vendredi 20 juillet 2012

Le père Mongilet - Guy de Maupassant

Omnibus à impériale
 Dans le bureau, le père Mongilet passait pour un type. C’était un vieil employé bon enfant qui n’était  sorti de Paris qu’une fois en sa vie.

Nous étions alors aux derniers jours de juillet, et chacun de nous, chaque dimanche, allait se rouler sur l’herbe ou se tremper dans l’eau dans les campagnes environnantes. Asnières, Argenteuil, Chatou, Bougival, Maisons, Poissy, avaient leurs habitués et leurs fanatiques. On discutait avec passion les mérites et les avantages de tous ces endroits célèbres et délicieux pour les employés de Paris.

Le père Mongilet déclarait :

« Tas de moutons de Panurge ! Elle est jolie, votre campagne ! »

Nous lui demandions :

« Eh bien, et vous, Mongilet, vous ne vous promenez jamais ?

- Pardon. Moi, je me promène en omnibus. Quand j’ai bien déjeuné, sans me presser, chez le marchand de vin qui est en bas, je fais mon itinéraire avec un plan de Paris et l’indicateur des lignes et des correspondances. Et puis je grimpe sur mon impériale 1, j’ouvre mon ombrelle, et fouette cocher. Oh ! j’en vois, des choses, et plus que vous, allez ! Je change de quartier. C’est comme si je faisais un voyage à travers le monde, tant le peuple est différent d’une rue à une autre. Je connais mon Paris mieux que personne. Et puis il n’y a rien de plus amusant que les entresols. Ce qu’on voit de choses là-dedans, d’un coup d’œil, c’est inimaginable. On devine des scènes de ménage rien qu’en apercevant la gueule d’un homme qui crie ; on rigole en passant devant les coiffeurs qui lâchent le nez du monsieur tout blanc de savon pour regarder dans la rue. On fait de l’œil aux modistes, de l’œil à l’œil, histoire de rire, car on n’a pas le temps de descendre. Ah ! ce qu’on en voit des choses !
« C’est du théâtre, ça, du bon, du vrai, le théâtre de la nature, vu au trot de deux chevaux. Cristi 2, je ne donnerais pas  mes promenades en omnibus pour vos bêtes de promenades dans les bois. »

On lui demandait :

« Goûtez-y, Mongilet, venez une fois à la campagne, pour essayer. »

Il répondait :

« J’y ai été, une fois, il y a vingt ans, et on ne m’y prendra plus.

- Contez-nous ça, Mongilet.

- Tant que vous voudrez. Voici la chose : vous avez connu Boivin, l’ancien commis-rédacteur que nous appelions Boileau ?

- Oui, parfaitement.

- C’était mon camarade de bureau. Ce gredin-là avait une maison à Colombes et il m’invitait à venir passer un dimanche chez lui. Il me disait :

- Viens donc, Maculotte (il m’appelait Maculotte par plaisanterie). Tu verras la jolie promenade que nous ferons.

- Moi, je me laissai prendre comme une bête, et je partis, un matin, par le train de huit heures. J’arrive dans une espèce de ville, une ville de campagne où on ne voit rien, et je finis par trouver au bout d’un couloir, entre deux murs, une vieille porte de bois, avec une sonnette de fer.

Je sonnai. J’attendis longtemps, et puis on m’ouvrit. Qu’est-ce qui m’ouvrit ? Je ne le sus pas du premier coup d’œil : une femme ou une guenon ? C’était vieux, c’était laid, enveloppé de vieux linges, ça semblait sale et c’était méchant. Ça avait des plumes de volailles dans les cheveux et l’air de vouloir me dévorer.

Elle demanda : 

« Qu’est-ce que vous désirez ?

- M. Boivin.

- Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Boivin ?

Je me sentais mal à mon aise devant l’interrogatoire de cette furie. Je balbutiai :

«  Mais…il m’attend. »

Elle reprit :

« Ah ! C’est vous qui venez pour le déjeuner ? »

Je bagayai un « oui » tremblant.

Alors, se tournant vers la maison, elle s’écria d’une voix rageuse :

« Boivin, voilà ton homme ! »

C’était la femme de mon ami. Le petit père Boivin parut aussitôt sur le seuil d’une sorte de baraque en plâtre, couverte en zinc et qui ressemblait à une chaufferette. Il avait un pantalon de coutil blanc plein de taches et un panama crasseux.

