C’est du
moins ce que l’on prétend
Le blé que
l’on jette au blutoir
Les bœufs
qu’on mène à l’abattoir
Ne peuvent
pas en dire autant
Les gens
heureux n’ont pas d’histoire
C’est le
bonheur des meurtriers
Que les
morts jamais ne dérangent
Il y a fort
à parier
Qu’on ne
les entend pas crier
Ils dorment
en riant aux anges
C’est le
bonheur des meurtriers
Amour est
bonheur d’autre sorte
Il tremble
l’hiver et l’été
Toujours la
main dans une porte
Le cœur
comme une feuille morte
Et les
lèvres ensanglantées
Amour est
bonheur d’autre sorte
Aimer à
perdre la raison
Aimer à
n’en savoir que dire
À n’avoir
que toi d’horizon
Et ne
connaître de saison
Que par la
douleur du partir
Aimer à
perdre la raison
Ah c’est toi
toujours que l’on blesse
C’est
toujours ton miroir brisé
Mon pauvre
bonheur, ma faiblesse
Toi qu’on
insulte et qu’on délaisse
Dans toute
chair martyrisée
Ah c’est
toujours toi que l’on blesse
La faim, la
fatigue et le froid
Toutes les
misères du monde
C’est par
mon amour que j’y crois
En elle je
porte ma croix
Et de leurs
nuits ma nuit se fonde
La faim la
fatigue et le froid
Extrait du recueil : « le
fou d’Elsa » de Louis Aragon
Louis
Aragon (1897-1982) est né en France. Il a vécu une enfance particulière,
puisque ni sa mère, ni son père ne l’ont reconnu, et qu’il a grandit dans les
faux- semblants du paraître, très traumatisants pour lui. Son père menait un
parcours politique brillant et avait 33 ans de plus que sa mère. Aussi, pour
ne pas porter ombrage à cette carrière
et à leur réputation, les amants optèrent pour une vie de mensonges. Ils
firent passer Louis pour le petit frère adoptif de la mère jusqu’en 1918. Le
père devint son tuteur et lui choisit pour nom Aragon, en souvenir du poste
qu’il avait occupé un certain temps en tant qu’ambassadeur en Espagne, Louis
étant son propre prénom… Enfant précoce, élève brillant, Louis Aragon dicte à
son entourage de petits romans dès l’âge de 7ans, avant même de savoir
écrire…. Cette blessure d’enfance, dont il ne guérira jamais, explique
peut-être sa sensibilité à fleur de peau. On le pousse dans des études de médecine qu’il ne terminera
pas, et finit par se consacrer entièrement à la littérature : il sera
poète, écrivain, journaliste, éditeur.
Il dira « J’ai passé ma vie à n’être pas celui qu’on cherchait en
moi, ma pauvre mère, mes professeurs, mes amis, mes camarades. »
En 1927,
il rencontre Elsa Triolet Kagan au bar de la Coupole, alors qu’ils étaient là
pour assister à une conférence sur des écrivains révolutionnaires. Elsa vit
séparée de son mari, André Triolet, un officier français rencontré à Moscou,
ville où elle est née en 1896. La légende veut qu’elle soit venue à Paris
dans le but de rencontrer Aragon. « Que serais-je sans toi qui vins à ma
rencontre (…) », écrira t-il dans « Le roman inachevé ». Ils
se marient en 1939. Leurs affinités pour le mouvement communiste les
réuniront toute leur vie, ainsi que leurs carrières littéraires, puisqu’ Elsa
est, elle aussi, écrivain (elle reçoit
le Goncourt en 1944 pour son œuvre « Le premier accroc coûte deux
cents francs »). Elle conservera le nom d’Elsa Triolet pour se faire
connaître dans ce milieu.
Dès les années 40, Aragon va s’inspirer
largement de ce grand amour pour écrire sa poésie. Le recueil « le fou
d’Elsa » est publié en 1963 : c’est un long poème qui a pour cadre
la Grenade musulmane du XVIe siècle. L’extrait que je vous ai proposé se
trouve sous le chapitre « Chants du Medjoûn ». Vous aurez reconnu
parmi ces vers ceux de la célèbre chanson de Jean Ferrat, reprise plus tard
par Isabelle Aubray.
Une vie durant, leur couple reste, aux yeux
de tous, un modèle d’attachement réciproque. En 1970, Elsa meurt d’une crise
cardiaque. Par la suite, Aragon choisit
de divulguer publiquement ses penchants homosexuels. Il dira un
jour : « Je dis des mots pour m’égarer, je me joue et vous
joue une pièce. Et celle en moi qui se déroule, vous n’en saurez rien. Vous ne saurez jamais ce qui
m’étouffe. ». Un homme au caractère complexe, à qui on reprochera toute
sa vie ses contradictions… Il s’éteint en 1982, et selon ses dernières
volontés, il est enseveli aux côtés d’Elsa, dans le parc de leur propriété du
Moulin de Villeneuve.
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Magnifique !
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