Le peintre:
Félix Vallotton |
Parallèlement à la peinture et pour subvenir à ses dépenses, il commence à réaliser des dessins et des illustrations pour des revues satiriques. Il s’autorise ainsi à exprimer sa révolte contre l’autoritarisme et l’antisémitisme de l’époque. Il fait aussi des travaux de restauration de tableaux, des portraits pour la bourgeoisie parisienne et genevoise, devient même critique d’art en 1890. Par la suite, son habilité pour la gravure sur bois (la xylographie) lui ouvre les portes de grands journaux, revues et maisons d’édition en tant qu’illustrateur. Il réalise aussi des affiches pour le théâtre. Ses multiples casquettes lui offrent enfin une renommée internationale, accompagnée du confort matériel tant espéré.
En 1893, il se rapproche du groupe des nabis. En 1894, il fait la connaissance de sa future épouse, Gabrielle Rodrigues-Henriques, fille d’un célèbre marchand d’art, Alexandre Bernheim. Elle est veuve, mère de 3 enfants. En 1899, l’artiste se marie avec elle par amour et fait son entrée dans le monde de la grande bourgeoisie. Puis en 1900, il se naturalise français. Son succès lui vaut une Légion d’honneur en 1912, qu’il refuse pourtant. Il est trop âgé pour devenir soldat lors de la guerre de 14, mais il postule à une annonce du gouvernement en 17 et reste 15 jours au front avec un groupe d’artistes, dont la tâche est de peindre la guerre. Son vécu se reflètera dans ses toiles, son pessimisme de même. Par la suite, il se frotte à la littérature en écrivant son autobiographie, « La vie meurtrière ».
Vallotton décède en 1925 d’un cancer du côlon. Il est inhumé au cimetière Montparnasse. L’artiste nous laisse plus de 1100 œuvres peintes, gravées ou sculptées.
Le mythe de Persée et d’Andromède :
Comme toujours, relater un épisode de la mythologie grecque n’est pas tâche facile tant les péripéties sont nombreuses. Pour faire simple : Persée a tué la redoutable gorgone Méduse grâce à des sandales ailées avec lesquelles il peut voler, le casque d’Hadès qui le rend invisible et l’épée courbée d’Hermès. Ensuite, il a fourré la tête de la Méduse dans une besace à franges d’or qu’il porte sur son dos, afin que son regard maléfique ne puisse plus pétrifier personne.
C’est ainsi équipé que Persée arrive en Ethiopie. Un monstrueux dragon marin nommé Cétus sème la terreur le long des côtes du pays. Il a été envoyé par Poséidon en représailles. La faute à qui ? A la reine Cassiopée. Elle s’est imprudemment vantée que sa fille, la jeune Andromède, a un plus joli minois que les Néréides (ce sont des nymphes marines d’une grande beauté qui accompagnent Poséidon), a-t-on idée ?... Pour se défaire du monstre, la princesse Andromède doit lui être offerte en sacrifice. La pauvrette est donc enchaînée et attend une mort imminente, lorsque Persée surgit des nuées sur ses ailes de colibri. Il massacre le dragon avec bravoure, délivre la princesse, puis, comme tout travail mérite salaire, il épouse l’heureuse rescapée…
Analyse de « Persée tuant le dragon » de Félix Vallotton:
Ce mythe du vaillant Persée tuant le dragon a été peint de nombreuses fois, et il apparaît comme un sujet classique, toujours traité avec une approche académique. Vallotton, qui a passé beaucoup de temps dans les musées, a certainement pu observer ces toiles. En voici quelques exemples parmi tant d’autres :
Persée délivre Andromède de Carle Van Loo -1740 |
Persée délivrant Andromède - F.-E. Ehrmann -1875 |
Persée délivrant Andromède- Peter-Paul Rubens (1622) |
Persée délivrant Andromède - Titien (1554) |
Persée délivrant Andromède - Véronèse - 1576 |
Observez la pose lascive de la belle enchaînée à son rocher et l’énergie virile dégagée par Persée, ce héros courageux qui affronte le monstre au péril de sa vie. Un bel amalgame de clichés, en réalité…
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En 1910, Vallotton décide de reprendre ce thème pour le Salon d’Automne de Paris (dont il est un membre fondateur), mais sur le ton de l’humour et de la dérision. Il peint une huile sur toile aux dimensions impressionnantes de 1m60 sur 2m25. Le trait est précis et d’un grand réalisme. Cette œuvre majestueuse ne peut qu’attirer le regard du visiteur. Mais il serait fort réducteur de ne s’attarder que sur le côté loufoque et théâtral du tableau: en réalité, il faut le lire comme une satire de la société de l’époque. Cette toile est un pied de nez du peintre, une provocation artistique, bien loin de l’idéalisation du mythe de ses illustres prédécesseurs. D’ailleurs, elle provoqua un véritable scandale, déstabilisant public et critiques.