Après avoir serré mes mains, il m’emmena dans ce qu’il appelait son jardin ; c’était, au bout d’un nouveau corridor, formé par des murs énormes, un petit carré de terre grand comme un mouchoir de poche, et entouré de maisons si hautes que le soleil pénétrait là seulement pendant deux ou trois heures par jour. Des pensées, des œillets, des ravenelles, quelques rosiers, agonisaient au fond de ce puits sans air et chauffé comme un four par la réverbération des toits.

« Je n’ai pas d’arbres, disait Boivin, mais les murs des voisins m’en tiennent lieu. J’ai de l’ombre comme dans un bois. »

Puis il me prit par un bouton de ma veste et me dit à voix basse :

« Tu vas me rendre un service. Tu as vu la bourgeoise. Elle n’est pas commode, hein ? Aujourd’hui, comme je t’ai invité, elle m’a donné des effets propres ; mais si je les tache, tout est perdu ; j’ai compté sur toi pour arroser mes plantes. »

J’y consentis. J’ôtai mon vêtement. Je retroussai mes manches, et je me mis à fatiguer à tour de bras une espèce de pompe qui sifflait, soufflait, râlait comme un poitrinaire pour lâcher un filet d’eau pareil à l’écoulement d’une fontaine Wallace 3 . Il fallut dix minutes pour remplir un arrosoir. J’étais en nage. Boivin me guidait.

« Ici, - à cette plante ; - encore un peu. – Assez ; - à cette autre. »

L’arrosoir, percé, coulait, et mes pieds recevaient plus d’eau que les fleurs. Le bas de mon pantalon, trempé, s’imprégnait de boue. Et, vingt fois de suite, je recommençai, je retrempai mes pieds, je ressuai en faisant  geindre le volant de la pompe. Et quand je voulais m’arrêter, exténué, le père Boivin, suppliant, me tirait par le bras :

« Encore un arrosoir – un seul – et c’est fini. »

Pour me remercier, il me fit don d’une rose, d’une grande rose ; mais à peine eut-elle touché ma boutonnière, qu’elle s’effeuilla complètement, me laissant, comme décoration, une petite poire verdâtre, dure comme de la pierre. Je fus étonné, mais je ne dis rien.

La voix éloignée de Mme Boivin se fit entendre :

« Viendrez-vous, à la fin ? Quand on vous dit que c’est prêt ! »

Nous allâmes vers la chaufferette.

Si le jardin se trouvait à l’ombre, la maison, par contre, se trouvait en plein soleil, et la seconde du Hammam 4 est moins chaude que la salle à manger de mon camarade.

Trois assiettes, flanquées de fourchettes en étain mal lavées, se collaient sur une table de bois jaune. Au milieu, un vase en terre contenait du bœuf bouilli, réchauffé avec des pommes de terre. On se mit à manger.

Une grande carafe pleine d’eau, légèrement teintée de rouge, me tirait l’œil. Boivin, confus, dit à sa femme :

« Dis donc, ma bonne, pour l’occasion, ne vas-tu pas donner un peu de vin pur ? »

Elle le dévisagea furieusement.

« Pour que vous vous grisiez tous les deux, n’est-ce pas, et que vous restiez à gueuler chez moi toute la journée ? Merci de l’occasion ! »

Il se tut. Après le ragoût, elle apporta un autre plat de pommes de terre accommodées avec du lard. Quand ce nouveau mets fut achevé, toujours en silence, elle déclara :

« C’est tout. Filez maintenant. »

Boivin la contemplait, stupéfait.

« Mais le pigeon…le pigeon que tu plumais ce matin ? »

Elle posa ses mains sur ses hanches :

« Vous n’en avez pas assez, peut-être. Parce que tu amènes des gens, ce n’est pas une raison pour dévorer tout ce qu’il y a dans la maison. Qu’est-ce que je mangerai, moi, ce soir ? »

Nous nous levâmes. Boivin me coula dans l’oreille :

« Attends-moi une minute, et nous filons »

Puis il passa dans la cuisine où sa femme était rentrée. Et j’entendis :

« Donne-moi vingt sous, ma chérie. »

- Qu’est-ce que tu veux faire, avec vingt sous ?

