(…)
Quand
Suzanne s’est rendue compte que je la trompais, je ne la trompais plus depuis
longtemps. J’avais…Je te raconterai ça plus tard…À l’époque, nous vivions rue
de la Convention. Je
n’aimais pas cet appartement. Je n’aimais pas la façon dont elle l’avait
décoré. J’étouffais là-dedans. Trop de meubles, trop de bibelots, trop de
photos de nous, trop de tout. Je te dis ça, ça n’a aucun intérêt… Je venais
dans cet appartement pour y dormir, et parce que ma famille y vivait. Point. Un
soir, elle m’a demandé de l’emmener dîner. Nous sommes allés en bas de la
maison. Une espèce de pizzeria minable. La lumière des néons lui donnait une
mine épouvantable. Elle qui s’était déjà composé une tête de femme outragée, ça
n’arrangeait rien. C’était cruel mais je ne l’avais pas fait exprès, tu sais.
J’avais poussé la porte du premier boui-boui venu… Pressentant ce qui allait
m’arriver, je n’avais pas envie de me trouver loin de mon lit. Et en effet, ça
n’a pas traîné. À peine avait-elle reposé le menu que, déjà, elle éclatait en
sanglots.
« Elle
savait tout. Que c’était une femme plus jeune. Elle savait depuis combien de
temps ça durait et comprenait pourquoi j’étais toujours parti maintenant. Elle
ne pouvait plus le supporter. J’étais un monstre. Méritait-elle autant de
mépris ? Méritait-elle d’être traitée comme ça ? Comme une
souillon ? Au début, elle avait fermé les yeux. Elle se doutait bien de
quelque chose, mais elle me faisait confiance. Elle pensait que c’était un coup
de tête, un coup de sang, l’envie de plaire encore. Quelque chose de rassurant
pour ma virilité. Et puis il y avait mon travail. Mon travail si prenant, si
difficile. Et elle, elle était tout accaparée par l’aménagement de la nouvelle
maison. Elle ne pouvait pas tout gérer d’un coup. Elle ne pouvait pas être sur
tous les fronts en même temps ! Elle me faisait confiance ! Après il
y avait eu ma maladie et elle avait fermé les yeux. Mais, là, maintenant, elle
ne pouvait plus le supporter. Non, elle ne pouvait plus me supporter. Mon égoïsme,
mon mépris, la façon dont... À ce moment- là, le serveur l’a interrompue, et,
en l’espace d’une demi-seconde, elle avait changé de masque. En lui souriant,
elle lui demandait des précisions sur les tortellinis je-ne-sais-quoi. J’étais
fasciné. Quand il s’est tourné vers moi, j’ai balbutié un « C… Comme
Madame » affolé. Pas une seconde je n’avais songé à cette fichue carte, tu
penses. Pas une seconde…
« C’est
là que j’ai mesuré la force de Suzanne. Sa force immense. Le rouleau
compresseur, c’est elle. C’est là que j’ai su qu’elle était de très loin la
plus solide et que rien ne pouvait l’atteindre vraiment. En fait, c’était juste
une bête question d’emploi du temps. Elle venait me chercher des poux dans la
tête parce que sa maison du bord de mer était terminée. Le dernier cadre
accroché, la dernière tringle posée, elle s’était finalement tournée vers moi
et avait été horrifiée par ce qu’elle venait d’y découvrir.
« Je
répondais à peine, me défendais mollement, je te l’ai dit, j’avais déjà perdu
Mathilde à ce moment-là…
« Je
regardais ma femme s’agiter en face de moi dans une pizzeria minable du
quinzième arrondissement de Paris et j’avais coupé le son.
« Elle
gesticulait, laissait rouler de grosses larmes sur ses joues, se mouchait et
sauçait son assiette. Pendant ce temps, J’enroulais indéfiniment deux ou trois
spaghettis autour de ma fourchette sans jamais parvenir à les hisser jusqu’à ma
bouche. Moi aussi, j’avais très envie de pleurer mais je me retenais…
-Pourquoi
vous vous reteniez ?
-Question d’éducation,
je pense…Et puis je me sentais encore si fragile…Je ne pouvais pas prendre le
risque de me laisser aller. Pas là. Pas maintenant. Pas avec elle. Pas dans
cette gargote sordide. J’étais…Comment te dire…Si friable.
« Elle m’a raconté ensuite qu’elle avait
consulté un avocat pour mettre en route une procédure de divorce. J’étais
soudain plus attentif. Un avocat ? Suzanne demandant le divorce ? Je
n’imaginais pas que les choses étaient allées si loin, qu’elle avait été à ce
point blessée…Elle avait vu cette femme, la belle-sœur d’une de ses amies. Elle
avait beaucoup hésité mais en rentrant d’un week-end ici, elle avait pris sa
décision. Elle l’avait prise dans la voiture sur le chemin du retour alors que
je ne lui avais adressé la parole qu’une seule fois pour lui demander si elle
avait la monnaie du péage. C’était une espèce de roulette russe conjugale
qu’elle avait inventée : si Pierre me parle, je reste, s’il ne me parle
pas, je divorce.
« J’étais troublé. Je ne la savais pas si
joueuse.
« Elle avait repris des couleurs et me
regardait avec plus d’assurance à présent. Bien sûr, elle avait tout déballé.
