vendredi 4 mai 2012

Bonjour tristesse - Françoise Sagan



[…]

Le lendemain matin fut pénible, sans doute à cause des whiskies de la veille. Je me réveillai au travers de mon lit, dans l’obscurité, la bouche lourde, les membres perdus dans une moiteur insupportable. Un rai de soleil filtrait à travers les fentes du volet, des poussières y montaient en rangs serrés. Je n’éprouvais ni le désir de me lever, ni celui de rester dans mon lit. Je me demandais si Elsa reviendrait, quels visages auraient Anne et mon père ce matin. Je me forçais à penser à eux afin de me lever sans réaliser mon effort. J’y parvins enfin, me retrouvai sur le carrelage frais de la chambre, dolente, étourdie. La glace me tendait un triste reflet, je m’y appuyai : des yeux dilatés, une bouche gonflée, ce visage étranger, le mien…Pouvais-je être faible et lâche à cause de cette lèvre, de ces proportions, de ces odieuses, arbitraires limites ? Et si j’étais limitée, pourquoi le savais-je d’une manière si éclatante, si contraire à moi-même ? Je m’amusai à me détester, à haïr ce visage de loup, creusé et fripé par la débauche. Je me mis à répéter ce mot de débauche, sourdement, en me regardant les yeux, et, tout à coup, je me vis sourire. Quelle débauche, en effet : quelques malheureux verres, une gifle et des sanglots. Je me lavai les dents et descendis.

Mon père et Anne se trouvaient déjà sur la terrasse, assis l’un près de l’autre devant le plateau du petit déjeuner. Je lançai un vague bonjour, m’assis en face d’eux. Par pudeur, je n’osai pas les regarder, puis leur silence me força à lever les yeux. Anne avait les traits tirés, seuls signes d’une nuit d’amour. Ils souriaient tous les deux, l’air heureux. Cela m’impressionna : le bonheur m’a toujours semblé une ratification, une réussite.

« Bien dormi ? dit mon père.
- Comme ça, répondis-je. J’ai trop bu de whisky hier soir. »

Je me versai une tasse de café, la goûtai, mais la reposai vite. Il y avait une sorte de qualité, d’attente dans leur silence qui me rendait mal à l’aise. J’étais trop fatiguée pour le supporter longtemps.

« Que se passe-t-il ? Vous avez un air mystérieux. »

Mon père alluma une cigarette d’un geste qui se voulait tranquille. Anne me regardait, manifestement embarrassée pour une fois.

« Je voudrais vous demander quelque chose », dit-elle enfin.

J’envisageai le pire :

« Une nouvelle mission auprès d’Elsa ? »

Elle détourna son visage, le tendit vers mon père. Une minute, j’attendis de lui un signe, un clin d’œil, qui m’eût à la fois indignée et rassurée. Il regardait ses mains. Je me disais : « Ce n’est pas possible », mais je savais déjà que c’était vrai.

« C’est une très bonne idée », dis-je pour gagner du temps.

Je ne parvenais pas à comprendre : mon père, si obstinément opposé au mariage, aux chaînes, en une nuit décidé…Cela changeait toute notre vie. Nous perdions l’indépendance. J’entrevis alors notre vie à trois, une vie subitement équilibrée par l’intelligence, le raffinement d’Anne, cette vie que je lui enviais. Des amis intelligents, délicats, des soirées heureuses, tranquilles…Je méprisai soudain les dîners tumultueux, les Sud-Américains, les Elsa. Un sentiment de supériorité, d’orgueil, m’envahissait.

« C’est une très, très bonne idée, répétai-je, et je leur souris.
- Mon petit chat, je savais que tu serais contente », dit mon père.

Il était détendu, enchanté. Redessiné par les fatigues de l’amour, le visage d’Anne semblait plus accessible, plus tendre que je ne l’avais jamais vu.

« Viens ici, mon chat », dit mon père.

Il me tendait les deux mains, m’attirait contre lui, contre elle. J’étais à demi agenouillée devant eux, ils me regardaient avec une douce émotion, me caressaient la tête. Quant à moi, je ne cessais de penser que ma vie tournait peut-être en ce moment mais que je n’étais effectivement pour eux qu’un chat, un petit animal affectueux. Je les sentais au-dessus de moi, unis par un passé, un futur, des liens que je ne connaissais pas, qui ne pouvaient me retenir moi-même. Volontairement, je fermai les yeux, appuyai ma tête sur leurs genoux, ris avec eux, repris mon rôle. D’ailleurs, n’étais-je pas heureuse ? Anne était très bien, je ne lui connaissais nulle mesquinerie. Elle me guiderait, me déchargerait de ma vie, m’indiquerait en toutes circonstances la route à suivre. Je deviendrais accomplie, mon père le deviendrait avec moi.

Mon père se leva pour aller chercher une bouteille de champagne. J’étais écoeurée. Il était heureux, c’était bien le principal, mais je l’avais vu si souvent heureux à cause d’une femme…

« J’avais un peu peur de vous, dit Anne.
- Pourquoi ? » demandai-je.

A l’entendre, j’avais l’impression que mon veto aurait pu empêcher le mariage de deux adultes.

« Je craignais que vous n’ayez peur de moi », dit-elle, et elle se mit à rire.

Je me mis à rire aussi car effectivement j’avais un peu peur d’elle. Elle me signifiait à la fois qu’elle le savait et que c’était inutile.