- Mais on ne sait pas ce qui peut arriver. Il est toujours bon d’avoir de l’argent. »

Elle hurla, pour être entendue de moi :

« Non, je ne te les donnerai pas ! Puisque cet homme a déjeuné chez toi, c’est bien le moins qu’il paye tes dépenses de la journée. »

Le père Boivin revint me prendre. Comme je voulais être poli, je m’inclinai devant la maîtresse du logis en balbutiant :

« Madame…remerciements…gracieux accueil… »

Elle répondit :

« C’est bien. Mais n’allez pas me le ramener soûl, parce que vous auriez affaire à moi, vous savez ! »

Nous partîmes.

Il fallut traverser une plaine nue comme une table, en plein soleil. Je voulus cueillir une plante le long du chemin et je poussai un cri de douleur. Ça m’avait fait un mal affreux dans la main. On appelle ces herbes-là des orties. Et puis ça puait le fumier partout, mais ça puait à vous tourner le cœur.

Boivin me disait :

« Un peu de patience, nous arrivons au bord de la rivière. »

En effet, nous arrivâmes au bord de la rivière. Là, ça puait la vase et l’eau sale, et il vous tombait un tel soleil sur cette eau, que j’en avais les yeux brûlés.

Je priai Boivin d’entrer quelque part. Il me fit pénétrer dans une espèce de case pleine d’hommes, une taverne à matelots d’eau douce. Il me disait :

« Ça n’a pas d’apparence, mais on y est fort bien. »

J’avais faim. Je fis apporter une omelette. Mais, voilà que, dès le second verre de vin, ce gueux de Boivin perdit la tête et je compris pourquoi sa femme ne lui servait que de l’abondance 5.

Il pérora, se leva, voulut faire des tours de force, se mêla en pacificateur à la querelle de deux ivrognes qui se battaient, et nous aurions été assommés tous les deux sans l’intervention du patron.

Je l’entraînai, en le soutenant comme on soutient les pochards, jusqu’au premier buisson, où je le déposai. Je m’étendis moi-même, à son côté. Et il paraît que je m’endormis.

Certes, nous avons dormi longtemps, car il faisait nuit quand je me réveillai. Boivin ronflait à mon côté. Je le secouai. Il se leva, mais il était encore gris, un peu moins cependant.

Et nous voilà repartis, dans les ténèbres, à travers la plaine. Boivin prétendait retrouver sa route. Il me fit tourner à gauche, puis à droite, puis à gauche. On ne voyait ni ciel, ni terre, et nous nous trouvâmes perdus au milieu d’une espèce de forêt de pieux qui nous arrivaient à la hauteur du nez. Il paraît que c’était une vigne avec ses échalas. Pas un bec de gaz à l’horizon. Nous avons circulé là-dedans peut-être une heure ou deux, tournant, vacillant, étendant les bras, fous, sans trouver le bout, car nous devions toujours revenir sur nos pas.

À la fin, Boivin s’abattit sur un bâton qui lui déchira la joue, et sans s’émouvoir, il demeura assis par terre, poussant de tout son gosier des « La-i-tou ! » prolongés et retentissants, pendant que je criais : « Au secours ! » de toute ma force, en allumant des allumettes-bougies pour éclairer les sauveteurs et pour me mettre du cœur au ventre.

Enfin, un paysan attardé nous entendit et nous remit dans notre route.

Je conduisis Boivin jusque chez lui. Mais comme j’allais le laisser sur le seuil de son jardin, la porte s’ouvrit brusquement et sa femme parut, une chandelle à sa main. Elle me fit une peur affreuse.

Puis, dès qu’elle aperçut son mari, qu’elle devait attendre depuis la tombée du jour, elle hurla, en s’élançant vers moi :

« Ah canaille, je savais bien que vous le ramèneriez soûl ! »

Ma foi, je me sauvai en courant jusqu’à la gare, et comme je pensais que la furie me poursuivait, je m’enfermai, dans les water-closets, car un train ne devait passer qu’une demi-heure plus tard.

Voilà pourquoi je ne me suis jamais marié, et pourquoi je ne sors plus jamais de Paris.




Guy de Maupassant

Extrait du livre : « Contes et nouvelles », éd. Nouveaux classiques Larousse.



