[…]
Le prêtre s’est tourné
vers nous :
« Nous allons
faire nos oraisons de l’autre côté de la rivière. »
En silence, nous nous
sommes dirigés vers l’endroit indiqué. Nous avons traversé le pont qui se
trouve presque en face de la grotte 1 et nous sommes passés sur
l’autre rive. L’endroit était plus beau : des arbres, une grande prairie,
et la rivière. De là, nous pouvions voir nettement la statue éclairée et nos voix s’élevaient plus librement. Nous
n’avions plus l’impression désagréable de gêner la prière des autres. Les gens
se sont mis à chanter plus fort, ils ont levé le visage vers le ciel et souri,
tandis que les gouttes de pluie ruisselaient sur leurs joues. Quelqu’un a levé
les bras et, la minute suivante, tous avaient les bras dressés et se
balançaient d’un pied sur l’autre au rythme de la musique.
J’essayais de toutes
mes forces de me laisser aller – mais en même temps je voulais observer ce
qu’ils faisaient. Un prêtre, à côté de moi, chantait en espagnol et j’ai essayé
de répéter ses paroles. C’étaient des invocations à l’Esprit – Saint, à la
Vierge – pour leur demander d’être présents et de répandre leurs bénédictions
et leurs pouvoirs sur chacun de nous.
« Que le don des
langues descende sur nous », a dit un autre prêtre. Il a répété la même
phrase en espagnol, en italien et en français.
Je n’ai pas bien
compris ce qui s’est passé ensuite. Chacun s’est mis à parler une langue qui
n’appartenait à aucun idiome connu. C’était un brouhaha plutôt qu’une langue,
et les mots semblaient venir directement de l’âme, sans signification. Je me
suis très vite souvenue de notre conversation dans l’église, quand il m’avait
parlé de la révélation, et dit que tout le savoir consistait à écouter son âme.
« Peut-être
est-ce là le langage des anges », me suis-je dit, en m’efforçant d’imiter
ce qu’ils faisaient, et en me sentant ridicule.
Tous regardaient vers
la Vierge, de l’autre côté du gave, et semblaient en extase. Je l’ai cherché
des yeux, et j’ai vu qu’il se tenait à quelque distance de moi. Il avait les
mains levées vers le ciel et lui aussi prononçait des mots de façon
précipitée ; on aurait dit qu’il parlait avec elle. Il souriait,
approuvait, avait parfois une expression de surprise.
« C’est là son
monde à lui. », ai-je pensé.
Tout cela commençait à
m’effrayer. L’homme que j’aurais voulu à mes côtés affirmait que Dieu était
également femme, il parlait des langues incompréhensibles, entrait en transe,
semblait proche des anges. La maison dans la montagne me paraissait moins
réelle, comme si elle faisait partie d’un monde qu’il avait déjà quitté.
Tous ces jours passés
– depuis la conférence à Madrid – me semblaient appartenir à un songe, être un
voyage hors du temps et de l’espace de mon existence. Et pourtant, le songe
avait le goût du monde, une saveur de roman, de nouvelles aventures. En dépit
de toutes mes résistances, je savais bien que l’amour enflamme facilement le
cœur d’une femme, que c’était seulement une question de temps pour que j’en
arrive à laisser le vent souffler et l’eau emporter le barrage. J’avais beau
n’en avoir eu aucune envie au début, j’avais déjà aimé, et je m’imaginais
savoir comment faire face à pareille situation. Mais là, quelque chose
m’échappait. Ce n’était pas le catholicisme que l’on m’avait enseigné au
collège. Et ce n’était pas ainsi que je voyais l’homme de ma vie.
« L’homme de ma
vie…C’est drôle ! » me suis-je dit, surprise de ces mots qui
m’étaient venus à l’esprit.
Devant cette rivière
et cette grotte, j’ai ressenti de la peur et de la jalousie. De la peur parce
que tout cela était nouveau pour moi, et que la nouveauté m’effraie toujours un
peu. De la jalousie parce que, petit à petit, je comprenais que son amour était
plus grand que je ne le croyais, s’étendait sur des espaces où je n’avais
jamais pénétré
« Pardonnez-moi,
Sainte Vierge, ai-je dit. Pardonnez-moi si je me montre mesquine, médiocre, si
je veux garder pour moi l’exclusivité de l’amour de cet homme. »
Et si sa vocation
était réellement de sortir du monde, de s’enfermer au séminaire et de converser
avec les anges ? Combien de temps pourrait-il résister avant d’abandonner
la maison, les disques et les livres, pour retourner à son vrai chemin ?
Ou bien, même s’il ne devait jamais revenir au séminaire, quel serait pour moi
le prix à payer pour le tenir éloigné de son vrai rêve ?
Tous semblaient
concentrés sur ce qu’ils faisaient, sauf moi. J’avais les yeux fixés sur lui,
il parlait la langue des anges.
Puis la peur et la
jalousie ont fait place à un sentiment de solitude. Les anges pouvaient
communiquer avec quelqu’un et moi j’étais seule.
Je ne sais ce qui m’a
poussée à tenter moi aussi de parler cette langue étrange. Peut-être cette
impérieuse nécessité de la rejoindre, d’exprimer ce que j’éprouvais. Peut-être
avais-je besoin de laisser mon âme s’épancher –mon cœur était plein
d’interrogations et voulait à tout prix des réponses.
Je ne savais pas au
juste quoi faire ; le sentiment du ridicule était très fort. Mais il y
avait là des hommes et des femmes de tous âges, des prêtres et des laïcs, des
novices, des sœurs, des étudiants, des personnes âgées. Cela m’a donné du
courage, et j’ai demandé au Saint-Esprit de m’aider à surmonter la barrière de
la peur.
