(…)
Cette
année-là, dont le millésime ne change rien à l’affaire, à Rome, ou plus
exactement à la périphérie, dans une zone encore peu bâtie, se trouvait, au
milieu d’un court jardin, une maison qui avait assez l’air d’avoir été bâtie de
bric et de broc. Dans cette maison, cohabitaient d’abord M. Bartolomeo
Buttafava, robuste sexagénaire, maçon de son état et que la nature avait doté
d’un profil bourbonien légèrement dégradé ; ensuite, Mme Buttafava, épouse
du précédent ; ensuite, un fils, nommé Raffaele, un beau brun ;
ensuite, une fille, Livia, brune obèse, volontiers véhémente dans son parler et
mariée à un certain Giovanni, homme trapu qui se flattait d’une ressemblance, à
vrai dire assez troublante, avec Spencer Tracy ; ensuite une autre fille,
Anna, brune également mais du type osseux, toute en dents et taciturne,
laquelle était flanquée d’un mari albinos qui avait un cheveu sur la
langue ; ensuite, Pasqualino, fils des précédents, nourrisson, et enfin
Fiorella, (…) fille, sœur, belle-sœur et tante des précédents, présentement
âgée de vingt ans, belle comme le jour (mais un jour d’orage) , saine comme la
pêche et affligée d’un caractère de cochon.
Comme je
l’ai précisé, Bartolomeo Buttafava était maçon. J’entends par là que, lorsqu’on
lui demandait quel était son métier, il répondait : maçon. Cela ne voulait
pas dire qu’il maçonnât. À cet égard, Bartolomeo Buttafava était poursuivi par
une singulière malchance. De temps en temps, il trouvait bien du travail (sans
beaucoup chercher d’ailleurs, mais à Rome on construit abondamment). Chose
curieuse, il ne réussissait jamais à le garder. Trois jours, c’était son
maximum, et encore ce record remontait-il aux années fiévreuses qui avaient
suivi le boom économique. Dans le travail, qui n’a pas ses manies ?
L’excellent Bartolomeo en avait une : à peine sur le chantier, il
s’asseyait où il pouvait et rassemblait autour de lui ses collègues pour
raconter des anecdotes. Ce travers- si c’en est un- est bénin. Il y a des
entrepreneurs cependant, des contremaîtres, que cela agace, qui trouvent que
les chantiers ne sont pas faits pour ça et que les anecdotes ralentissent le
labeur. D’où des remarques, des observations. Sans être plus susceptible qu’un
autre, Bartolomeo n’aimait pas les observations. Tout de suite, il se crêtait,
parlait de se plaindre au syndicat, le faisait parfois, se voyait rembarrer et
rentrait chez lui. Il y retrouvait son fils, ses deux gendres, et avec eux, il
se consolait en jouant aux cartes.
Car, voici
le plus curieux, cette malchance n’accablait pas que le seul Bartolomeo. Son
fils, Raffaele, qui était plombier, ne plombait pas plus que son père ne
maçonnait. Ou plutôt, après avoir acquis les rudiments de cette discipline et
l’avoir exercée pendant quelques mois, un jour, en plein après-midi, il était rentré, il avait rangé sa boîte à outils dans un
placard et, sur le ton d’un explorateur revenu d’une décevante contrée, il
avait proféré : « La plomberie, merci bien ! », avec une
expression si butée que, dans la famille, personne n’avait osé lui demander
quelle péripétie, quelle avanie, quelle déception, quel détour dans son âme ou
quel retour sur lui-même avaient pu l’amener à une résolution si radicale.
Quant aux deux gendres, l’un, le trapu, qui avait trouvé un emploi comme démarcheur
dans une compagnie d’assurances, était bientôt arrivé à cette conclusion que le
porte-à-porte lui donnait d’insupportables migraines. On a vu des phénomènes
médicaux plus singuliers. L’autre, l’albinos, aurait voulu être gardien
d’immeuble, ambition louable qui, outre les qualités dont il était pourvu, ne
demandait qu’une condition : un immeuble à garder. Jusque- là, l’immeuble
ne s’était pas trouvé.
Bref, pour
toutes ces raisons, chez les Buttafava, aucun homme ne travaillait. Dans cette
intéressante famille, les ressources étaient assurées par le travail des
femmes. Au fond, pourquoi pas ? Comme le disait si justement l’excellent
Bartolomeo : »Nous sommes neuf, dont un nourrisson. Il y en a quatre
qui travaillent. La moyenne y est. » Les épouses des deux gendres étaient
l’une vendeuse, l’autre emballeuse dans un grand magasin. Le même, d’ailleurs.
