dimanche 19 février 2012

Des milliards de tapis de cheveux - Andreas Eschbach

Le Palais des Larmes

Illustration de Vincent Madras
C’est une planète isolée, la plus isolée, la plus maudite de l’univers. Ici, il n’y a aucun espoir. Le ciel gris pèse en permanence comme une chape de plomb ; des nuages désespérants le traversent, et la nuit on ne voit jamais les étoiles. Cette planète eut autrefois un nom, mais qui se le rappelle aujourd’hui ? Le reste de l’univers a oublié ce monde, son nom et le destin de ses habitants.

Quelque part sur cette planète, une vaste étendue désolée s’étire d’un horizon à l’autre et même bien au-delà. Rien n’y pousse, rien n’y vit, aucun arbuste, aucun brin d’herbe, aucune plante, aucun animal ; tout n’est que rocaille et poussière grisâtres. S’il prenait à quelqu’un l’envie de traverser cette plaine à pied, il ne rencontrerait pas une colline, pas un vallon, durant des jours, des semaines ; il ne trouverait rien à boire, rien à manger, et n’aurait pour toute distraction que le lever et le coucher du terne disque solaire. Jusqu’au jour où il devinerait à l’horizon la silhouette d’un grand édifice : le Palais des Larmes.

Les frêles créneaux de ses tours s’élèvent très haut dans le ciel, telles les dents délabrées d’un vieux guerrier qui refuse de rendre les armes tant qu’il est en vie. Du haut de ces créneaux, des trompettes revêtus de somptueux uniformes avaient coutume, le soir, de sonner leurs fanfares ; mais c’était il y a si longtemps …

Si l’on pouvait remonter très, très loin dans le temps, cette plaine n’existerait pas. Là où règne à présent de la rocaille polie, se dressaient autrefois des maisons, couraient des rues, s’étendaient des places somptueuses. Jadis s’élevait ici une ville immense, capitale d’un puissant empire. De larges allées menaient vers tous les points cardinaux, au-delà de ce que l’œil percevait, et avançaient dans une mer de bâtisses richement parées. Dans les avenues et sur les places, la circulation ne cessait jamais, qu’il fît jour ou nuit. De toute façon, il ne faisait jamais vraiment nuit dans cette ville perpétuellement plongée dans une resplendissante lumière d’or. Ses habitants étaient heureux et prospères, et lorsqu’on levait les yeux vers le ciel on pouvait voir les fuselages argentés d’imposants vaisseaux interstellaires tracer un sillon vaporeux dans le ciel d’azur avant de se poser sur l’astroport de commerce ou de quitter l’atmosphère de la planète en mettant le cap, avec leur chargement, sur de lointaines destinations, vers l’une des étoiles qui tout là-haut, par millions, étincelaient et les appelaient.

Mais ensuite les étoiles s’éteignirent…

Il ne reste plus rien de cette ville qui paraissait autrefois immortelle et invincible. On pourrait creuser pendant des siècles sans jamais trouver aucune trace des hommes qui vécurent autrefois ici. Aucun vestige de soubassements ensevelis ni de rues, rien. Plus rien que le jour et la nuit, la chaleur et le froid, la pluie parfois, et toujours ce vent qui balaye perpétuellement la plaine et soulève des nuages de poussière gris-brun qui, sans pitié ni relâche, ronge les ornements de pierre du palais, le seul bâtiment encore debout. À l’époque, lorsqu’il y avait encore des hommes, ils considéraient ce palais comme le plus bel édifice de la galaxie. Mais les ravages du temps n’en laissent plus rien deviner : les rosaces de pierre de ses tours, autrefois tels de doux boutons entrain d’éclore, ont été tellement entamées qu’elles ne sont plus aujourd’hui que de grises formes indistinctes ; des sculptures murales finement ouvragées pour lesquelles on n’hésitait pas , jadis, à entreprendre un voyage de plusieurs années-lumière, il ne reste plus rien, pas même de traces pour indiquer où elles se trouvaient. Le palais est en ruine et abandonné. Murs éclatés et toits effondrés sont livrés au vent et à la pluie. Le froid et la chaleur attaquent les murailles, et de temps à autre une pierre éclate, un fragment se détache. Sinon il ne se passe rien. Dans les cours et dans les allées, plus aucune trace de vie humaine.

La seule partie de l’édifice qui ait été entièrement sauvegardée, c’est la salle du trône elle-même. De ses fenêtres fières et élancées, elle domine décombres et ruines, et de mystérieuses forces ont préservé de la déchéance les ornements finement ciselés de ses traverses, les enjolivures frivoles de ses corniches et les cannelures effilées de ses colonnes.

La salle du trône est une pièce immense dont la voûte est portée par d’imposants piliers. En des temps immémoriaux, elle fut le cadre de fêtes somptueuses, de discours poignants et de débats acharnés. Cette salle a connu de nombreuses victoires et autant de défaites. Non : il y eut une défaite de trop…

Depuis, l’énorme portail à l’entrée est fermé à clé et sous scellés. Les marqueteries dorées qui ornent les battants intérieurs ont été bien conservées, mais on ne peut les voir. Elles sont cachées par un gigantesque portail illuminé par une rangée de lampes allumées en permanence.

