dimanche 19 février 2012

Le vieil homme et la mer - Ernest Hemingway


[...] Dans l’obscurité le vieux devinait l’aube. Il entendait en ramant les vibrations des poissons volants qui jaillissaient de l’eau, le sifflement de leurs ailes raides quand ils s’élançaient dans la nuit. Il aimait beaucoup les poissons volants ; c'était, pour ainsi dire, ses seuls amis sur l’océan. Les oiseaux lui faisaient pitié, les hirondelles de mer surtout, si délicates dans leur sombre plumage, qui volent et guettent sans trêve, et presque toujours en vain. Les oiseaux, ils ont la vie plus dure que nous autres, pensait-il, à part les pies voleuses et les gros rapaces. En voilà une idée de faire des petites bêtes mignonnes, fragiles, comme des hirondelles de mer, quand l’océan c'est tellement brutal ? C’est beau l’océan, c'est gentil, mais cela peut devenir brutal, bougrement brutal en un clin d’œil. Ces petits oiseaux- là qui, volent, qui plongent, qui chassent avec leurs petites voix tristes, c'est trop délicat pour l’océan.

Il appelait l’océan la mar *,qui est le nom que les gens lui donnent en espagnol quand ils l’aiment. On le couvre aussi d’injures parfois, mais cela est toujours mis au féminin, comme s’il s’agissait d’une femme. Quelques pêcheurs, parmi les plus jeunes, ceux qui emploient des bouées en guise de flotteurs pour leurs lignes et qui ont des bateaux à moteurs, achetés à l’époque où les foies de requins se vendaient très cher, parlent de l’océan en disant el mar, qui est masculin. Ils en font un adversaire, un lieu, même un ennemi. Mais pour le vieux, l’océan c’était toujours la  mar, quelque chose qui dispense ou refuse de grandes faveurs ; et si la mar se conduit comme une folle, ou comme une mégère, c’est parce qu’elle ne peut pas faire autrement : la lune la tourneboule comme une femme. […]

Ernest Hemingway, Extrait de :  « Le vieil homme et la mer. », publ.1953


* amar = aimer en espagnol



Un roman très court, sous forme de récit allégorique et symbolique. Le vieil homme, c’est Santiago, un pêcheur cubain malchanceux depuis bien des jours. Jusqu’à ce qu’il attrape un magnifique espadon. Une histoire de courage, de respect, d’honneur… et toujours l’idée que la victoire peut être dans la défaite.
Cet extrait me paraît très représentatif du récit, on y retrouve certaines valeurs du vieux pêcheur, sa distance face à une vie qui n’est pas tendre, sa sagesse bienveillante.
Toute la beauté de cette œuvre est liée à l’écriture d’Hemingway.

6 commentaires:

  1. Merci beaucoup, Marie, pour ces deux extraits si tendres et poétiques et pour votre résumé.

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    1. J'espère que cet extrait (les deux paragraphes se suivent) vous aura mis l'eau à la bouche et donné envie de découvrir les saveurs subtilement poétiques du "Vieil homme et la mer". Cette œuvre est un classique un peu oublié, mais elle mérite une attentive dégustation...
      Merci à vous pour votre visite et pour votre gentil message.

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    2. Coucou Marie, je connaissais ce court roman, je l'avais eu à lire et à traiter en exposé lors de mes études d'anglais. Mais ... découvert grâce à vous ces passages en français. Je vais explorer votre blog et me garder le lien !

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    3. Super ! Je serais heureuse de vous croiser au détour d'un autre morceau choisi de littérature ou de peinture . A bientôt peut-être, Lenaïg, bel été à vous ;) !

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  2. Hemingway a donné dans ce récit de très beaux sentiments entre le masculin et le féminin.. batailles et douceurs ainsi la mer et ses deux facettes.. Merci beaucoup de partager ce beau texte.

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    1. C'est un plaisir de constater que, comme moi et tant d'autres, vous avez apprécié la richesse de l'écriture d'Hemingway. C'est bien simple, on ne s'en lasse pas...
      A bientôt Jeanne, merci d'avoir déposé ces lignes de commentaire.

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