(…) Le ciel
semblait en vouloir à tous les hommes. Des paquets d’eau descendaient en bande et tapaient contre les façades. Il n’y avait plus grand monde dans les rues.
J’ai rasé les murs du mieux que je pouvais, faisant avec mes deux mains comme
un petit parapluie. (…) Lorsque je suis parvenu à l’octroi, j’étais à tordre. (…)
C’est alors qu’on posa la main sur mon épaule. C’était notre curé, le père
Lurant :
« Impossible de rentrer…La route est
réquisitionnée pour les convois. Deux régiments doivent monter au front cette
nuit. Regardez-les… »
Je ne les
avais pas remarqués tout d’abord. Mais dès que le curé me les désigna d’un
geste de la main, je ne vis plus qu’eux : des dizaines, des centaines
d’hommes, plus peut-être, qui attendaient dans le grand silence, le fusil à
l’épaule et le barda dans le dos, et qui semblaient nous encercler,
disparaissant presque dans la nuit qui commençait à laper le jour, debout, les
yeux absents, sans un geste, sans un mot, et sur lesquels la pluie ne paraissait
pas avoir de prise. On aurait cru une armée d’ombres. C’était pourtant les
mêmes gars qui toute la journée avaient sillonné V., allant vers les bistros
comme les bêtes vont à l’abreuvoir, hurlant des chansons, vomissant des
horreurs, se déboutonnant dans les bordels, titubant le litre à la main, et se
tenant par les coudes. Plus aucun ne riait désormais. Tous avaient pris la
rigidité des statues, leur couleur de fonte aussi. On ne pouvait apercevoir
leurs yeux qui semblaient alors n’être plus que deux trous noirs et sans fin
ouverts sur l’envers du monde.
« Venez,
me dit le curé, ça ne sert à rien de rester là. » Je le suivis un peu
comme un automate, tandis que le capitaine essayait toujours d’apaiser le
courroux de ceux qui ce soir ne pourraient pas rentrer se mettre le ventre au
chaud dans leur gros lit.
Ce n’était
pas la première fois que l’état- major réquisitionnait la route. Il faut dire
qu’elle était bien étroite, et en piteux état, à force depuis trois ans d’être
défoncée par les camions et les sabots de milliers de canassons. Aussi,
lorsqu’une offensive se préparait, la route était-elle interdite et réservée
aux seuls convois qui parfois durant tout le jour et toute la nuit, sans
interruption, sans arrêt, menaient leur procession de tristes fourmis
cahotantes allant d’un train lent vers les restes éventrés de leur fourmilière
de terre et de métal.
Le père
Lurant m’entraîna vers l’évêché. Un concierge nous fit entrer. Il avait un
visage jaune et des cheveux qui ressemblaient à de la fourrure. Le curé lui
expliqua la situation, et sans mot dire, le concierge nous mena, à travers un
dédale de couloirs et d’escaliers où flottait une odeur de cire et de savon
noir, vers une grande chambre dans laquelle deux maigres lits de fer tenaient
conversation.(…)
Le curé se
déshabilla, sans façon. Il ôta sa pèlerine, puis sa soutane et se retrouva en
caleçon et en maillot, devant moi, son ventre tendu en avant comme un coing
gigantesque maintenu par une bande de flanelle qu’il déroula. Il disposa
ensuite ses vêtements humides près du poêle, et vint lui aussi s’y réchauffer
et s’y sécher en se frottant les mains au-dessus du couvercle. Ainsi, tout nu
ou presque, sans ses habits, il me parut bien plus jeune que je ne pensais. C’était
sans doute un gars de mon âge, et c’était comme si je le voyais pour la
première fois. Il dut se douter de tout ce que je pensais. Un curé, c’est très
malin, ça sait parfaitement rentrer dans les têtes et voir ce qui s’y passe. Il
me regarda en souriant. Sous l’effet de la chaleur, sa pèlerine fumait comme
une locomotive et de la soutane s’élevait un brouillard aux senteurs d’humus et
de laine brûlée.
Le concierge revint avec deux assiettes de
soupe, un grand pain bis, un morceau de fromage dur comme un billot de chêne et
une cruche de vin. Il laissa le tout sur une petite table et nous souhaita
bonne nuit. Je me déshabillai et approchai aussi mes vêtements du feu. Odeurs
de bois, mélange de suint et de calcination, petites fumées, tout comme pour le
curé.
On mangea
sérieusement sans se soucier des bonnes manières. Le père Lurant avait de
grosses mains, sans poils, dodues avec une peau délicate et des ongles sans
ébréchures. Il mâchait longtemps tout ce qu’il enfournait dans sa bouche,
buvait le vin les yeux fermés. On termina tout. Pas de miettes ni de croûte,
assiettes briquées. Table propre. Ventres pleins. Puis on parla, longtemps,
comme jamais on n’avait fait. On parla de fleurs, c’était sa passion, « la
plus belle preuve, s’il en fallait une, de l’existence de Dieu »,
disait-il. Parler de fleurs, dans cette chambre, alors qu’autour de nous,
c’était la nuit et la guerre, alors qu’autour de nous, quelque part, il y avait
un assassin qui avait étranglé une fillette de dix ans, alors que loin de moi,
Clémence perdait son sang dans notre lit, et hurlait, criait, sans que personne
ne l’entende ni ne vienne à elle.
