Dans sa famille on n’oubliait rien, on ne pardonnait pas, on s’habituait, c’est tout. On portait longtemps le ressentiment qui devenait peu à peu une pierre dure au fond de la mémoire. Lui avait décidé de pardonner. Dans l’ombre du bistro, près de la porte, il guette l’arrivée de celui qui, trois ans plus tôt, lui a pris sa fille. Il se demande si les abeilles ou les mammifères pardonnent. Il veut savoir s’il peut pardonner.
C’est un homme
solitaire et plutôt sombre. Il s’appelle Pierre. Il aime, par ordre croissant
de préférence, la fraîcheur des matins d’été, faire à manger, les rythmes très
lents à trois temps en sol mineur, les longues conversations avec sa compagne
au retour des voyages, courir jusqu’à perdre son souffle, le bruit des stores
métalliques que l’on baisse quand vient le soir autour de la Méditerranée, les
pins parasols. Il n’aime pas les souvenirs et a des fureurs secrètes qui
explosent comme des orages. Sa fille était pour lui le monde entier. Quand le
téléphone a sonné, tout de suite, il a su. Depuis toujours, il attendait le
malheur. Il est question d’accident, de chauffard, de voiture rouge.
« Venez vite », a dit la voix. Voilà le corps, son corps absent, son
empreinte à peine marquée sur la voiture trop rouge. Puis le procès et la
condamnation : homicide par négligence. Quelqu’un a négligé sa fille. Elle
était entièrement à sa vie, entièrement à l’instant. La voilà tout entière au
silence, promise déjà à l’oubli.
Le dernier jour, juste
avant de partir, elle lit, son visage grave faiblement éclairé, penchée sur son
livre. Il s’approche. Il contemple longuement cette inconnue venue du fond de
ses entrailles, poussière d’étoiles comme lui et comme les autres avant lui,
belle d’une beauté si pure qu’elle est sans mérite. Il l’avait laissé partir,
il avait appris qu’il ne pourrait lui éviter de souffrir, il savait qu’il ne
pourrait vivre à sa place et l’aimait comme une énigme, impénétrable comme
l’amour. Il s’approche encore, veut faire un geste, veut tendre la main. Elle
sourit à sa présence qu’elle devine ou à son livre ? Il n’a jamais su, il
l’a quittée.
Quelques jours après
les rituels, après l’enterrement et les paroles de compassion, la souffrance
est devenue si vive qu’il a tenté de l’arracher. Le visage vieilli par
l’irréparable, il a couru plus vite, plus longtemps, il a sacrifié son emploi,
il a déménagé, il n’a plus écouté Mozart. Est venue la haine. Un jour, Pierre
lit dans un journal trouvé dans le train que ceux qui avaient tout perdu à Fukushima s’étaient réunis pour demander
pardon à la mer, à l’air, à la terre,
pardon aux fleurs. Quelqu’un avait souillé la nature. Eux, au nom de tous,
voulaient réparer, revenir à l’innocence perdue, recommencer. Comme si
pardonner était pour eux une obligation ordinaire, aussi naturelle que donner,
recevoir, échanger. Comme si le pardon que l’on demande ou que l’on accorde
pouvait les rendre au présent et les délivrer du poids du passé. Comme si,
entre la rancune et l’oubli, seul le pardon pouvait ramener la vie.
Pardonner, séparer le
meurtrier de son meurtre, l’accueillir en lui et dans l’humanité, choisir la
coopération plutôt que le conflit ? Cette pensée interdite l’a pénétré,
est descendue en lui, bouleversant son monde dévasté. La haine déjà recule, une
voix ancienne dit au fond de lui : « Que celui qui est sans
faute jette la première pierre. » Quelques jours plus tard, Pierre a
téléphoné. Maintenant, il attend. Le bistro est un lieu de pardon.
C’est décembre, dehors
le froid est vif. L’homme entre. Il lui paraît plus grand qu’au procès, il a
maigri, ses yeux sont inquiets. Il s’assoit sans hésiter. « J’ai
souhaité vous revoir », dit Pierre. Au début, ils n’arrivent pas à se
parler, ils sont gênés, ils se dévisagent. Le regard de Pierre glisse, s’arrête
sur une chemise usée. Lentement, la conversation s’anime. Ses lèvres
tremblent : « Je n’ai pas voulu, c’est allé si vite, je pense
constamment à elle… » Demandera-t-il pardon ? Timidement, regard
perdu, dans un souffle, il murmure les mots attendus. Pierre se lève, ils se
quittent, il peut à nouveau se souvenir. Comment riait-elle, comment
levait-elle la tête, comment cachait-elle ses chagrins ? Et ses joies et
ses colères ? Pierre est seul, il marche dans la rue. Des gens passent en
riant, un enfant qui l’a pris un instant pour son père lui a tendu la main. Il
sourit.
Dans les barriques du
Vieux-Pays, une partie du vin s’échappe, pour donner au vin nouveau son intime
profondeur. Le pardon fait de même avec les souvenirs. On l’appelle la part de
l’ange.
Charles
Kleiber
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