Fiorella, qui avait des ambitions plus hautes, exerçait les fonctions de
dactylo dans une affaire de publicité. Quant à la maman, Rachele, elle était cuisinière
mais pardon ! cuisinière de grande maison, ne faisant que des extra,
dictant ses conditions et rentrant chez elle tous les jours. De la cuisinière
de grande maison, elle avait tous les traits, us et caractères : un teint
cuit, une ombre de moustache, un appétit d’oiseau et une âme d’impératrice.
Cette âme d’impératrice expliquait un peu les choses. Mme Rachele, bien
entendu, aurait préféré un mari qui travaillât, mais, travailleur, elle aurait
été forcée de le respecter. Celui-ci, qui ne faisait rien, elle le dominait et,
finalement, s’en accommodant, elle avait renoncé à le tarabuster. De temps en
temps, agacée, elle le mettait bien à la porte mais, trois heures plus tard, le
retrouvait avec plaisir. L’excellent Bartolomeo n’en prenait pas ombrage.
« C’est le travail, expliquait-il à ses gendres en reprenant sa partie de
cartes. Rachele travaille trop. Ça aigrit le caractère. » Ne travaillant
pas, il avait, lui, une humeur égale. Toujours prêt à rendre service ou à
raconter une anecdote, il était adoré dans le quartier- bien plus que sa femme
qui passait pour altière.
Et c’était
sans doute cette âme d’impératrice aussi qui expliquait le caractère tribal de
la famille Buttafava. Mme Rachele estimait que, si elle avait pris la peine de
mettre au monde des enfants, ce n’était pas pour devoir s’en séparer sous
prétexte de mariages. D’où les deux appentis, à gauche et à droite de la
maison, dus aux labeurs de Bartolomeo et de Raffaele (une fois n’est pas
coutume) et qui abritaient les chambres à coucher des deux jeunes ménages.
Cette vie en tribu présentait des agréments. Dans l’ensemble, malgré quelques
pointes d’humeur de temps en temps, les Buttafava étaient heureux comme ça. Les
femmes, parfois, il est vrai, revenaient de leur travail un peu nerveuses ou
fatiguées. Bien reposés par leur sieste, le teint frais, les hommes leur
opposaient des visages sereins et des plaisanteries qui bientôt ramenaient la
bonne humeur. Entre deux parties de cartes, ils avaient fait les courses,
préparé les repas, rangé la maison. Ces occupations ménagères ne les ayant pas exténués, ils n’étaient pas
comme tant de maris qui, le soir, rechignent si on leur parle d’aller au
cinéma. Nom, pour le cinéma, ils étaient toujours prêts et les premiers à le
proposer. Enfin, outrageusement gâté par son grand-père et par ses trois
oncles, le nourrisson prospérait. On vous le dit, les unes travaillant, les
autres se la coulant douce, les Buttafava étaient heureux.
Sauf Fiorella. Voilà bien les éternels paradoxes
de l’existence ! N’étant mariée à aucun de ces quatre joueurs de cartes,
Fiorella aurait dû être la dernière à s’agiter. Eh bien, non ! Ces hommes
qui ne travaillaient pas, ça l’agaçait, ça lui tirait les nerfs, ça
l’exaspérait. Le soir, à la table
familiale, elle haussait au-dessus de son assiette un visage tragique.
-Vous
n’avez pas honte !
- Mais
oui ! disait Livia, qui, de toutes, était la plus accommodante.
Regardez-les. Ils ont bien honte, va !
-Ça, pour
avoir honte !commentaient les deux beaux-frères en se tordant
-Des hommes
qui ne font rien, moi, ça me dégoûte.
-Tiens !rétorquait
l’albinos. Moi, une femme qui travaille,
ça ne me dégoûte pas du tout.
Des houles
de gaieté passaient sur les spaghettis. Fiorella devenait enragée.
-Quand je
raconte ça au bureau !
-Tu ferais
mieux de travailler, à ton bureau. Au lieu de jacasser.
-À votre
place…
-Tu n’es
pas à leur place, interrompait Rachele avec son autorité de grande cuisinière.
Mange et tais-toi.
Fiorella ne
désarmait pas encore.
