dimanche 29 septembre 2013

Le verger - Anna de Noailles


Dans le jardin, sucré d’œillets et d’aromates,
Lorsque l’aube a mouillé le serpolet touffu,
Et que les lourds frelons, suspendus aux tomates,
Chancellent, de rosée et de sève pourvus,

Je viendrai, sous l’azur et la brume flottante,
Ivre du temps vivace et du jour retrouvé ;
Mon cœur se dressera comme le coq qui chante
Insatiablement vers le soleil levé.

L’air chaud sera laiteux sur toute la verdure,
Sur l’effort généreux et prudent des semis,
Sur la salade vive et le buis des bordures,
Sur la cosse qui gonfle et qui s’ouvre à demi ;

La terre labourée où mûrissent les graines
Ondulera, joyeuse et douce, à petits flots,
Heureuse de sentir dans sa chair souterraine
Le destin de la vigne et du froment enclos.

Des brugnons roussiront sur leurs feuilles, collées
Au mur où le soleil s’écrase chaudement ;
La lumière emplira les étroites allées
Sur qui l’ombre des fleurs est comme un vêtement.

Un goût d’éclosion et de choses juteuses
Montera de la courge humide et du melon,
Midi fera flamber l’herbe silencieuse,
Le jour sera tranquille, inépuisable et long.

Et la maison, avec sa toiture d’ardoises,
Laissant sa porte sombre et ses volets ouverts,
Respirera l’odeur des coings et des framboises
Éparse lourdement autour des buissons verts ;

Mon cœur indifférent et doux aura la pente
Du feuillage flexible et plat des haricots
Sur qui l’eau de la nuit se dépose et serpente
Et coule sans troubler son rêve et son repos.

Je serai libre enfin de crainte et d’amertume,
Lasse comme un jardin sur lequel il a plu,
Calme comme l’étang qui luit dans l’aube et fume,
Je ne souffrirai plus, je ne penserai plus,

Je ne saurai plus rien des choses de ce monde,
Des peines de ma vie et de ma nation,
J’écouterai chanter dans mon âme profonde
L’harmonieuse paix des germinations.

Je n’aurai pas d’orgueil, et je serai pareille,
Dans ma candeur nouvelle et ma simplicité,
À mon frère le pampre et ma sœur la groseille
Qui sont la jouissance aimable de l’été ;

Je serai si sensible et si jointe à la terre
Que je pourrai penser avoir connu la mort,
Et me mêler, vivante, au reposant mystère
Qui nourrit et fleurit les plantes par les corps.

Et ce sera très bon et très juste de croire
Que mes yeux ondoyants sont à ce lin pareils,
Et que mon cœur, ardent et lourd, est cette poire
Qui mûrit doucement sa pelure au soleil…

                    Anna de Noailles





Le poème :

En intitulant son poème « Le verger », alors qu’à prime abord, on a plutôt l’impression de se promener dans un jardin potager,  Anna de Noailles nous invite avec finesse à l’interpréter au second degré : qui dit verger, pense fruit, voir même pomme, le fruit défendu …

Car ce poème est une ode à la nature, sensuelle et évocatrice…Son écriture est talentueuse, chaque mot ayant  été choisi soigneusement pour ciseler, avec pudeur, des parallèles voluptueux.

C’est juste magnifique !

L’auteur :

La princesse Anna Elisabeth de Brancovan naît en 1876 à Paris. Son père, Grégoire Bassaraba de Brancovan, est un prince roumain. Quant à sa mère, Rachel Musurus, elle est une pianiste grecque de renommée internationale. Le père d’Anna décède alors que la fillette n’a que 9 ans. Anna vivra pourtant une enfance heureuse et comblée, entourée par une sœur et un frère. 