Le trône d’or du souverain culmine sur une estrade, devant la façade opposée. Et sur ce trône est assis, immobile, le seul être vivant qu’abritent encore ces murs : le souverain lui-même. Il se tient là sans bouger, très droit, les bras posés sur les accoudoirs. On pourrait le confondre avec sa propre statue si ses yeux ne clignaient avec lassitude et si sa poitrine ne se soulevait régulièrement au rythme de son souffle.

De là où il est assis, il peut voir, par les fenêtres, la plaine qui entoure le palais jusqu’à l’horizon. Sur une table devant lui se trouvent deux grands moniteurs qui autrefois, il y a très, très longtemps, fonctionnaient et lui diffusaient des images de contrées lointaines. Mais un jour ces images se sont affaiblies, jusqu’à n’être plus qu’un tremblotement grisâtre sur les écrans, durant des années, des siècles. Le premier écran finit par s’éteindre, puis ce fut le tour du second. Depuis, les appareils font face au souverain, noirs, immobiles, sans objet.

Les fenêtres offrent à la vue une image toujours identique : une plaine d’un gris uniforme qui, quelque part au loin, se confond avec le ciel d’un gris tout aussi uniforme. Et la nuit le ciel est noir, d’une obscurité infinie, qu’aucune étoile ne vient éclairer. Il ne se passe rien dehors, rien ne change jamais.

Le souverain espère souvent devenir fou, et il se demande souvent s’il ne l’est pas déjà. Mais il sait qu’il n’en est rien, qu’il n’en sera jamais rien.

De temps en temps, une pierre tombe quelque part, et, des jours durant, le souverain savoure ce bruit surgi du silence, il se le remémore sans cesse pour s’en imprégner avec délectation, car c’est là toute la distraction à laquelle il peut prétendre.

Le matériau qui constituait les vitres a subi, au fil des âges, la loi de la pesanteur ; il a glissé infiniment lentement et s’est affaissé. Au cours des siècles, les hautes vitres de verre se sont peu à peu épaissies à la base et amincies au sommet, jusqu’au jour où elles se sont ouvertes par le haut, laissant ainsi passer le vent dans la salle du trône, jusque-là silencieuse ; le vent s’infiltra en sifflant d’abord timidement, puis il s’enhardit et hurla son triomphe.

Depuis, les vitres n’ont cessé de céder, chaque jour un peu plus, et aujourd’hui le vent souffle à travers la salle comme il souffle sur la plaine. Et il l’inonde de poussière.

Désormais, le précieux carrelage de cristal de la salle du trône gît invisible sous une couche de poussière qui a recouvert les tableaux et les statues aux murs, les sièges rembourrés des chaises ainsi que le corps du souverain lui-même. De la poussière revêt ses bras, ses mains, ses cuisses, ses pieds, ses cheveux. Son visage en est grisâtre, et seules les larmes qui coulent de ses yeux laissent des traces sur ses joues ridées, le long du nez, sur sa lèvre supérieure et dans son cou où elles mouillent le col de son manteau de sacre, autrefois pourpre, aujourd’hui terne et gris.

Ainsi le souverain voit-il toutes ces ruines autour de lui, et il attend avec un désir indicible que la machine derrière son trône cesse elle aussi enfin de fonctionner et le laisse mourir.

Ainsi est-il assis, immobile malgré lui. S’il se tient immobile, c’est qu’on lui a jadis sectionné tous les muscles et tous les tendons, et irrémédiablement brûlé toutes les fibres nerveuses. Son crâne est soutenu par des agrafes d’acier à peine visibles, solidement fixées au dossier du trône. À hauteur de l’os occipital, elles pénètrent sous la peau de la tête ; elles sont vissées à l’os temporal et percent jusque sous l’os de la pommette où elles maintiennent le crâne en position verticale. D’autres agrafes soutiennent sa mâchoire qui, sinon, s’affaisserait mollement.

Derrière le trône se trouve une énorme machine qui, depuis des millénaires, travaille en silence et l’oblige à rester en vie. Des tuyaux gros comme le bras relient la machine au dos du souverain, à travers le dossier du trône, mais restent invisibles pour tout observateur qui entrerait dans la salle. Ils forcent la cage thoracique à continuer de respirer, le cœur à continuer de battre, et ils alimentent le cerveau et les autres organes en substances nutritives et en oxygène.

Les yeux du souverain sont les seules parties de son corps qu’il peut encore bouger. Il peut verser autant de larmes qu’il veut, et, si elles ne s’évaporaient pas, la salle serait noyée sous l’eau des larmes qu’il a déjà pleurées. Il peut regarder où il veut mais, depuis très, très longtemps, il ne fixe plus que le tableau le tableau qui lui fait face. C’est une toile féroce et railleuse qui, au fil des siècles, n’a rien perdu de sa férocité : c’est le portrait de son vainqueur. Le souverain ne cesse de le fixer et il attend que grâce lui soit faite. Il attend, il attend, il attend, et il pleure.