-En tout
cas, il y a une chose que je sais…
-Ça en fait
toujours une.
-Moi, je
n’épouserai jamais qu’un homme qui travaille.
-C’est
beau, ça ! soulignaient les beaux-frères avec une lourde ironie.
Puis, sans
rancune :
-Tu viens
avec nous au cinéma ?
Fiorella
fronçait encore le nez mais, comme elle aimait le cinéma, elle finissait par y
aller. Quitte à soupirer lorsque, sur l’écran, apparaissait un mâle véritable,
un mari, un homme enfin qui travaillait.
On imagine
alors sa gloire, son bonheur, sa fierté lorsqu’un soir en rentrant elle put
énoncer la réplique :
-Eh
bien ! je vais me marier.
La
nouvelle, comme on pense, suscita de l’intérêt. Le nourrisson émit même un
soupir, mais ce ne fut là sans doute qu’une coïncidence.
-Tu vas te
marier ?
-Oui.
-Et avec
qui ? demanda Mme Buttafava, qui aimait assez aller d’emblée au nœud de la
question.
-Avec un
homme…
-Tiens,
tiens ! interrompit facétieusement le beau-frère albinos.
Fiorella le
foudroya du regard.
-Avec un
homme qui travaille, reprit-elle. Il est dans la publicité. Un garçon sérieux.
Il se fait ses douze cent mille lires par mois.
Le chiffre
était légèrement exagéré. Faute de le savoir, l’albinos en eut le souffle
coupé. Et Bartolomeo battit des paupières.
-Parfois
même plus, dit encore Fiorella. Et il s’appelle Gian Paolo.
Mme
Buttafava pencha le visage tout en mâchonnant comme si ce prénom avait eu un
goût particulier. Puis, en femme habituée aux grandes décisions :
-Eh
bien ! Tu n’as qu’à nous l’amener.
Le dimanche
suivant, comparaissant devant la famille, le dit Gian Paolo fit une excellente
impression. C’était un grand garçon, du genre roseau penchant, osseux et dont
le débit, au fur et à mesure qu’il parlait, avait tendance à se précipiter.
Vers les cinq heures, Mme Buttafava émergea d’un silence majestueux.
-Oui,
dit-elle.
Elle avait
l’air de quelqu’un qui remonte à la surface de soi-même. Elle se leva. Toute la
famille la suivait du regard et Fiorella posa sa main sur celle de Gian Paolo
qui, étonné, s’arrêta au milieu d’une phrase. Mme Buttafava, sur le buffet,
prit un bout de bois. Les visages s’éclairèrent. Mme Buttafava ouvrit la porte,
descendit dans le jardin. Toute la famille suivit. Mme Buttafava se pencha.
Dans le silence, on entendit craquer ses genoux. Sur le sol, avec son bout de
bois, elle commença à tracer des lignes. Dans la famille, il y eut un
brouhaha : Mme Buttafava consentait au mariage. Ce qu’elle dessinait sur
le sol, c’était le plan de la chambre qu’il allait falloir construire pour le
nouveau ménage.
Dès le
lendemain, gais et contents, sifflant comme des merles et se donnant des
claques dans le dos, les quatre hommes se mirent à la tâche. Bartolomeo
maçonnait. Raffaele mesurait des tuyauteries. Le gendre Spencer Tracy
brouettait des briques tandis que le gendre albinos donnait des conseils, six
clous dans la bouche ce qui n’améliorait pas son articulation déjà défectueuse
sans clous. Le tout à la papa, sans se presser, le père s’arrêtant de temps à
autre pour raconter une anecdote et Raffaele allant toutes les deux heures se
beurrer un sandwich. Le dimanche, Gian Paolo venait donner un coup de main.
Deux mois
plus tard, la chambre était prête et joliment tendue d’un papier peint lilas à
rayures ton sur ton. Le mariage eut lieu et, malgré son sang-froid, Mme
Buttafava dut essuyer une larme. Toutes les mères la comprendront.
Les
premiers jours du jeune ménage furent parfaitement heureux. Un vrai ciel
d’Italie, dirais-je, si, en la circonstance et l’affaire se passant à Rome,
cette locution trouvait ici son emploi. Fiorella et son époux avaient pris une
semaine de congé. (…)
Puis vint
le jour où il leur fallut retourner, Fiorella à son bureau, Gian Paolo à ses
clients. Le matin, comme il est décent pour la femme d’un homme qui travaille,
Fiorella se leva la première pour préparer le café. Dans la cuisine, elle
trouva son père et Spencer Tracy qui s’occupaient du petit déjeuner de leurs
épouses respectives tandis que l’albinos faisait chauffer un biberon, mission
dont, tous les trois, ils s’acquittaient volontiers, vu qu’ils avaient toute la
journée pour se reposer. Fiorella en conçut quelque dépit.
