(…) La
vieille glousse tout en s’activant, elle désigne un tabouret à Vera Candida,
puis sort deux verres épais de son placard et sa gnôle maison de sous l’évier,
continuant de pouffer comme à une bonne histoire qu’elle se répéterait
inlassablement. Vera Candida se dit, Il est sept heures et demie, comment
fait-elle pour picoler de si tôt matin et atteindre un âge aussi respectable.
Elle tente de se souvenir de cette vieille avant qu’elle ne soit vieille. Mais
rien ne vient. Il y a de plus en plus de trous dans sa mémoire, c’est comme un
puits tout blanc dans lequel sombrent ses souvenirs.
La vieille
pie finit par s’asseoir face à Vera Candida, elle lui sert un verre de son
alcool de mangue, Vera Candida ne se sent aucune obligation d’y tremper les
lèvres ni l’envie de dissuader la vieille de la servir. Celle-ci boit son petit
verre d’un geste précis, le buste immobile, la nuque qui plie avec une
souplesse de danseuse, le coude très haut, élégant, efficace.
Tu
ressembles tant à Rose qu’on dirait pile- face son reflet, dit la vieille. Elle
porte, en plus de ses breloques, un chemisier avec un col de dentelle en
mauvais état et un châle en patchwork au crochet, noir rouge jaune et bleu.
Vera Candida pense à sa propre fille qui adorerait cette tenue.
Elle scrute
Vera Candida. Elle ajoute, À part la couleur des yeux.
Vous
connaissez ma grand- mère Rose ?
Connaissez,
connaissez, coasse la vieille, tu penses donc qu’elle est encore vivante. On
avait le même âge avec Rose, tu crois ça ? Et moi, je lui suis toujours
restée fidèle d’entre les fidèles. Moi, je l’ai aidée jusqu’au bout. Tiens,
donne- moi un âge.
Elle est
morte ?
Donne-moi
un âge ma jolie.
Quatre-
vingts.
Hé hé, fait
la vieille et elle se ressert un verre de gnôle. Elle adresse un signe à Vera
Candida pour l’inciter à boire son verre puis n’arrivant pas à l’en convaincre,
elle le ramène vers elle et en garde un dans chaque main.
Je bois
rarement après le lever du soleil parce que sinon ça me tourne la tête, rapport
à la chaleur. Mais là j’ai une visite, n’est-ce pas, alors je déroge un poil.
Vera
Candida tente d’imaginer l’effet que pourrait produire dans son estomac ce
verre d’alcool. Elle grimace à cette pensée et la vieille reprend :
Rose est
morte et enterrée. Si tu veux, je te montre sa tombe, on lui cueille trois
fleurs, tu m’aideras à nettoyer, j’ai plus trop la force.
Puis elle
répète, On lui cueille trois fleurs ?
Comme Vera
Candida acquiesce, la vieille se lève et lui dit, Laisse tes affaires là, on
repassera, tu me raconteras tout doux ce que tu es venue faire ici, et elle
trottine vers la porte ouverte, On lui cueille trois fleurs et hop, elle prend
ses ciseaux sur un tabouret dehors, On lui cueille trois fleurs et ça fera la
rue Machin. Vera Candida expire prudemment, elle se serait bien reposée un
brin, elle pousse son sac dans un coin de la pièce et suit la vieille.
Le
cimetière est derrière la minuscule église blanche au bout du village.Vera
Candida revoit la statue de la
Vierge aux proportions étranges –ses jambes sont
singulièrement courtes pour un buste si long -, elle est censée veiller sur les
pêcheurs, elle a d’ailleurs –ou plutôt le pied droit, celui qui est visible
sous les plis de sa robe de plâtre – dans une barcasse en bois, un simple petit
bateau dont la proue se dirige droit vers l’océan. Vera Candida s’arrête un
instant pour la regarder, elle a été repeinte et redorée. Elle a été fabriquée,
tout comme les charpentes et l’autel de l’église, en bois de récupération de
navires échoués. La Vierge
a les yeux bleu turquoise et un air d’ennui profond, elle louche légèrement et
ne semble pas particulièrement bienveillante.
