lundi 17 avril 2017

La complainte du coquillage - François Mitterrand



I.

À quoi sert un coquillage ?
À simuler, s'il est important et compliqué, le bruit de la mer quand on l'approche de l'oreille ?
À dormir sur la plage, à côté du bois mort, s'il est petit et oublié ?
À donner des idées de platitude au peintre, d'indifférence au philosophe, de néant aux jeunes filles ?
À voler toutes les couleurs de l'océan Indien pour s'en faire un manteau de nacre ?
À se vider de substance pour le plaisir du pêcheur de perles ou pour l'utilité du marchand de pétrole ?
Oui, à quoi sert un coquillage ?

II.

Je ne vous ai pas dit mon secret:
Je ressemble à un coquillage de façon si troublante
Qu'on me prend pour un coquillage.
On me pousse du pied.
On me jette à la mer.
On me garde dans la poche.
On m'ajoute au décor, sur un rayon de livres.
Bref, on me traite en objet inutile.
Il arrive pourtant qu'un enfant me ramasse, me regarde et m'aime.
Et quand on m'aime,
Apprenez-le à tout hasard,
C'est comme si tous les océans du monde, tous les ciels, tous les
continents se donnaient rendez-vous.
Rendez-vous.
Où ?
J'allais écrire: dans mon coeur. Dans mon coeur ?

III.

Un coquillage n'a pas de coeur.
Ni tête, ni tripes, ni peau, ni jambes, ni rien du tout.
D'ailleurs, qu'est-ce qu'un coquillage sinon la moitié de quelqu'un,
la moitié de l'enveloppe de quelqu'un ?
Pauvre moi dissocié,
Âme perdue,
Chair dissoute,
Voyageur immobile qui descend à rebours l'échelle des espèces.
Animal, et puis
Minéral et,
Plus bas encore:
Coquillage

IV.

À quoi sert un coquillage,
Dur et sec,
Poli comme un galet par les fonds où il a traîné,
Lisse comme un bec d'oiseau de proie -
Et vide
Comme une parole dite au bord du chemin ?
Je me le demande, je vous le demande.
Un coquillage ne sert à rien.

V.

Je vais cependant vous dire un secret:
Je ressemble à un coquillage de si troublante façon qu'on me prend pour un coquillage.
L'autre jour pour s'amuser ou pour voir ce que ça faisait
Quelqu'un
Qui était, qui n'était pas, qui peut-être était,
Qui peut-être n'était pas
L'âme perdue et retrouvée,
Quelqu'un pour s'amuser ou pour voir ce que ça faisait
M'a griffé.
Pour une vierge napolitaine ce serait tout à fait normal,
Mais pour un coquillage
N'est-ce pas?
C'est bizarre:
Une goutte de sang a perlé.














Un poème écrit par François Mitterrand pour Anne Pingeot le13.02.1964. Il est extrait du recueil  "Lettres à Anne 1962-1995", publié chez Gallimard (p.91).

L'envie m'a pris de vous faire redécouvrir cet homme, deux fois président de la République, sous un éclairage inattendu. Le monde entier associe Mitterrand à l'homme d'esprit, féru de littérature. Mais qui aurait pu deviner qu'un poète d'une grande sensibilité se cachait derrière la sobriété du costume sombre? Pendant plus de 30 ans, et en toute discrétion, il a entretenu une magnifique correspondance avec Anne, son grand amour. Des lettres, avant tout. Mais aussi quelques poèmes.

En voici un autre, écrit en janvier 1965 (p. 356). Je l'ai trouvé très beau, tout simplement:

                                                                                                 F.Mitterrand et A.Pingeot en 1971

"Mon amour,
Je comprends plus que tu ne crois
Tu comprends plus que je ne crois
Je t'aime plus que tu ne crois
Tu m'aimes plus que je ne crois
Continuons à ne pas croire"

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