-Vous
auriez pu vous occuper de moi aussi. Comme avant.
Bartolomeo
agita sans se presser un index qui, si on peut dire, déclina toute
responsabilité.
-Tu as un
mari maintenant.
En
regagnant sa chambre où Gian Paolo somnolait encore, Fiorella ne put se retenir
de lancer une allusion. En vrai travailleur, Gian Paolo était imperméable aux
allusions. Il ne releva même pas le propos. Le soir, ce fut pareil. Alors que
ses sœurs, comme d’habitude, en rentrant, avaient trouvé leurs chambres
rangées, le couvert mis et le dîner mitonnant, Fiorella, à sept heures, dut
encore refaire le lit, passer l’aspirateur, courir chez le boucher et manier
les casseroles. Lorsque la famille les héla pour aller au cinéma, Fiorella,
exaspérée, en était encore aux premières cuissons.
-Tu
pourrais au moins m’aider, dit-elle à son mari qui lisait le journal.
-J’ai
travaillé toute la journée, rétorqua Gian Paolo offensé.
-Nous
n’arriverons plus au cinéma.
-Oh !
Le cinéma ! Après tout ce que j’ai trotté aujourd’hui, je ne pense plus
qu’à aller me coucher.
Et il était
de mauvaise humeur par-dessus le marché !
-Je ne suis
pas comme tes beaux-frères, moi. Je boulonne. Le soir, je suis fatigué.
L’axiome de
Bartolomeo se vérifiait : le labeur, ça aigrit le caractère. Le lendemain,
Gian Paolo rentra furieux. Un de ses clients lui avait manqué de parole.
Fiorella, de son côté, à cause d’un incident de bureau, était grincheuse. Etant
tous les deux nerveux, ils eurent une querelle et l’albinos dut intervenir pour
les réconcilier. Trois jours plus tard, autre fâcherie, Gian Paolo s’étant
plaint de son escalope et Fiorella lui ayant rétorqué avec aigreur que
lorsqu’on ne peut faire ses courses qu’à
sept heures du soir, on ne trouve plus que le rebut. Enfin, en une semaine, ce
fut tout juste si Gian Paolo consentit à aller une fois au cinéma. Cette
moyenne, pour Fiorella, était tout à fait insuffisante. Elle commença à se
formuler des réflexions. À quoi lui servait-il d’avoir assez d’argent pour
aller dans les plus beaux cinémas si elle ne pouvait même plus aller dans les
minables ? À quoi cela rimait-il d’avoir une situation plus brillante que
ses sœurs s’il lui fallait s’éreinter plus qu’elles et si son mari devait être
d’une humeur plus revêche que ses joyeux beaux-frères ? Fiorella prenait
conscience de cette vérité lumineuse et forte, à savoir que, si le temps sans
argent est une misère, l’argent sans le temps en est une aussi, à peine moins
grave. Au bout d’un mois, Fiorella en avait pris son parti. Un matin, le cœur
battant, elle pénétra dans le bureau de son chef de service. Elle ouvrit la
bouche, la referma et finit par énoncer qu’elle était mariée maintenant, que le
mariage était l’honneur de la femme, qu’elle entendait s’y consacrer et que,
par conséquent, elle donnait sa démission. Le chef de service en prit note et,
n’ayant qu’à se louer de ses services, il lui offrit un cendrier publicitaire.
Bon. En
dépit de quelques plaisanteries, du reste bénignes, de la famille, cette
solution, apparemment, combinait le neuf et le raisonnable. Ayant pu faire
quelques siestes, Fiorella déjà était de meilleure humeur. Le soir, en
rentrant, Gian Paolo trouvait une chambre accueillante, un repas amoureusement
cuisiné et une épouse fraîche comme la rose. Oui, dans le jeune ménage, tout
allait bien.
