samedi 18 août 2012

Sur le bord de la rivière Piedra je me suis assise et j’ai pleuré - Paulo Coelho

 

[…]

Le prêtre s’est tourné vers nous :

« Nous allons faire nos oraisons de l’autre côté de la rivière. »

En silence, nous nous sommes dirigés vers l’endroit indiqué. Nous avons traversé le pont qui se trouve presque en face de la grotte 1 et nous sommes passés sur l’autre rive. L’endroit était plus beau : des arbres, une grande prairie, et la rivière. De là, nous pouvions voir nettement la statue éclairée et  nos voix s’élevaient plus librement. Nous n’avions plus l’impression désagréable de gêner la prière des autres. Les gens se sont mis à chanter plus fort, ils ont levé le visage vers le ciel et souri, tandis que les gouttes de pluie ruisselaient sur leurs joues. Quelqu’un a levé les bras et, la minute suivante, tous avaient les bras dressés et se balançaient d’un pied sur l’autre au rythme de la musique.

J’essayais de toutes mes forces de me laisser aller – mais en même temps je voulais observer ce qu’ils faisaient. Un prêtre, à côté de moi, chantait en espagnol et j’ai essayé de répéter ses paroles. C’étaient des invocations à l’Esprit – Saint, à la Vierge – pour leur demander d’être présents et de répandre leurs bénédictions et leurs pouvoirs sur chacun de nous.

« Que le don des langues descende sur nous », a dit un autre prêtre. Il a répété la même phrase en espagnol, en italien et en français.

Je n’ai pas bien compris ce qui s’est passé ensuite. Chacun s’est mis à parler une langue qui n’appartenait à aucun idiome connu. C’était un brouhaha plutôt qu’une langue, et les mots semblaient venir directement de l’âme, sans signification. Je me suis très vite souvenue de notre conversation dans l’église, quand il m’avait parlé de la révélation, et dit que tout le savoir consistait à écouter son âme.

« Peut-être est-ce là le langage des anges », me suis-je dit, en m’efforçant d’imiter ce qu’ils faisaient, et en me sentant ridicule.

Tous regardaient vers la Vierge, de l’autre côté du gave, et semblaient en extase. Je l’ai cherché des yeux, et j’ai vu qu’il se tenait à quelque distance de moi. Il avait les mains levées vers le ciel et lui aussi prononçait des mots de façon précipitée ; on aurait dit qu’il parlait avec elle. Il souriait, approuvait, avait parfois une expression de surprise.

« C’est là son monde à lui. », ai-je pensé.

Tout cela commençait à m’effrayer. L’homme que j’aurais voulu à mes côtés affirmait que Dieu était également femme, il parlait des langues incompréhensibles, entrait en transe, semblait proche des anges. La maison dans la montagne me paraissait moins réelle, comme si elle faisait partie d’un monde qu’il avait déjà quitté.

Tous ces jours passés – depuis la conférence à Madrid – me semblaient appartenir à un songe, être un voyage hors du temps et de l’espace de mon existence. Et pourtant, le songe avait le goût du monde, une saveur de roman, de nouvelles aventures. En dépit de toutes mes résistances, je savais bien que l’amour enflamme facilement le cœur d’une femme, que c’était seulement une question de temps pour que j’en arrive à laisser le vent souffler et l’eau emporter le barrage. J’avais beau n’en avoir eu aucune envie au début, j’avais déjà aimé, et je m’imaginais savoir comment faire face à pareille situation. Mais là, quelque chose m’échappait. Ce n’était pas le catholicisme que l’on m’avait enseigné au collège. Et ce n’était pas ainsi que je voyais l’homme de ma vie.

« L’homme de ma vie…C’est drôle ! » me suis-je dit, surprise de ces mots qui m’étaient venus à l’esprit.

