Voici le fameux épisode de la boue verte :
[…]
La porte de la salle de bains s’ouvrit brutalement. Hurle en jaillit comme un diable d’une boîte, gémissant de désespoir.
-Regardez ! rugit-il. Regardez-moi ça ! Qu’est-ce qu’elle a fabriqué avec mes sortilèges, cet ouragan de bonne femme ?
Sophie et Michael sursautèrent. Hurle avait les cheveux mouillés ; à part cela, ni l’un ni l’autre ne lui trouvèrent rien de changé.
-Si c’est de moi que vous parlez…commença Sophie.
-Oui ! C’est de vous que je parle ! Regardez ! brailla Hurle.
Il s’assit d’une masse sur le trépied, fourragea dans sa chevelure à pleines mains.
-Regardez, morbleu, ouvrez les yeux ! C’est une catastrophe ! On dirait une poêlée d’œufs au bacon !
Michael et Sophie se penchèrent nerveusement sur la crinière de Hurle. Elle semblait aussi blonde que d’habitude, de la pointe aux racines. La seule différence, peut-être, était un très léger reflet roux. Sophie le trouva tout à fait plaisant. Il lui rappelait un peu la teinte naturelle de sa propre chevelure, en temps normal.
-Je trouve que c’est très joli, dit-elle.
-Joli ! rugit Hurle. C’est votre faute, vous l’avez fait exprès ! Vous ne pouviez pas rester tranquille, il fallait que vous me gâchiez la vie, à moi aussi ! Regardez mes cheveux, ils sont poil de carotte ! Je vais devoir me cacher jusqu’à ce qu’ils aient entièrement repoussé !
Il ouvrit les bras, d’un geste théâtral.
-Désespoir ! hurla-t-il. Horreur ! Agonie !
La salle commune s’assombrit. Aux quatre coins de la pièce se déployèrent de lourdes formes nébuleuses qui évoquaient des silhouettes humaines. Elles avancèrent sur Sophie et Michael avec des cris affreux, des plaintes aiguës qui s’enflaient jusqu’au brame désespéré puis culminaient en un paroxysme de douleur et d’épouvante. Sophie presse ses mains sur ses oreilles pour ne plus les entendre. En vain : les hurlements montaient encore, plus horribles d’instant en instant. Calcifer se réfugia précipitamment au fond du foyer et plongea la tête sous une bûche. Michael empoigna Sophie par le coude et la tira vers la porte. Il tourna en hâte le bouton du côté bleu, ouvrit le battant d’un coup de pied et l’entraîna dans la rue des Havres, aussi vite qu’il le put.
Au-dehors, le tumulte était presque aussi affreux. Des portes s’ouvraient tout le long de la rue, des gens sortaient en courant, les mains sur les oreilles.
Au-dehors, le tumulte était presque aussi affreux. Des portes s’ouvraient tout le long de la rue, des gens sortaient en courant, les mains sur les oreilles.
-Est-ce qu’il faut le laisser seul dans cet état ? chevrota Sophie.
-Oui, lâcha Michael. S’il pense que c’est votre faute, oui, absolument.
Ils traversèrent le village à toute vitesse, poursuivis par les cris perçants. Une foule les accompagnait. Malgré la bruine pénétrante qui avait remplacé le brouillard, tout le monde gagnait le port ou le littoral. Les clameurs y paraissaient plus supportables, parce que l’immensité grise de la mer les absorbait quelque peu. Par petits groupes mouillés, tous regardaient l’horizon noyé de brume, les cordages des bateaux à quai, qui s’égouttaient. Les hurlements monstrueux tournèrent alors à la crise colossale de sanglots déchirants. Sophie songea qu’elle voyait la mer de près pour la première fois de sa vie. Dommage que son plaisir fût un peu gâché.
Les sanglots s’affaiblirent, faisant place à de grands soupirs pitoyables, puis ce fut le silence. Les villageois reprirent prudemment le chemin de leurs maisons. Quelques-uns s’approchèrent timidement de Sophie.
-Il n’est pas arrivé malheur chez le pauvre sorcier, madame la sorcière ?
-Il n’a pas eu de chance aujourd’hui, intervint Michael. Venez, je pense que nous pouvons risquer de rentrer.
Comme ils suivaient le quai, plusieurs marins les hélèrent anxieusement de leur bateau. Ils voulaient savoir si ce bruit était signe de tempête ou de mauvais sort.
-Non, en aucun cas ! répondit Sophie. D’ailleurs c’est fini maintenant.
Ce n’était pas tout à fait exact. La demeure du magicien s’était réduite à une petite bicoque de village très ordinaire, que Sophie n’aurait pas reconnue si Michael ne l’avait pas accompagnée. Il ouvrit avec précaution la porte basse, très modeste. Hurle était toujours assis sur le tabouret, dans une attitude de désespoir absolu. Et il était couvert des pieds à la tête d’une épaisse vase verte.
Une masse spectaculaire de vase verte, un torrent, un déluge abominable de vase verte. Une marée qui le recouvrait entièrement, engluait sa tête et ses épaules de gros grumeaux visqueux, s’entassait sur ses genoux et ses mains, gainait ses jambes de caillots, glissait du tabouret par lentes coulées qui avaient formé des flaques limoneuses un peu partout sur le sol. Certaines rigoles avaient rampé jusque dans la cheminée. L’odeur était infecte.
Calcifer était réduit à deux flammèches qui vacillaient désespérément.