Mes voyages, toujours plus longs, toujours plus nombreux, mon désintérêt de la
vie familiale, mes enfants transparents, les carnets de notes que je n’avais
jamais signés, les années perdues à tout organiser autour de moi. Pour mon
bien-être, pour l’entreprise. Entreprise qui appartenait à sa famille à elle,
entre parenthèses, le sacrifice de sa personne. Comment elle s’était occupée de
ma pauvre mère jusqu’au bout. Enfin tout, quoi, tout ce qu’elle avait eu besoin
de raconter, plus tout ce que les avocats aiment entendre pour pouvoir chiffrer
les dégâts.
« Moi aussi je reprenais du poil de la
bête, on arrivait en terrain connu. Que voulait-elle ? De l’argent ?
Combien ? Qu’elle me fixe un montant, j’avais déjà sorti mon chéquier.
« Mais non, elle me reconnaissait bien là,
croyant m’en tirer à si bon compte…J’étais vraiment lamentable…Elle s’était
remise à sangloter entre deux bouchées de tiramisu. Pourquoi est-ce que je ne
comprenais rien ? Il n’y avait pas que les rapports de force dans la vie.
L’argent ne pouvait pas tout acheter. Tout racheter. Est-ce que je faisais
semblant de ne rien comprendre ? Avais-je un cœur ? J’étais vraiment
lamentable. Lamentable…
« Mais pourquoi est-ce que tu ne demandes
pas le divorce alors ?avais-je fini par lâcher, agacé, je prends toutes
les fautes sur moi. Toutes, tu m’entends ? Même le caractère épouvantable
de ma mère, je veux bien signer quelque part pour le reconnaître si ça te
chante, mais ne t’encombre pas d’un avocat, je t’en prie, dis-moi plutôt
combien tu veux ?
« Je l’avais piquée au vif.
« Elle a relevé la tête et m’a regardé
dans les yeux. C’était la première fois depuis des années que nous nous regardions
si longtemps. J’essayais de découvrir quelque chose de nouveau sur ce visage.
Notre jeunesse peut-être…Le temps où je ne la faisais pas pleurer. Où je ne
faisais pleurer aucune femme, et où l’idée même de bavasser autour d’une table
du sentiment amoureux me semblait inconcevable.
« Mais je n’ai rien découvert, seulement
la moue un peu triste d’une épouse vaincue qui s’apprêtait à passer aux aveux.
Elle n’était pas retournée chez son avocate car elle n’en avait pas le courage.
Elle aimait sa vie, sa maison, ses enfants, ses commerçants…Elle avait honte de
se l’avouer, et pourtant c’était la vérité : elle n’avait pas le courage
de me quitter.
« Pas le courage.
« Je pouvais courir si ça me chantait, je
pouvais en sauter d’autres si ça me rassurait, mais, elle, elle ne partirait
pas. Elle ne voulait pas perdre ce qu’elle avait conquis. Cet échafaudage
social. Nos amis, nos relations, les amis des enfants. Et puis il y avait cette
maison toute pimpante dans laquelle nous n’avions encore jamais dormi…C’était
un risque qu’elle n’avait pas envie de prendre. Après tout, qu’est-ce que ça
pouvait lui faire ? Il y en avait des hommes qui trompaient leur femme…Un
paquet même…Elle s’était confiée et avait été déçue par la banalité de son
histoire. C’était ainsi. La faute à ce qui nous pendait entre les jambes. Il
fallait faire le gros dos et laisser passer l’orage. Elle avait fait le premier
pas, mais l’idée de n’être plus madame Pierre Dippel la laissait exsangue.
C’était comme ça et c’était tant pis pour elle. Sans les enfants, sans moi,
elle ne pesait pas lourd.
« Je lui tendais mon mouchoir. ``Ce
n’est pas grave, ajouta-t-elle en se forçant à sourire, ce n’est pas grave…Je
reste près de toi parce que je n’ai pas trouvé de meilleure idée. Je me suis
mal organisée pour une fois. Moi qui prévois toujours tout, là, je…Je me suis
laissé déborder, on dirait. `` Elle souriait en pleurant.
« J’ai tapoté sa main. C’était fini.
J’étais là. Je n’étais avec personne d’autre. Personne. C’était fini. C’était
fini…
« Nous avons bu nos cafés en commentant le
mauvais goût de la décoration et les moustaches du patron.
« Deux vieux amis tout couverts de
cicatrices.
« Nous venions de soulever une grosse
pierre et de la laisser retomber aussitôt.
« C’était trop affreux ce qui grouillait
là-dessous.
(…)
Extrait du livre : « Je
l’aimais. » d’Anna Gavalda
Adrien a tout quitté, sa femme Chloé et ses
deux enfants, pour un nouvel amour. Il laisse derrière lui une monstrueuse
incompréhension qui terrasse Chloé. Avait-il vraiment le droit de partir
ainsi en oubliant tous ses devoirs ? Pour répondre à ces interrogations,
le père d’Adrien va la faire entrer dans le secret de ses blessures, dévoiler
ses propres lâchetés.
Cet extrait nous présente une scène pathétique,
d’une franche lucidité. Il illustre notre dépendance à la routine du quotidien,
à notre petit confort matériel, à l’angoisse générée par une perspective de
changement. Il est parfois trop difficile d’avoir le courage de ses idées…
Les mots d’Anna Gavalda sont vibrants de
simplicité, le ton, d’une justesse bouleversante.
J’ai
beaucoup aimé ce livre, bien qu'il soit d’une grande tristesse.
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