Devant cette rivière et cette grotte, j’ai ressenti de la peur et de la jalousie. De la peur parce que tout cela était nouveau pour moi, et que la nouveauté m’effraie toujours un peu. De la jalousie parce que, petit à petit, je comprenais que son amour était plus grand que je ne le croyais, s’étendait sur des espaces où je n’avais jamais pénétré

« Pardonnez-moi, Sainte Vierge, ai-je dit. Pardonnez-moi si je me montre mesquine, médiocre, si je veux garder pour moi l’exclusivité de l’amour de cet homme. »

Et si sa vocation était réellement de sortir du monde, de s’enfermer au séminaire et de converser avec les anges ? Combien de temps pourrait-il résister avant d’abandonner la maison, les disques et les livres, pour retourner à son vrai chemin ? Ou bien, même s’il ne devait jamais revenir au séminaire, quel serait pour moi le prix à payer pour le tenir éloigné de son vrai rêve ?

Tous semblaient concentrés sur ce qu’ils faisaient, sauf moi. J’avais les yeux fixés sur lui, il parlait la langue des anges.

Puis la peur et la jalousie ont fait place à un sentiment de solitude. Les anges pouvaient communiquer avec quelqu’un et moi j’étais seule.

Je ne sais ce qui m’a poussée à tenter moi aussi de parler cette langue étrange. Peut-être cette impérieuse nécessité de la rejoindre, d’exprimer ce que j’éprouvais. Peut-être avais-je besoin de laisser mon âme s’épancher –mon cœur était plein d’interrogations et voulait à tout prix des réponses.

Je ne savais pas au juste quoi faire ; le sentiment du ridicule était très fort. Mais il y avait là des hommes et des femmes de tous âges, des prêtres et des laïcs, des novices, des sœurs, des étudiants, des personnes âgées. Cela m’a donné du courage, et j’ai demandé au Saint-Esprit de m’aider à surmonter la barrière de la peur.

« Essaie, me suis-je dit. Il suffit d’ouvrir la bouche et d’oser dire des choses que tu ne comprends pas. Essaie. »

Je me suis décidée. Mais auparavant, j’ai demandé que cette soit une épiphanie, un nouveau commencement pour moi.

Il m’a semblé que Dieu m’avait entendue. Les mots sont venus plus librement. La honte s’est effacée, la confiance a grandi, ma langue s’est déliée progressivement. Sans rien comprendre à ce que je disais, je tenais pourtant un discours qui avait un sens pour mon âme.

Le simple fait d’avoir eu assez de courage pour énoncer des paroles privées de sens m’a plongée dans l’euphorie. J’étais libre, je n’avais pas besoin de chercher à expliquer mes actes. Et cette liberté m’emmenait jusqu’au ciel – où un plus grand amour, qui pardonne tout et jamais ne se sent délaissé, accueillait mon retour.

« Il me semble que je retrouve la foi », me disais-je, surprise de tous les miracles que peut accomplir l’amour. Je sentais la Vierge auprès de moi, qui me tenait dans ses bras, me couvrait et me réchauffait de son manteau. Les mots étranges sortaient de plus en plus vite de ma bouche.

Je me suis mise à pleurer sans m’en rendre compte. La joie envahissait mon cœur, m’inondait. Elle était plus forte que les peurs, que mes pauvres certitudes, que mes tentatives de contrôler chaque seconde de mon existence. Je savais que ces larmes étaient un don, parce que les sœurs, au collège, m’avaient appris que les saints pleuraient quand ils étaient en extase. J’ai ouvert les yeux, contemplé l’obscurité du ciel, et j’ai senti mes larmes se mêler à la pluie. La terre était vivante, l’eau qui tombait renouvelait le miracle du plus haut des cieux. Et nous faisions partie de ce miracle.

« Dieu peut donc être femme », ai-je dit tout bas, pendant que les autres chantaient. « C’est bien. S’il en est ainsi, c’est Sa face féminine qui nous a appris à aimer. »

« Nous allons prier ensemble par groupes de huit » a dit le prêtre, en espagnol, en italien et en français.

Quelqu’un s’est approché de moi et a passé son bras par-dessus mon épaule. Une autre personne en a fait  autant de l’autre côté. Nous avons ainsi formé un cercle de huit personnes enlacées. Puis nous nous sommes penchés en avant, et nos têtes se sont touchées. La position dans laquelle nous étions concentrait toutes nos énergies, toute notre chaleur.