Le décor :
Commençons par observer le décor en arrière-fond. Le ciel, façon coucher-de-soleil, aux jolis jeux de lumière plutôt classiques, enveloppe la scène, tel un tissu de soie. Les couleurs s’unifient harmonieusement du côté du crocodile, afin de mettre en relief la mâchoire aux dents acérées du reptile. La montagne qui se découpe au loin, la mer ainsi que la plage de galets sont stylisées, et se réduisent à leur plus simple expression, formant un ensemble très épuré, empreint de modernité, en décalage complet avec le style presque photographique des personnages.
Ces discordances ne furent pas toujours comprises par les critiques de l’époque. Pourtant, elles accordent de la lisibilité aux personnages et permettent de mettre ce décor presque théâtral entre parenthèses.
Les personnages:
Placer les personnages sous la loupe de l’analyse, c’est faire s’entrecroiser épisode mythologique et critique sociétale.
Cette scène burlesque décrit un couple surpris en pleine baignade par un crocodile indomptable et menaçant, certes. Mais autorisons-nous à interpréter l’oeuvre encore plus avant.
L’Homme :
Placé bien au centre de la toile, un homme athlétique incarne Persée. Son visage et ses jambes sont particulièrement hâlés, alors que ses bras et son torse sont beaucoup plus clairs, à l’image des travailleurs en extérieur, qui acquièrent très vite un bronzage marqué sur les zones exposées au soleil. Son corps est harmonieusement musclé, trahissant les efforts physiques qu’il doit fournir au quotidien pour pouvoir manger son pain blanc. Le visage est creusé et dégage une force tranquille. La paupière supérieure semble enflée, lui donnant l’air fatigué. Pourtant le regard est volontaire et fixe avec détermination l’animal, dans une position de dominance.
Observez ses avant-bras. Ne les trouvez-vous pas étranges ? On a l’impression qu’il a deux coudes placés symétriquement de part et d’autre de deux os anormalement parallèles, créant ainsi un singulier ensemble. Regardez maintenant le bras en arrière-plan, sa découpe musculaire insolite. Eh oui, le message est maintenant plus clair et ne laisse que peu de place au doute : ces avant-bras sont…comment dire…très phalliques. Vous l’aurez compris, Persée est l’archétype même de la virilité. Sa masculinité est liée à l’évocation de sa force physique, à son courage, mais aussi à sa détermination.
Il tue le crocodile avec ce qui ressemble à une sorte de petite perche, parfaitement lisse et polie, tout à fait incongrue dans ce décor naturel. D’où sort-elle, à quoi pouvait-elle bien servir ? Mystère. Peut-être un petit clin d’œil malicieux du peintre. Persée ne porte pas sur lui les attributs guerriers que l’on attend (épée, casque ou sandales magiques). Au XX ème siècle, son arme à lui, c’est une perchette en bois…Persée est dépouillé de son aura magique, ainsi tout un chacun peut s’identifier à lui.