-Au secours, je suffoque ! s’écria-t-il, la voix rauque. Cette saleté va m’étouffer !
Sophie releva sa jupe et marcha furieusement sur Hurle, prenant toutefois soin de rester à distance respectueuse.
-Arrêtez ! ordonna-t-elle. Arrêtez tout de suite ! Vous vous conduisez comme un vrai bébé !
Hurle n’esquissa pas un geste, ne prononça pas une syllabe. Ses yeux grands ouverts restaient fixes dans un masque tragique.
-Qu’est-ce qu’on va faire ? s’affola Michael près de la porte. Il est mort ?
« Michael est un garçon charmant, se dit Sophie, mais peu efficace dans l’urgence. »
-Non, bien sûr qu’il n’est pas mort ! dit-elle. Et s’il n’y avait pas Calcifer, il pourrait bien continuer à faire l’anguille dans sa vase toute la journée, ce n’et pas mon problème ! Ouvre la porte de la salle de bains.
Pendant que Michael naviguait entre les mares jusqu’à la salle de bains, Sophie jeta son tablier dans la cheminée pour arrêter les coulées de vase. Elle s’empara de la pelle, ramassa de la cendre et la déchargea sur les flaques les plus épaisses. De violents jets de vapeur fusèrent en sifflant, et la pièce s’emplit d’une fumée très malodorante. Sophie retroussa ses manches, s’arc-bouta solidement contre les genoux englués du magicien et se mit en devoir de le pousser vers la salle de bains, tabouret compris. Ses pieds dérapaient dans la vase, dont la viscosité permettait cependant au tabouret de glisser plus aisément. Michael vint à la rescousse en tirant sur les manches poissées de limon. Ensemble, ils le remorquèrent jusqu’à la salle de bains. Et comme Hurle refusait toujours de bouger, ils le firent entrer de force dans la cabine de douche.
-De l’eau chaude, Calcifer ! ordonna Sophie, pantelante. Bien chaude !
Il leur fallut une heure pour débarrasser Hurle de la vase. Ensuite Michael mit encore une heure à le convaincre d’abandonner le tabouret et de mettre des vêtements secs.
[…]
Extrait du livre : « Le château de Hurle » de Diana Wynne Jones, éd. Pocket jeunesse, p.112 à 117
L’histoire :
Nous sommes au pays d’Ingary, plus précisément dans une petite ville prospère, la Halle-Neuve. C’est là, en bord de mer, que vit Sophie Chapelier et sa famille. Sa mère étant décédée, la jeune fille aide sa belle-mère à tenir une boutique de chapeaux. Tout se passe relativement bien pour elle, jusqu’au jour où la sorcière du Désert, connue à la ronde pour sa cruauté, passe la porte de son magasin. Et voilà que pour une raison inexpliquée, la pauvre Sophie est victime d’un mauvais sort de la sorcière: elle est transformée en vieille femme et elle ne peut révéler à personne qui elle est réellement. Sa place n’est donc plus à la Halle-Neuve, d’autant qu’elle rêve de changer de vie. La vieille Sophie part sur les routes au hasard, lorsqu’elle aperçoit le château du peu recommandable magicien Hurle qui avance en bringuebalant sur la lande. Cela lui donne une idée : peut-être trouvera-t-elle de l’aide pour se défaire de ce sortilège entre les murs biscornus de cet édifice grondant et sinistre ? A cet instant, elle est loin de se douter de la patience et de la persévérance dont elle devra faire preuve pour arriver à ses fins…
Le livre :
Diana Wynne Jones |
« Le château de Hurle » est un roman de fantasy publié en 1986. Il a été écrit par Diana Wynne Jones (1934 – 2011), une auteure britannique de romans fantastiques. C’est le livre le plus populaire de son œuvre prolifique, à tel point qu’il est devenu un classique de la littérature pour la jeunesse, surtout dans les pays anglo-saxons. Il a librement été adapté en 2004 au cinéma par Hayao Miyazaki sous le titre : « Le château ambulant », un film d’animation qui a connu un succès planétaire.
Diana Wynne Jones révèle : « L’idée de ce livre m’a été suggérée par un garçon dont je visitais l’école. Il m’a demandé d’écrire un roman qui s’intitulerait : le château qui bouge. […] »
L’histoire connaît une suite dans « Le château des nuages », du même auteur.
Quelques citations :
-« C’est tout ce que vous proposez face à la tragédie ? s’emporta Hurle. Faire des tartines ? » p.184
-« Tout ça parce que je suis l’aînée, […]. Rien ne vous réussit quand vous êtes l’aînée. » p.238
-« Je pourrais aller jouer les mauvais anges à mon propre baptême, si je le voulais. Peut-être l’ai-je
fait, d’où tous mes ennuis. » p.268
Mon avis :
J’ai d’abord vu le film de Miyazaki avant de lire le livre Diana Wynne Jones, et j’ai été surprise de constater un grand nombre de divergences notables entre les deux histoires. Je n’en ferai pas la liste, puisqu’elle serait fastidieuse, mais j’ai retrouvé dans le roman la fantaisie que j’attendais, agrémentée d’une touche d’humour ici et là. La lecture est facile et on est immergé, dès les premières lignes, dans un monde imaginaire digne des meilleurs contes de notre enfance. Les personnages sont attachants et l’histoire finit bien, comme il se doit…
A recommander dès 11 ans.
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