Extait du livre : « Des milliards de tapis de cheveux. »
de Andreas Eschbach.






Un récit de science-fiction qui a pour cadre une planète lointaine du système de Ghera où vit un peuple de tisserands. Leur existence ne prend sens qu’au travers de la vénération ancestrale qu’ils vouent à un Empereur-Dieu. De génération en génération, leur vie est consacrée à la fabrication  d’un grand œuvre : le tapis de cheveux qui ornera son Palais des Etoiles. Jusqu’à ce que la rumeur leur apprenne que l’Empereur est mort…
C’est un livre poétique à lire au second degré. L’auteur nous offre une réflexion sur le sens de la vie, le pouvoir, le poids des coutumes, etc…
L’histoire est surprenante, originale, avec des imbrications et des recoupements de chapitres. Si cet extrait vous a plu, le reste vous plaira aussi !
A. Eschbach a obtenu plusieurs prix avec ce livre:
  • Grand Prix de l’Imaginaire 2001, meilleur roman étranger 
  • Prix Bob Morane 2000, meilleur roman étranger 
  • Prix Bob Morane 2008, prix spécial

Un enfant - Jacques Brel


Un enfant
Ça vous décroche un rêve
Ça le porte à ses lèvres
Et ça part en chantant
Un enfant
Avec un peu de chance
Ça entend le silence
Et ça pleure des diamants
Et ça rit à n’en savoir que faire
Et ça pleure en nous voyant pleurer
Ça s’endort de l’or sous les paupières
Et ça dort pour mieux nous faire rêver

Un enfant
Ça écoute le merle
Qui dépose ses perles
Sur la portée du vent
Un enfant
C’est le dernier poète
D’un monde qui s’entête
A vouloir devenir grand
Et ça demande si les nuages ont des ailes
Et ça s’inquiète d’une neige tombée
Et ça croit que nous sommes fidèles
Et ça se doute qu’il n’y a plus de fées

Mais un enfant
Et nous fuyons l’enfance
Un enfant
Et nous voilà passants
Un enfant
Et nous voilà patience
Un enfant
Et nous voilà passés.


                                                               Jacques Brel



Voilà toute la finesse, la justesse , la sensibilité d’un grand magicien des mots. Moi, il me touche, tout simplement … Et vous ?

Le vieil homme et la mer - Ernest Hemingway


[...] Dans l’obscurité le vieux devinait l’aube. Il entendait en ramant les vibrations des poissons volants qui jaillissaient de l’eau, le sifflement de leurs ailes raides quand ils s’élançaient dans la nuit. Il aimait beaucoup les poissons volants ; c'était, pour ainsi dire, ses seuls amis sur l’océan. Les oiseaux lui faisaient pitié, les hirondelles de mer surtout, si délicates dans leur sombre plumage, qui volent et guettent sans trêve, et presque toujours en vain. Les oiseaux, ils ont la vie plus dure que nous autres, pensait-il, à part les pies voleuses et les gros rapaces. En voilà une idée de faire des petites bêtes mignonnes, fragiles, comme des hirondelles de mer, quand l’océan c'est tellement brutal ? C’est beau l’océan, c'est gentil, mais cela peut devenir brutal, bougrement brutal en un clin d’œil. Ces petits oiseaux- là qui, volent, qui plongent, qui chassent avec leurs petites voix tristes, c'est trop délicat pour l’océan.

Il appelait l’océan la mar *,qui est le nom que les gens lui donnent en espagnol quand ils l’aiment. On le couvre aussi d’injures parfois, mais cela est toujours mis au féminin, comme s’il s’agissait d’une femme. Quelques pêcheurs, parmi les plus jeunes, ceux qui emploient des bouées en guise de flotteurs pour leurs lignes et qui ont des bateaux à moteurs, achetés à l’époque où les foies de requins se vendaient très cher, parlent de l’océan en disant el mar, qui est masculin. Ils en font un adversaire, un lieu, même un ennemi. Mais pour le vieux, l’océan c’était toujours la  mar, quelque chose qui dispense ou refuse de grandes faveurs ; et si la mar se conduit comme une folle, ou comme une mégère, c’est parce qu’elle ne peut pas faire autrement : la lune la tourneboule comme une femme. […]

Ernest Hemingway, Extrait de :  « Le vieil homme et la mer. », publ.1953


* amar = aimer en espagnol



Un roman très court, sous forme de récit allégorique et symbolique. Le vieil homme, c’est Santiago, un pêcheur cubain malchanceux depuis bien des jours. Jusqu’à ce qu’il attrape un magnifique espadon. Une histoire de courage, de respect, d’honneur… et toujours l’idée que la victoire peut être dans la défaite.
Cet extrait me paraît très représentatif du récit, on y retrouve certaines valeurs du vieux pêcheur, sa distance face à une vie qui n’est pas tendre, sa sagesse bienveillante.
Toute la beauté de cette œuvre est liée à l’écriture d’Hemingway.