Ses jours s’écoulent paisiblement  entre un hôtel particulier à Paris et une propriété de famille, la « Bassaraba », située au bord du lac Léman, à Amphion-Les-Bains. Dans son autobiographie parue en 1932, elle décrit sa nostalgie de cette époque : « Petite fille née dans un milieu privilégié, j'ai goûté au paradis à Amphion, dans l'allée des platanes, étendant sur le Lac Léman une voûte de vertes feuilles, dans l'allée des rosiers où chaque arbuste arrondi et gonflé de roses, laissait choir ses pétales lassés sur une bordure de sombres héliotropes. » A l’âge de 13 ans, elle commence à écrire ses premiers poèmes.

En 1897, à 21 ans, elle épouse le Comte Mathieu de Noailles et devient Comtesse de Noailles. De cette union naîtra un garçon. En 1901, Anna publie son premier recueil de poèmes : « Le cœur innombrable ». Il traite de la nature, de souvenirs d’enfance et connaît un immense succès. Le public lui attribue alors le surnom de « muse des jardins ». Encouragée, elle se lance alors dans l’écriture de romans, plus tard de nouvelles, mais la poésie restera toujours une constante dans sa vie. La nature, l’amour, la mort sont pour elle une source infinie d’inspiration. Elle est  une grande admiratrice de Victor Hugo et de Musset, des figures charismatiques qui l’ont certainement influencée.


Très vite, elle devient une personnalité littéraire recherchée. D’ailleurs, le salon mondain qu’elle anime avenue Hoche  est rapidement fréquenté par toute l’intelligentsia parisienne : Colette, Proust, Cocteau, Paul Claudel, Gide, A. Daudet, Mauriac,  E.Rostand, Valéry, etc… Vive d’esprit, sensible, intelligente, sa parole semble  intarissable. On se presse pour venir lui rendre visite. Dès 1912, sa santé fragile l’oblige à accueillir ses invités confortablement allongée sur un divan.

 Voici un témoignage d’André Gide  (Journal, 20 janvier 1910, Gallimard) :

« Impossible de rien noter de la conversation. Mme de Noailles parle avec une volubilité prodigieuse ; les phrases se pressent sur ses lèvres, s'y écrasent, s'y confondent ; elle en dit trois, quatre à la fois. Cela fait une très savoureuse compote d'idées, de sensations, d'images, un tutti-frutti accompagné de gestes de mains et de bras, d'yeux surtout qu'elle lance au ciel dans une pâmoison pas trop feinte, mais plutôt trop encouragée. (...) Il faudrait beaucoup se raidir pour ne pas tomber sous le charme de cette extraordinaire poétesse au cerveau bouillant et au sang froid. »

Elle aime également beaucoup les arts et pratique elle-même la peinture, beaucoup de compositions florales. Ses descendants ont d’ailleurs légué leur collection de 69 pastels à la ville d’Evian. 

Oeuvre d'Anna de Noailles
Elle a donc côtoyé beaucoup d’artistes, et certains d’entre eux ont réalisé des portraits d’elle.

Portrait d'Ignacio Zuloaga
Anna de Noailles par Philip Alexius de Laszlo

Portrait de Forain
Anna de Noailles par Burin, 1924
Buste en marbre de Rodin
Portrait fait par Jean Cocteau au décès d'Anna de Nuailles
Dessin de Ferdinand Bac


















En 1904, elle est l’une des fondatrices de la fameuse récompense qui se nommera plus tard le « Prix Fémina », en réaction à la misogynie de ses contemporains lors de l’attribution de prix littéraires.Son talent littéraire lui vaut ensuite d’entrer à l’Académie royale de langue et de littérature française de Belgique (1921), et elle devient la première femme Commandeur de la Légion d’honneur (1931).


En 1932, elle publie une autobiographie : « Le livre de ma vie ». Anna de Noailles s’éteint en 1933, à l’âge de 57 ans. Plus de 10.000 personnes assisteront à ses obsèques. Elle sera inhumée au cimetière du Père Lachaise à Paris, mais son cœur, lui, se trouve à Publier, près des rives du bleu Léman. Sur une stèle sont gravés ces mots : « C’est là que dort mon cœur, vaste témoin du monde.»

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