Je ne
savais pas qu’on pouvait parler des fleurs. Je veux dire, je ne savais pas
qu’on pouvait parler des hommes rien qu’en parlant de fleurs, sans jamais
prononcer les mots d’homme, de destin, de mort, de fin et de perte. Je l’ai su
ce soir-là. Le curé lui aussi avait la science des mots. Comme Mierk. Comme
Destinat. Mais lui, il en faisait de belles choses. Il les roulait avec sa
langue et son sourire, et tout soudain, un rien paraissait une merveille. On
doit leur apprendre cela dans les séminaires : frapper les imaginations
avec quelques phrases bien tournées. Il m’expliqua son jardin, qu’on ne voyait
jamais à cause des hauts murs qui l’entouraient derrière le presbytère. Il me
dit les anthémis, les hellébores, les pétunias, les œillets du poète, les
œillets mignardises, les anémones crochues, les sédums, les corbeilles
d’argent, les pivoines crételées, les opales de Syrie, les daturas, les fleurs
qui ne vivent qu’une saison, celles qui reviennent d’année en année, celles qui
ne s’ouvrent que le soir et s’évanouissent au matin, celles qui resplendissent
de l’aube au crépuscule, épanouissant leurs corolles fines de liseron rose ou
parme, et qui la nuit venue se ferment brutalement, comme si une main violente
avait serré leurs pétales de velours, à les étouffer. *
Le curé
avait parlé de ces fleurs-là sur un autre ton que sur les autres. Plus un ton
de curé. Plus un ton d’horticulteur. Un ton d’homme plein de misère et de
blessures. Je l’ai arrêté d’un geste quand il s’apprêtait à dire à haute voix,
dans la chambre obscure, le nom de cette fleur. Je ne voulais pas entendre ce
nom. Je le savais trop. Il tapait dans ma tête depuis deux jours, et tapait, et
tapait. Le visage de la petite est revenu à moi, comme une gifle. Le curé s’est
tu. Au dehors, la pluie s’était de nouveau changée en neige, et les flocons
venaient en masse contre la vitre. On aurait dit des lucioles de glace, sans
vie et sans lumière, mais qui parvenaient, le temps de deux ou trois secondes,
à donner l’illusion de la vie et de la lumière.
Par la
suite, pendant des années, j’ai essayé de faire fleurir des belles-de-jour dans
notre petit jardin. Je n’y suis jamais parvenu. Les graines restaient dans la
terre, y pourrissaient avec obstination, refusaient de monter vers le ciel, de
sortir de la sombre masse humide et collante. Seuls les chiendents et les
chardons prospéraient, envahissant tout, s’élançant à des hauteurs
invraisemblables, noyant de leurs corolles dangereuses les quelques mètres
carrés. J’ai fini par les laisser gagner.
J’ai
souvent repensé à la phrase du curé, sur les fleurs, Dieu, et la preuve. Et je
me suis dit qu’il avait sans doute des lieux dans le monde où Dieu ne mettait
jamais les pieds.
Le père
Lurant est parti évangéliser les tribus de l’Annam, dans les montagnes de
l’Indochine. C’était en 25. Il est venu m’en avertir. Je ne sais pas pourquoi
d’ailleurs il avait tenu à cette visite. Peut-être parce qu’un jour, on avait
parlé tous les deux, longtemps et en caleçon, et partagé la même chambre et le
même vin. Moi, je ne lui ai pas posé de question, sur le pourquoi il partait,
comme ça, alors qu’il n’était tout de même plus tout jeune. J’ai simplement
demandé :
« Et
vos fleurs ? »
Il m’a
regardé en souriant, avec toujours ce regard de curé que je disais tout à
l’heure, qui va tout au fond de nous et nous tire l’âme comme on tire avec une
fourchette à deux dents l’escargot cuit de sa coquille. Puis il m’a dit que là
où il allait, des fleurs, il y en avait des milliers, et des milliers qu’il ne
connaissait pas, qu’il n’avait jamais vues, ou alors, pour certaines, seulement
dans les livres, et qu’on ne pouvait pas toujours vivre dans les livres, que la
vie a ses beautés, il fallait bien un jour les prendre à pleines mains.
J’ai failli
lui dire que pour moi, c’était plutôt le contraire, que la vie, j’en soupais
tous les jours, et s’il y avait eu des livres qui auraient pu m’en consoler, je
me serais jeté dedans. Mais quand on est si loin l’un de l’autre, rien ne sert
de parler. Je me suis tu. Et nous nous sommes serré la main. (…)
Le curé, je
le voyais parfois dans ce décor, les bras chargés de fleurs inconnues, avec un
chapeau colonial et une soutane claire dont le bas s’ourlait d’un feston de
boue sèche, occupé à regarder la pluie chaude tomber sur les forêts luisantes.
Je le voyais sourire. Toujours sourire. Je ne sais pas pourquoi.
(…)
Extrait du
livre : « Les Âmes grises. » de Philippe Claudel, éd. Le livre de poche
* Le curé
fait allusion aux fleurs qu’on nomme « les belles-de-jour », or la
petite fille qui a été assassinée et qui est évoquée dans cet extrait, avait
pour surnom « Belle de jour ».
Le récit se passe
pendant l’hiver 1917, en pleine guerre. Une petite fille de 10 ans est assassinée.
Le narrateur, nous livre les souvenirs qu’il garde de l’affaire, mais il nous
conte également une époque. Philippe Claudel sonde les profondeurs de l’âme humaine,
au travers de la guerre, de la mort, de la misère. Il nous décrit des personnalités
fortes avec une écriture subtile. « Les Âmes grises » a reçu le
Prix Renaudot 2003 et a été consacré meilleur livre de l’année 2003 par le
magazine Lire, Grand Prix des
lectrices de Elle catégorie roman.
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