« Que l’Immaculée Conception aide mon fils et fasse qu’il trouve sa voie », a dit l’homme qui avait passé son bras sur mon épaule droite. « Je vous demande de dire un Ave pour mon fils.
-Amen », ont répondu tous les autres. Et les huit personnes ont récité l’Ave Maria.

Chacun exprimait un souhait, et tous y prenaient part en priant. Je me surprenais moi-même, car je priais comme une enfant, et, comme une enfant, je croyais fermement que ces grâces seraient obtenues.

Le groupe a gardé le silence pendant une fraction de seconde. J’ai compris que mon tour était venu de demander quelque chose. En toute autre circonstance, je serais morte de honte. Mais il y avait une présence, et cette présence me donnait confiance.

J’ai dit : « Que l’Immaculée Conception m’enseigne à aimer comme elle. Que cet amour me grandisse et grandisse l’homme à qui il est dédié. Disons un Ave Maria. »

Nous avons prié tous ensemble et j’ai de nouveau éprouvé une sensation de liberté. Des années durant, j’avais lutté contre mon cœur parce que j’avais peur de la tristesse, de la souffrance, de l’abandon. J’avais toujours su que le véritable amour était au-dessus de tout cela et qu’il valait mieux mourir que de ne pas aimer. Mais je pensais que seuls les autres avaient du courage. Et maintenant, en cet instant, je découvrais que j’en étais moi aussi capable. Même s’il signifiait séparation, solitude, tristesse, l’amour valait bien le moindre centime de son prix.

« Il faut que j’arrête de penser à ces choses, je dois me concentrer sur le rituel. »

Le prêtre demanda aux groupes de se disperser et de prier pour les malades. De temps à autre, tous recommençaient à parler des langues étranges et à balancer leurs bras dressés vers le ciel.

« Quelqu’un est ici, dont la belle-fille est malade ; que cette personne sache que sa belle-fille est en ce moment même sur la voie de la guérison », a dit une femme.

Les oraisons reprenaient, et avec elles les chants et la joie.

Plus tard, il m’a expliqué que c’était là le don de prophétie, que certaines personnes étaient capables de pressentir ce qui se passait en un lieu éloigné, ou ce qui allait bientôt se produire.

Mais quand bien même je ne l’aurais jamais su, je croyais à la force de cette voix qui parlait de miracles. J’espérais qu’à un moment elle ferait allusion à l’amour de deux personnes présentes dans l’assistance. J’espérais, oui, j’espérais l’entendre proclamer que cet amour était béni par tous les anges, tous les saints, par Dieu et par la Déesse.

[…]

Extrait du livre : « Sur le bord de la rivière Piedra je me suis assise et j’ai pleuré » 
de Paulo Coelho, éd. J’ai lu (pages 138 à 145)


Note :

: En cet instant du récit, l’action se situe à Lourdes, à proximité de la grotte de la Vierge de l’Immaculée Conception. 


L’auteur :

Paulo Coelho
Né en 1947, d’origine brésilienne, Paulo Coelho a passé ses années de jeunesse dans une école jésuite et en est  ressorti fâché avec la croyance catholique. Il devient un adolescent  rebelle, très difficile à gérer. Ses parents choisissent alors de l’interner dans un hôpital psychiatrique. Il a 17 ans. À sa sortie à 20 ans, après 3 évasions,  il finit par rejeter catégoriquement  la voie que ses proches ont prévue pour lui : ils voulaient qu’il devienne ingénieur,  comme son père. Il part, voyage beaucoup, histoire de faire le point, puis adopte le mode de vie hippie, qui a tant  séduit la génération des sixties.  Son rêve de toujours est de devenir écrivain, mais il se lance, avec succès,  dans la composition  de chansons et travaille pour des célébrités brésiliennes rencontrées au travers du  mouvement hippie. À cette époque, il  en interprétera également lui-même. Il vit aussi de sa plume en tant que journaliste.  En 1978, il visite le camp de concentration de Dachau, où il a une vision. Elle se concrétise quelques mois plus tard,  avec la rencontre de la personne qui le réconciliera avec le catholicisme et l’encouragera à suivre sa voie de romancier. Coelho taira toujours son nom. Il ressent alors le besoin d’entreprendre le pèlerinage de Compostelle. Cette expérience débouche sur l’écriture en 1988, de sa première œuvre, « L’Alchimiste », avec le succès que l’on sait…En 1994, il publie « Sur le bord de la rivière Piedra je me suis assise et j’ai pleuré ». Ce livre a reçu le Grand Prix des Lectrices de Elle 1995.

