au second degré. L’auteur nous offre une réflexion sur le
sens de la vie, le pouvoir, le poids des coutumes, etc…
L’histoire
est surprenante, originale, avec des imbrications et des recoupements de
chapitres. Si cet extrait vous a plu, le reste vous plaira aussi !
A. Eschbach
a obtenu plusieurs prix avec ce livre:
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