Vera
Candida, glapit la vieille depuis le cimetière, viens donc ici, viens donc avec
moi, tu crois qu’on est là pour bailler aux toucans ?
Vera
Candida pousse la porte grillagée du cimetière et rejoint la vieille qui
s’agenouille devant une tombe. C’est celle de Violette, sa mère. La vieille
sort d’une cachette (un affaissement sous la dalle) sa brosse et son seau, un
chapelet et une mantille. Elle plante dans le seau le bouquet de mauvaises
herbes qu’elle a cueillies sur le chemin et tend la chose à Vera Candida d’un
geste autoritaire, Va remplir le seau au robinet avant qu’elles soient toutes
fanées.
Vera
Candida fait ce que la vieille demande puis reste debout auprès d’elle pendant
que celle- ci à quatre pattes sur la dalle gratouille avec un couteau et la
brosse les lianes malignes qui grignotent la pierre, Regarde, regarde donc,
répète- t-elle, en agitant son couteau, aimablement menaçante, et Vera Candida
regarde, et elle voit le nom de sa mère et juste au- dessous celui de sa grand-
mère Rose Bustamente et elle se rend compte qu’elle est morte deux ans
auparavant et cette nouvelle l’attriste et lui sape les jambes, Deux ans, ça
fait déjà un bail, elle se sent coupable et mauvaise fille, ce que remarque la
vieille qui, jetant par- dessus son épaule un œil chassieux, se radoucit et lui
dit, T’en fais pas, elle a pas souffert, morte tout doucement dans son sommeil,
C’est moi qui l’ai trouvée, jamais vu mort plus paisible, croix de bois. Et
elle se signe.
Voir que
Rose et Violette sont dans un même caveau la navre puis la rassérène, elle sait
ce qu’elle est venue faire là. Quand sa maladie la terrassera, c’est auprès de
Rose et de Violette qu’elle reposera, elle a envie d’en parler tout de suite à
la vieille qui pépie puis elle se ravise. Sur la tombe il y a des fleurs en
plastique décolorées, Vera Candida s’approche, elle voit une photo de Rose
glissée dans une pochette transparente, la photo n’a plus beaucoup de couleur,
Elle est à
l’abri sous un petit autel formé de boîtes de glace collées entre elles pour
former une maison, le tout décoré de capsules de couleur et de petits galets
peints, deux bouteilles de Coca font office de vase, disposées chacune d’un
côté de l’autel. Vera Candida s’approche.
Elle a pas
souffert, répète la vieille.
Elle
voudrait prendre la photo entre ses mains mais elle craint qu’elle ne tombe en
poussière, que la vieille ne se mette à beugler ( c’est manifestement elle qui
a fabriqué l’autel en capsules de bière ), alors elle ne fait que s’approcher
le plus possible et elle voit sa grand- mère lui sourire et foncer les sourcils
comme Vera Candida les fronce toujours elle- même, on ne perçoit d’ailleurs
plus que des sourcils et une bouche, il n’y a rien d’autre sur cette photo, la
pellicule du papier a adhéré à la pochette et l’image a progressivement migré
pour presque disparaître, Rosa Bustamente
est morte et enterrée.
Elle a pas
souffert, répète la vieille.
(…)
Extrait du
livre : « Ce que je sais de Vera Candida. »,
de Véronique
Ovaldé
Véronique
Ovaldé nous raconte la destinée en miroir de trois générations de femmes.
Vera Candida va oser briser le chaînon de la
fatalité, en quittant l’île de Vatapuna
et le village qui l’a vu naître.
Elle
développe le récit dans un décor fantaisiste à l’exubérance tropicale. Son
style s’affranchit des conventions, à l’image de ses héroïnes.
Le portrait
de la vieille, dépeint dans cet extrait, est coloré et attendrissant. Quant
au regard porté sur la mort et sur la mémoire, il nous laisse un goût amer.
Finalement, que reste-t-il de nous après notre passage en ce monde ?
Ce récit
a obtenu le prix Renaudot des lycéens 2009.
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