Notes (Nouveaux classiques Larousse) :

1 Impériale : dessus ou galerie d’une voiture publique où les voyageurs peuvent prendre place.

2 Cristi : abréviation de « sacristi », juron qui exprime l’étonnement.

3 Fontaine Wallace : fontaine publique établie en 1872 à Paris par le philanthrope anglais
  Wallace (1818-1890).

4 Hammam : Hammam-Lif, aux environs de Tunis, station thermale que Maupassant a visitée.

5 Abondance : vin fortement coupé d’eau que l’on servait dans les collèges.




Guy de Maupassant
Guy de Maupassant (1850 – 1893) est un écrivain français, dont l’œuvre abondante  est entrée dans les classiques littéraires du 19 ème. Après un emploi monotone en tant que commis au Ministère de la Marine, puis au Ministère de l’Instruction Publique, il se lance dès 1880 dans la littérature, sur les encouragements de Flaubert, son grand ami et maître. Il débute dans le journalisme, tout en occupant ses loisirs à l’écriture de nouvelles et de romans. Très vite, il connaît un grand succès populaire avec la publication de « Boule de suif », sa première nouvelle. Tout au long de sa carrière littéraire, il jouira d’une belle notoriété et sera présenté dans les salons les plus courus de l’époque. Mais Maupassant ne sera un écrivain prolixe qu’ entre 1880 et 1890, années au cours desquelles il publie 6 romans, 3 récits de voyage, des reportages de presse et plus de 300 contes et nouvelles ! Ces nouvelles, réalistes, évoquent souvent la guerre, la vie des paysans normands, la folie, les histoires amoureuses, la vieillesse, la peur, la misère, la solitude, la folie, etc…

 La vie d’écrivain de Maupassant fut très courte : en effet, il est atteint de syphilis dès 1877, maladie vénérienne incurable à l’époque. L’écrivain souffre de violentes migraines. Puis, le mal progressant inexorablement, il s’aggrave de troubles visuels, suivis d’hallucinations et de délires, qui le mèneront jusqu’à la folie. En proie à une dépression tenace, il est interné en 1892, après une tentative de suicide et mourra après 18 mois d’inconscience presque totale, associée à une paralysie générale. Fin tragique pour un homme  à la réputation sulfureuse, qui adore les femmes, les plaisirs charnels, le grand air, les voyages sur son yacht, l’argent. Il semblait beaucoup plaire à ces dames avec sa belle prestance et la carrure athlétique qu’il doit au canotage. Il ne se marie pas, mais aura trois enfants qu’il ne reconnaîtra jamais. Sa perception du mariage sera toujours celle d’un engagement voué à l’échec. Maupassant ne recherche l’épanouissement que dans l’acte sexuel.

Son parcours de vie, ponctué par l’abandon d’un père infidèle à sa mère, une jeunesse passée dans un internat catholique qui lui inspirera une méfiance profonde pour la religion, son frère Hervé mort fou, une mère dépressive qu’il adore, son vécu traumatisant de la guerre dans ses années de jeunesse,  sa maladie qui le fait tant souffrir, vont l’amener vers une vision assombrie du monde et de la nature humaine. Toutes ces épreuves  lui forgent un caractère pessimiste, angoissé et désabusé qui se retrouve dans toutes ses œuvres littéraires. En découle parfois également, un besoin vital de recul et de solitude sur son bateau ou dans sa villa de la Guillette à Étretat : les comédies mondaines auxquelles il s’astreint,  ne font pas écho à son penchant pour la mélancolie et la méditation.

J’ai choisi de vous présenter « Le père Mongilet », nouvelle parue dans le journal « Gil Blas » le 24 février 1885, pour son côté humoristique, présent dans certains des écrits de Maupassant (on le trouve également dans la nouvelle « À cheval » par exemple). Mais, en arrière fond, vous aurez  noté le bonheur inaccompli au sein du couple Boileau, l’idée que nous sommes faits pour vivre seuls, la vacuité et la médiocrité de l’existence de ces personnages, la critique des mœurs parisiennes, la comédie des faux-semblants. Bref, du vrai Maupassant, avec son pessimisme et un réalisme virant parfois à la caricature. Il ironise avec délectation sur l’illusion trompeuse  des apparences…

J’ai été séduite par le registre comique et  la ponctuation expressive de ce récit. La simplicité directe d’un style qui ne s’accommode d’aucun détour. Les phrases courtes et le choix du vocabulaire rendent la lecture agréable, très fluide. Maupassant a un don manifeste de conteur. Je me réjouis de me laisser emporter par d’autres histoires de sa plume !

Si vous désirez approfondir la biographie de Maupassant, je vous conseille d’aller fureter sur le site : www.maupassantiana.fr. Vous y trouverez une foule de renseignements utiles et de regards croisés de contemporains de l’écrivain.
Autre site intéressant regroupant la correspondance de Maupassant : « maupassant.free.fr/corresp1. » On peut même y lire sa dernière lettre.