Il n’en
était pas de même pour le reste de la maisonnée. Peut-être ne connaît-on pas
assez cette curieuse particularité des hommes : incapables de se passer
des femmes, ils trouvent cependant une sorte de félicité à être sans elles,
félicité tout ensemble gaillarde et un
peu veule que la moindre présence féminine alors compromet. Jusque-là, une fois
leurs femmes parties, les hommes de la famille Buttafava en avaient pris à leur
aise. Dans cette maison livrée à eux, ils traînaillaient, se vautraient sur les
lits en roulant des cigarettes, restaient en pyjama jusqu’à midi. Fiorella
prétendit que sa dignité de femme en était offensée. Ils se résignèrent à
s’habiller dès le matin mais leur humeur s’en ressentit. Estimant non sans
raison que les travaux ménagers vont plus vite lorsqu’on est pressé, ils ne
s’occupaient en général des lits et des casseroles que vers cinq heures du soir
et, en attendant, ils jouaient aux cartes. Fiorella, bonne ménagère, en était
révoltée.
-Comment
pouvez-vous jouer aux cartes dans ce désordre ? Rangez d’abord. Vous
jouerez ensuite.
Cette
observation, certes, était sensée. Elle déplut cependant. Spencer Tracy fit une
allusion désobligeante. Fiorella y répondit. L’atmosphère tournait à l’aigre
et, plusieurs fois, en rentrant, les épouses eurent la surprise de trouver des
maris nerveux, irritables ou même franchement irrités. Ajoutez que Gian Paolo,
la première euphorie passée, n’était pas si content non plus.
-C’est
quand même incroyable, disait-il. Je suis le seul homme ici à travailler. Tes
beaux-frères ont la vie facile.
On eût dit
qu’il commençait à les envier.
Dans la
quinzaine qui suivit, la situation empira. Fiorella ne désarmant pas sur la
chronologie à établir entre les rangements et les cartes, les hommes prirent le
pli d’aller faire leur partie dans un café qui n’était pas trop loin. Dans un
café, on est tenu de boire. Sinon de quoi a-t-on l’air ? L’équilibre
budgétaire de la famille s’en trouva compromis. Si encore ce n’avait été que
l’équilibre budgétaire…Dans ce café, Bartolomeo avait trouvé des habitués qui,
en politique, ne partageaient pas ses vues. D’où des discussions dont il
revenait la bouche amère et le visage ravagé de tics. Un autre jour, ce fut l’albinos
qui eut à subir une plaisanterie sur son défaut de prononciation. Au facétieux,
qui était chauve, il rétorqua avec esprit qu’il valait mieux avoir un cheveu
sur la langue que de ne pas en avoir du tout sur la tête. Le chauve se fâcha.
L’albinos recueillit dans cette affaire un œil sanguinolent qui, pendant
quelques jours, donna des inquiétudes. Aux reproches de sa femme, il répondit
par une bordée d’injures- les premières de sa vie.
C’est le
soi de ces injures que Mme Buttafava enfin perdit patience. D’un geste agacé,
elle imposa silence à l’albinos. Puis elle se leva et pénétra dans la chambre
de Fiorella. Derrière son dos, à l’adresse de son fils, de ses filles, de ses
gendres, l’excellent Bartolomeo cligna de l’œil. Dans le silence, derrière la
porte, on entendit la voix furieuse de Gian Paolo.
-Mon
travail ! disait-il. Nous partirons ! disait-il.
Dans la
cuisine, Bartolomeo hocha sa grosse tête d’une manière rassurante. Mais non,
Gian Paolo ne partirait pas. Mme Buttafava était là. Mme Buttafava saurait
dominer cette tempête.
Vous pouvez
passer maintenant devant la maison des Buttafava. Tout y est rentré dans
l’ordre. Comme le printemps est arrivé, c’est devant le pas de la porte que les
hommes font leur partie de cartes. Fiorella a repris son travail. Le matin, son
mari se lève avant elle et lui prépare son petit déjeuner. Puis, comme son fond
est bon et son naturel courtois, il la conduit jusqu’à l’autobus. L’autobus
arrive. Fiorella y monte. Gian Paolo agite la main. Puis il rentre. On l’attend
pour la partie. Parfois aussi il bricole. C’est plus fort que lui, il ne s’est
pas encore fait à l’oisiveté totale. (…)
Extrait du recueil de
nouvelles : « Les ingénus » de Félicien Marceau
J’aime
beaucoup ce ton léger et plein d’humour pour une histoire à contre-courant.
Si vous
avez apprécié cet auteur, sachez qu’il
a obtenu le prix Goncourt en 1969 pour le livre « Creezy ».
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