« Essaie, me
suis-je dit. Il suffit d’ouvrir la bouche et d’oser dire des choses que tu ne
comprends pas. Essaie. »
Je me suis décidée.
Mais auparavant, j’ai demandé que cette soit une épiphanie, un nouveau
commencement pour moi.
Il m’a semblé que Dieu
m’avait entendue. Les mots sont venus plus librement. La honte s’est effacée,
la confiance a grandi, ma langue s’est déliée progressivement. Sans rien
comprendre à ce que je disais, je tenais pourtant un discours qui avait un sens
pour mon âme.
Le simple fait d’avoir
eu assez de courage pour énoncer des paroles privées de sens m’a plongée dans
l’euphorie. J’étais libre, je n’avais pas besoin de chercher à expliquer mes
actes. Et cette liberté m’emmenait jusqu’au ciel – où un plus grand amour, qui
pardonne tout et jamais ne se sent délaissé, accueillait mon retour.
« Il me semble
que je retrouve la foi », me disais-je, surprise de tous les miracles que
peut accomplir l’amour. Je sentais la Vierge auprès de moi, qui me tenait dans
ses bras, me couvrait et me réchauffait de son manteau. Les mots étranges
sortaient de plus en plus vite de ma bouche.
Je me suis mise à
pleurer sans m’en rendre compte. La joie envahissait mon cœur, m’inondait. Elle
était plus forte que les peurs, que mes pauvres certitudes, que mes tentatives
de contrôler chaque seconde de mon existence. Je savais que ces larmes étaient
un don, parce que les sœurs, au collège, m’avaient appris que les saints
pleuraient quand ils étaient en extase. J’ai ouvert les yeux, contemplé
l’obscurité du ciel, et j’ai senti mes larmes se mêler à la pluie. La terre
était vivante, l’eau qui tombait renouvelait le miracle du plus haut des cieux.
Et nous faisions partie de ce miracle.
« Dieu peut donc
être femme », ai-je dit tout bas, pendant que les autres
chantaient. « C’est bien. S’il en est ainsi, c’est Sa face féminine
qui nous a appris à aimer. »
« Nous allons
prier ensemble par groupes de huit » a dit le prêtre, en espagnol, en
italien et en français.
Quelqu’un s’est
approché de moi et a passé son bras par-dessus mon épaule. Une autre personne
en a fait autant de l’autre côté. Nous
avons ainsi formé un cercle de huit personnes enlacées. Puis nous nous sommes
penchés en avant, et nos têtes se sont touchées. La position dans laquelle nous
étions concentrait toutes nos énergies, toute notre chaleur.
« Que l’Immaculée
Conception aide mon fils et fasse qu’il trouve sa voie », a dit l’homme
qui avait passé son bras sur mon épaule droite. « Je vous demande de
dire un Ave pour mon fils.
-Amen », ont
répondu tous les autres. Et les huit personnes ont récité l’Ave Maria.
Chacun exprimait un
souhait, et tous y prenaient part en priant. Je me surprenais moi-même, car je
priais comme une enfant, et, comme une enfant, je croyais fermement que ces
grâces seraient obtenues.
Le groupe a gardé le
silence pendant une fraction de seconde. J’ai compris que mon tour était venu
de demander quelque chose. En toute autre circonstance, je serais morte de
honte. Mais il y avait une présence, et cette présence me donnait confiance.
J’ai dit :
« Que l’Immaculée Conception m’enseigne à aimer comme elle. Que cet amour
me grandisse et grandisse l’homme à qui il est dédié. Disons un Ave
Maria. »
Nous avons prié tous
ensemble et j’ai de nouveau éprouvé une sensation de liberté. Des années
durant, j’avais lutté contre mon cœur parce que j’avais peur de la tristesse,
de la souffrance, de l’abandon. J’avais toujours su que le véritable amour
était au-dessus de tout cela et qu’il valait mieux mourir que de ne pas aimer.
Mais je pensais que seuls les autres avaient du courage. Et maintenant, en cet
instant, je découvrais que j’en étais moi aussi capable. Même s’il signifiait
séparation, solitude, tristesse, l’amour valait bien le moindre centime de son
prix.
« Il faut que
j’arrête de penser à ces choses, je dois me concentrer sur le rituel. »
Le prêtre demanda aux
groupes de se disperser et de prier pour les malades. De temps à autre, tous
recommençaient à parler des langues étranges et à balancer leurs bras dressés
vers le ciel.
« Quelqu’un est
ici, dont la belle-fille est malade ; que cette personne sache que sa
belle-fille est en ce moment même sur la voie de la guérison », a dit une
femme.
Les oraisons
reprenaient, et avec elles les chants et la joie.
Plus tard, il m’a
expliqué que c’était là le don de prophétie, que certaines personnes étaient
capables de pressentir ce qui se passait en un lieu éloigné, ou ce qui allait
bientôt se produire.
Mais quand bien même
je ne l’aurais jamais su, je croyais à la force de cette voix qui parlait de
miracles. J’espérais qu’à un moment elle ferait allusion à l’amour de deux
personnes présentes dans l’assistance. J’espérais, oui, j’espérais l’entendre
proclamer que cet amour était béni par tous les anges, tous les saints, par
Dieu et par la Déesse.
[…]
Extrait du livre : « Sur le bord de
la rivière Piedra je me suis assise et j’ai pleuré »
de Paulo Coelho, éd. J’ai lu (pages 138 à 145)
de Paulo Coelho, éd. J’ai lu (pages 138 à 145)
Note :
1 : En cet instant du récit, l’action se situe à
Lourdes, à proximité de la grotte de la Vierge de l’Immaculée Conception.
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