La femme :
Le moins que l’on puisse dire, est que la position d’Andromède est tout sauf gracieuse…On est bien loin des poses lascives des représentations classiques. Son corps misérablement recroquevillé dans un coin de la scène tranche avec la pose linéaire et tendue de Persée. Sa choucroute blonde posée sur la tête est une coiffure courante à la Belle Epoque, mais on se met à rêver aux longs cheveux défaits qui retombent avec sensualité sur les épaules de ses consoeurs antiques. Il est bien loin le glamour, Andromède est une bourgeoise enrobée et sans finesse, qui prête à rire. Et les chaînes, où sont-elles passées ? Il n’y en a tout simplement pas. Par conséquent, le combat à mort entre deux forces de la nature semble dérisoire.
Au lieu de se tenir en position de défense ou de fuite, la princesse se permet de tourner le dos au combat ! Seules ses mains étroitement serrées sous la joue trahissent une certaine crispation. Elle lance un regard mi-contrarié, mi-dégoûté au monstre, mais sans manifester de véritable peur. Cette attitude interroge et pourrait s’expliquer de deux manières : soit elle ne doute pas des capacités de son bellâtre à terrasser facilement la bête, soit elle ne comprend rien à la dangerosité du combat qui se joue sous ses yeux.
Andromède semble avoir été mise en lumière par le peintre. Sa peau rosée resplendit et marque un contraste saisissant avec la teinte sombre de la jambe de l’homme. A n’en pas douter, elle vit entre quatre murs et semble y mener une vie aux antipodes de celle imposée à Persée…
Le crocodile :
Bien que de taille plutôt réduite, on se demande comment il a pu se mettre dans une position aussi ridicule. Imaginez l’élan et la force que Persée a dû déployer pour le projeter ainsi, les quatre fers en l’air… Heureusement qu’un rocher se trouvait sur sa trajectoire, sans quoi il se serait retrouvé sur le dos, comme une piteuse tortue au ventre offert !
Là, pareil…Où est le monstre sanguinaire envoyé par Poséidon lui-même ? Celui qui terrorisait toute la contrée ? Vallotton, nous propose sans complexes, un petit crocodile bien en chair, échappé du jardin zoologique. Pas bien terrifiant,ce dragon de pacotille! Comme il est dans l’ombre, on ne discerne pas clairement ce qui se passe avec l’arme de Persée. Est-elle plantée dans le flanc de l’animal ? On ne voit pas de coulée de sang. On pourrait même se demander si ce n’est pas le crocodile qui la tient…ce serait une situation cocasse, n’est-ce pas ? Vallotton aurait pu peindre le monstre avec la tête renversée vers l’arrière et des yeux exorbités, dans une pose qui suggère une terrible souffrance. A contrario, le monstre fixe Persée, avec un regard relativement doux, si tant est qu’un reptile puisse l’avoir…On observe là, tout l’art du détournement, si cher à l’artiste.
Une satire sociale :
Vallotton porte un regard ironique et mordant sur la société de la Belle Epoque. Les femmes commencent à s’émanciper et la gente masculine n’est pas encore préparée à des changements qui chamboulent des valeurs ancestrales. Elles s’affirment, tentent de s’affranchir de la dominance des hommes, mais ont paradoxalement besoin d’un conjoint pour les entretenir puisque qu’il est de bon ton que la femme reste discrètement au foyer, pendant que l’homme pourvoit seul aux besoins de sa famille. Les convenances bourgeoises figent encore avec rigidité les rôles de chacun.
Quant au soi-disant dragon, il incarne les difficultés du quotidien, celles que l’homme doit surmonter pour faire vivre les siens dans une société qui ne fait pas de cadeaux. La femme est perçue par le peintre comme une bourgeoise peu pragmatique, ne s’impliquant que peu dans un combat qu’elle observe de loin.
De l’ironie et de la provocation avec une bonne dose de talent…Le moins que l’on puisse dire est que le résultat est surprenant !
Où peut-on admirer cette œuvre ?
Au musée d’art et d’histoire de Genève.
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