vendredi 13 avril 2012

La mère Michel - L. de Kermalo

 

Avez-vous ouï parler de la mère Michel ? Et, au fait, qui ne la connaît, cette célébrité incomparable, la seule qui se puisse avec avantage opposer au grand Napoléon, grâce à l’immortelle chanson, bien autrement populaire et surtout morale que celle de la reine Hortense :

C’est la mère Michel qui a perdu son chat,
Qui crie par sa fenêtre qui le lui rendra ?
Le père Lustucru lui a respondu…

Nous verrons sa réponse tout à l’heure.

Or, au temps dont nous parlons, la mère Michel était une antique et très bavarde fruitière de la ville de Saint-Malo, ayant – rue des Juifs – son échoppe au rez-de-chaussée, son lit au grenier, par-dessus les quatre étages d’une baraque moisie, contemporaine au moins de Charlemagne, qui ferait, à l’heure qu’il est, si elle existait encore, le bonheur d’un régiment d’archéologues.

La mère Michel – sachez-le – possédait une âme aimante et contemplative. L’objet de sa contemplation c’était la mer, qu’elle dominait souverainement de la lucarne de sa chambre à coucher ; l’objet de sa tendresse, un chat, un délicieux matou tricolore – noir, blanc, feu -, couleur si recherchée des amateurs, presque aussi rare chez les chats que le blanc chez les merles, le bleu chez les roses et les tulipes.

A force de contempler l’Océan, ses rochers et ses rivages, la mère Michel avait fini par les refléter en sa personne. Sa face de parchemin verdâtre était striée en tous sens de rides entrecroisées, pareilles aux vallées profondes que l’orage creuse dans les flots.

Du fond de ces sillons, çà et là émergeaient – comme des îles et des récifs – des protubérances charnues de forme et de couleur diverses – cônes, cubes, prismes, pyramides -, toutes couvertes d’une végétation roussâtre où les profanes auraient vu de la barbe, mais qui tenaient bien certainement à la famille des fucus, des algues et des goëmons.

Son nez, c’était – à s’y méprendre – la pointe du Grouin * ; et quand elle roulait son œil unique (car elle était borgne) sous le verre de son pince-nez, on eût juré voir tourner dans sa lanterne la flamme du phare nouvellement inauguré sur le cap Fréhel.

Le matou, je renonce à le peindre : par la maîtresse que l’on juge du favori.

Le grenier de la mère Michel, très proche du rempart, voyait la mer du côté où éclata l’infernale machine ; il sentit de première main l’effet de l’explosion.

Réveillée par ce bruit épouvantable, par les vitres de sa lucarne volant en éclats, effarée par la vue des flammes bleuâtres dansant dans la nuit, la bonne veille sauta de son lit, croyant avoir à ses trousses cent diables d’enfer.

Autant en fit l’illustre Griffon (le précieux matou), qui dormait commodément, selon son usage, roulé en boule sur les pieds de sa maîtresse. Et comme il avait du cœur, au lieu de rester bêtement miauler en un coin, il franchit d’un bond le trou de la lucarne et s’élança sur les toits à la découverte.

La mère Michel, entendant grouiller en bas la foule dans la rue, prit un jupon au hasard et courut s’y réunir en cornette, dans un galant négligé. Sur les deux heures du matin elle rentra chez elle, après avoir épuisé tout ce qu’elle avait d’âme, de langue et de poumon, dans le plus terrible assaut de gueule qui se fût livré, de mémoire de femme, entre toutes les commères du quartier.

Accablée de tant d’émotions, elle dormit jusqu’au jour.

Au réveil, son premier geste fut d’allonger le bras pour gratter à petits coups d’ongle, selon sa coutume, la tête soyeuse de Griffon ; point de Griffon ! Inquiète, elle retourne son lit, ses nippes, bouleverse tous ses meubles, sonde tous les coins : point de Griffon !! Elle appelle son bien-aimé avec angoisse, imposant à sa voix cassée et rauque les inflexions les plus caressantes : point de Griffon !

C’est alors qu’affolée par la douleur elle se précipita à la fenêtre, en jetant ce cri navrant que la poésie a immortalisé. C’est alors que le père Lustucru, savetier jovial, fatigué de tout ce tapage, attirant de la lucarne voisine son profil narquois et sa trogne rouge comme une guigne, lui fit sa fameuse réponse :
                                 
Le père Lustucru lui-z-a respondu :
Ne crie pas tant, vieille folle,
ton chat n’est pas perdu.

Mais comme, au demeurant, le bonhomme avait bon cœur, il enjamba en même temps l’appui de sa fenêtre et se mit à exécuter une promenade en gouttière, dans l’espoir de découvrir – derrière le tuyau d’une cheminée où il se blottissait souvent – le favori de sa voisine.

Savez-vous ce qu’il découvrit ?...Le cadavre –bien reconnaissable encore à son uniforme – du matelot anglais resté sur la machine infernale, lancé là par l’explosion, et sous ce cadavre – hélas !!!- celui de l’infortuné Griffon, atteint, accablé et assommé par cette charogne anglaise, dans l’instant même où il venait de sauter de sa lucarne pour voler au secours de la patrie.
(…)

Quand il fut constant que le pauvre Griffon était, dans toute la cité, la seule victime immolée par la furie anglaise, qui s’était bornée, quant au reste, à travailler dans l’intérêt des couvreurs, des vitriers et quelque peu des maçons, monseigneur le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne, se fit tailler par son secrétaire sa meilleure plume, et prenant dans son bureau en marqueterie de Boulle une belle feuille de papier blanc, il se gratta un instant l’oreille, puis écrivit avec un gros rire la lettre suivante au roi :

« Sire, les Anglais, pour se venger des nombreux désastres que nos corsaires malouins font subir incessamment à leur marine et à leur commerce, ont essayé ces jours-ci de détruire Saint-Malo.

Ils ont attaqué la place avec dix vaisseaux de haut bord, nombre de frégates, galiotes et autres bâtiments moindres, en tout plus de quarante voiles. Ils l’ont bombardée pendant quatre jours.

Dans la nuit du quatrième, ils ont trouvé l’artifice de faire éclater, sous les murs mêmes, une machine infernale chargée de 40 milliers de poudre, 600 bombes, 200 carcasses, 100 barriques de poix et de soufre, quantité de boulets, grenades, ferrailles, projectiles de toute sorte.

Au bout de tout cela ils ont réussi…à tuer le chat de la mère Michel **. »


L. de Kermalo

Extrait d’un recueil de textes populaires: « Contes populaires et légendes de Bretagne »,  de Claude Seignolle, éd. France Loisirs.


* Près de Cancale.

** Toutes les relations du temps attestent que les Anglais, dans toute leur expédition, ne tuèrent aux Malouins qu’un chat. On mit même la chose en épigramme, ainsi :

L’Anglois, semblable à la montagne
Qui n’enfanta qu’un petit rat,
Dans sa malouïne campagne
N’a fait périr qu’un pauvre chat.



Vous êtes-vous parfois demandé où était passé le chat de la mère Michel ? Une chose est sûre, depuis 1820, date approximative de l’apparition de la célèbre comptine populaire, des générations d’enfants se sont posés cette question ! Moi, y compris. Et voilà que je tombe sur ce texte… La réponse n’est, à vrai dire, pas du tout celle à laquelle je m’attendais…Dorénavant, je ne pourrai plus rétorquer que je ne sais pas ! Après mûre réflexion, il vaudrait  peut-être mieux que je choisisse de chanter autre chose aux tout petits…

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