« Ça ne vous paraît pas ridicule, ce mariage de vieux ?
- Vous n’êtes pas vieux », dis-je avec toute la conviction nécessaire car, une bouteille dans les bras, mon père revenait en valsant.

Il s’asseyait auprès d’Anne, posait son bras autour de ses épaules. Elle eut un mouvement du corps vers lui qui me fit baisser les yeux. C’était sans doute pour cela qu’elle l’épousait : pour son rire, pour ce bras dur et rassurant, pour sa vitalité, sa chaleur. Quarante ans, la peur de la solitude, peut-être les derniers assauts des sens…Je n’avais jamais pensé à Anne comme à une femme. Mais comme à une entité : j’avais vu en elle l’assurance, l’élégance, l’intelligence, mais jamais la sensualité, la faiblesse…Je comprenais que mon père fût fier : l’orgueilleuse, l’indifférente Anne Larsen l’épousait. L’aimait-il, pourrait-il l’aimer longtemps ? Pouvais-je distinguer cette tendresse de celle qu’il avait pour Elsa ? Je fermai les yeux, le soleil m’engourdissait. Nous étions tous les trois sur la terrasse, pleins de réticences, de craintes secrètes et de bonheur.

[…]

Extrait du livre : « Bonjour tristesse » de Françoise Sagan, éd.Pocket.


Cécile a 17 ans et elle a vécu toute son enfance en pension, depuis la mort de sa mère. Cet été, elle va le passer avec Raymond, son père et Elsa, la petite amie de ce dernier. Raymond est un épicurien frivole, qui cumule conquêtes et excès, entraînant sa fille dans son sillage mondain depuis deux ans. Ils louent une magnifique villa sur la Côte d’Azur : piscine turquoise, soleil généreux, plages de sable chaud. Le cadre parfait pour une existence légère faite de sorties et d’amusements. Une complicité heureuse et oisive lie solidement  Cécile à son père.


Mais un jour, celle qui était la meilleure amie de la mère de Cécile pose ses valises dans la villa. Sous une carapace lisse et froide de réussite sociale, Anne se révèle être une femme intelligente, d’une grande finesse d’esprit, posée, bienveillante envers Cécile, avec des valeurs morales solides et surtout… capable de « troubler ce délicieux désordre ». D’autant plus que Raymond tombe rapidement sous son charme et qu’ils décident de se marier. Cécile, admirative, mais qui a la jalousie immature de la jeunesse, conçoit un plan pour écarter cette menace à son propre bonheur. Ses basses manigances prendront un tour tragique, lorsque Anne, trahie par Raymond, humiliée et le cœur chaviré, trouve la mort dans un accident de la route.

Cécile conclut ainsi son récit : « ma mémoire parfois me trahit : l’été revient et tous ses souvenirs. (…) Quelque chose monte alors en moi que j’accueille par son nom, les yeux fermés : Bonjour Tristesse ».

Cette dernière phrase du roman est directement inspirée d’un poème de Paul Eluard (La vie immédiate) :

Adieu tristesse
Bonjour tristesse
Tu es inscrite dans les lignes du plafond
Tu es inscrite dans les yeux que j’aime
Tu n’es pas tout à fait la misère
Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent
Par un sourire
Bonjour tristesse
Amour des corps aimables
Puissance de l’amour
Dont l’amabilité surgit
Comme un monstre sans corps
Tête désappointée
Tristesse beau visage.

« Bonjour tristesse » est le premier roman de Françoise Sagan (1935-2004). Il est paru en 1954, elle avait 19 ans. Il a rapidement connu un immense succès commercial avec des ventes record, mais également un vrai succès littéraire : il a été couronné par le prestigieux  Prix des Critiques. Pourtant, ce livre qui défend des idées libertines liées à la l’émancipation de la femme, fait un énorme scandale, car il va à contre-courant des mœurs bourgeoises de l’époque et de la bienséance. Françoise Sagan dira à ce propos lors d’une interview : « En fait, j’ai été très surprise du scandale que ce livre a suscité. Pour les trois quarts des gens, le scandale de ce roman, c’était qu’une femme puisse coucher avec un homme sans se retrouver enceinte, sans devoir se marier. Pour moi, le scandale dans cette histoire, c’était qu’un personnage puisse amener par inconscience, par égoïsme, quelqu’un à se tuer. » Cette œuvre deviendra, malgré tout, l’emblème de toute une jeunesse d’après-guerre.

L’extrait que j’ai choisi de vous présenter traduit la dualité des sentiments de Cécile envers Anne. La jeune fille en est au stade des interrogations et des doutes. Doit-elle se réjouir de l’arrivée de cette femme irréprochable, qui rend son père heureux ou faut-il craindre des bouleversements inévitables ? C’est une thématique très actuelle, des questions sous-jacentes qui s’imposent à toute famille recomposée de nos jours… Comment concilier au quotidien, sous un même toit, des personnalités et des caractères qui doivent encore apprendre à s’apprivoiser ? Question délicate, d’autant plus lorsqu’une relation fusionnelle s’est instaurée entre un « papa-copain » permissif et une fille qui ne pense qu’à combler un retard libertaire, mais également émotionnel, après des années de pension…

Le livre est très bien écrit, la lecture est facile, le dénouement de l’histoire est amené avec finesse et  intelligence. Mais certains développements psychologiques prévisibles, ainsi que le manque de rebondissements au niveau du récit lui-même, ont contribué au fait que j’aie  parfois trouvé le temps long. J’attendais plus d’un tel monument de la littérature ; toutefois il reste un classique qu’il faut avoir lu.

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