Paul Coelho est actuellement l’auteur placé en seconde position sur le podium des meilleures ventes littéraires mondiales. Autant dire qu’il a le privilège d’être soutenu par un fan club actif et convaincu, qui apprécie ses œuvres orientées vers le développement personnel et la religion.

L’histoire :

Coelho nous conte l’histoire d’amour entre Pilar, étudiante espagnole et son ami d’enfance.  Pilar est une jeune fille sans expérience, dont le rêve est de parvenir à construire une vie tranquille avec mari et enfants. Lui est un séminariste aux mains bénies, puisqu’il possède un don miraculeux  de guérisseur ; sa voie serait toute tracée, s’il n’était encore tourmenté par son amour pour Pilar. Sont-ils encore faits l’un pour l’autre,  après avoir vécu séparés pendant onze ans ? Cet amour peut-il se réaliser alors que leurs chemins sont si différents ou n’est-il qu’une douce utopie basée sur des souvenirs de jeunesse ? Leurs rêves respectifs sont-ils vraiment compatibles dans un projet de vie commun ? Ils affronteront  leurs doutes, ainsi que la peur de se dévoiler à l’autre et de risquer d’en souffrir. Pour résoudre leurs conflits intérieurs, ils devront se redécouvrir avec bienveillance, mais aussi être réceptifs aux signes envoyés par Dieu et ses anges pour les guider. Car « aimer, c’est communier avec l’autre, et découvrir en lui l’étincelle de Dieu. »

Un conte philosophique sur fond de spiritualité et de mysticisme ou comment réaliser  ses rêves tout restant  fidèle à la voix de son cœur.

Quelques citations à méditer :

-« Si nous ne naissons pas à nouveau, si nous ne parvenons pas à regarder à nouveau la vie avec l’innocence et l’enthousiasme de l’enfance, alors la vie n’a plus de sens. » (p.44)

-« L’amour peut nous mener en enfer ou au paradis, mais il nous mène toujours quelque part. » (p.103)

-« Le bonheur est quelque chose qui se multiplie quand il se divise. » ( p.109)

-« La face du Christ était celle de chacun des pauvres que je rencontrais à travers le monde, et il m’était impossible de ne pas la voir. » (p.127)

-« Seul celui qui est heureux peut répandre le bonheur autour de lui. » (p.130)

-«Les gens amassent de l’argent, fréquentent des endroits chers, et pensent qu’ainsi ils sont des gens biens. » (p.198) 

-« Les rêves donnent du travail. » (p.249)

Mon avis :

Un style simple, poétique et imagé, facile à lire. Des idées intéressantes qui incitent à la réflexion.

Pourtant,  j’ai vite été lassée par des concepts rabâchés avec lourdeur tout au long du récit, comme celui de la face féminine de Dieu…Le personnage du séminariste manque de profondeur, il reste lointain et inconsistant, malgré ses nombreuses interventions dans le récit. Une volonté de l’auteur, puisqu’il ne lui a pas attribué de prénom. Cet anonymat n’amène, de mon point de vue, absolument  rien à l’histoire, bien au contraire. Pour finir, Coelho amalgame traditions chrétiennes et mysticisme dans des scènes peu convaincantes  (lire l’extrait ci-dessus, où on assiste à une réunion New Age devant la grotte de l’Immaculée Conception. Coelho en fait trop… À tout moment, on s’attend à voir apparaître la réincarnation de Bernadette Soubirous déguisée en bonze ! Je plaisante…) Bref, je n’ai pas été emportée par l’histoire, malgré les indéniables qualités de conteur de Coelho. Désolée pour ses nombreux fans…

Votre avis m’intéresse, n’hésitez pas à m’en faire part !

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