Après des instants de volupté intense, Kim Lange quitte les bras de son amant, Daniel Kohn, pour aller fumer une cigarette sur le toit-terrasse d’un hôtel de Cologne. Manque de chance, elle reçoit sur la tête le lavabo de la station spatiale russe Photon M3 ...
[…]
Après ce rapide passage en revue de mon existence, je vis soudain la lumière. Celle dont parlent les gens dont le cœur s’est arrêté pendant quelques minutes et qui sont ensuite revenus à la vie.
Je vis la lumière.
Plus brillante à chaque instant.
Merveilleuse.
Elle m’enveloppa.
Douce.
Chaude.
Remplie d’amour.
Je la pris dans mes bras et entrai en elle.
Je me sentais si bien.
Tellement en sécurité.
Tellement heureuse.
J’avais retrouvé la confiance originelle.
Et puis je fus rejetée loin de cette lumière. Je perdis conscience.
Quand je m’éveillai à nouveau je m’aperçus que j’avais une tête énorme.
Et un arrière-train insensé.
Et six pattes.
Et deux très longues antennes.
Et ce fut le numéro un des pires moments de cette journée !
Il n’existe qu’une seule réaction normale quand on se réveille subitement dans un corps de fourmi : on ne le croit pas.
Au lieu de cela, j’essayai de reconstituer ce qui m’était arrivé : j’avais reçu un lavabo russe sur la tête, puis j’avais vu la lumière. Mais elle m’avait rejetée. Autrement dit : j’étais encore en vie. Sûrement, mon cerveau avait subi quelques dégâts. Oui, ça devait être ça ! J’étais dans le coma, et, d’un instant à l’autre, j’allais entendre les fameuses voix :
« Signes vitaux stables !
-Mais ses fonctions cérébrales semblent interrompues.
-Je prépare une nouvelle transfusion.
-Il faudra aussi faire une injection d’adrénaline, en intraveineuse.
-Mon Dieu, comme elle est belle, couchée comme ça !
-Mais qui êtes-vous, monsieur ?
-Daniel Kohn ! »
Bon sang ! Même dans une situation pareille, je pensais à Daniel !
Mais…si j’étais dans le coma, pourquoi mon cerveau s’imaginait-il que j’étais une fourmi ? Cela provenait-il d’un traumatisme d’enfance ? Et si oui, quel genre de traumatisme peut amener une personne dans le coma à se prendre pour une fourmi ?
Je me grattai pensivement l’antenne avec ma patte avant gauche. Cela mit tous mes autres sens en révolution. Apparemment, ce truc servait à la fois pour le toucher, le goût et l’odorat. Ma patte était dure, avait un goût salé et une odeur de « va prendre une douche tout de suite ».
Ce débordement sensoriel était trop violent pour moi.
Paniquée, je me demandai comment entrer en contact avec les médecins et les infirmières. Si j’essayais de crier très très fort, peut-être entendraient-ils un murmure ? Ils comprendraient que j’étais encore consciente et me délivreraient de ce cauchemar. Je me mis donc à hurler de toutes mes forces :
-Au secours ! À l’aide !
Ma voix de fourmi était extraordinairement stridente. Un peu comme celle de mon ancienne prof d’anglais, juste avant qu’elle soit internée pour plusieurs mois en hôpital psychiatrique.
-Au secours ! Mon cerveau n’est pas mort ! Est-ce que quelqu’un m’entend ? criai-je d’une voix de plus en plus aiguë.
-Bien sûr que je t’entends. Tu fais assez de bruit, répondit une voix pleine de bonté.
Je sursautai. Mais j’étais contente. On m’avait entendue. Les médecins avaient trouvé le contact avec moi ! Alléluia ! Pour un peu, j’aurais dansé la gigue sur mes six pattes.
-Pouvez-vous me sortir du coma ? demandai-je avec espoir.
-Mais tu n’es pas dans le coma, répondit la voix aimable.
J’éprouvai un choc. Si je n’étais pas dans le coma, où étais-je ? Et qui me parlait ?
-Retourne-toi.
Lentement, je me retournai – mon premier virage à 180 degrés sur six pattes. Nettement plus difficile qu’un créneau en marche arrière avec poids lourd et un taux d’alcoolémie frisant le retrait de permis.
Quand j’eus fini de démêler mes pattes de derrière, j’identifiai un peu mieux les lieux : j’étais juste sous la surface de la terre, dans une galerie visiblement creusée par des fourmis. Et une fourmi se tenait devant moi. Une fourmi extraordinairement grosse. Elle me souriait avec douceur. Comme le père Noël. Un père Noël à qui on aurait fait manger des biscuits au haschich.
-Comment ça va ?
Indubitablement, c’était la fourmi qui avait parlé. À présent, c’était officiel : mon cerveau avait rendu son tablier.
-Tu es sans doute un peu troublée, Kim.
-Tu…tu connais mon nom ? demandai-je.
-Naturellement, dit la grosse fourmi en souriant. Je connais tous les noms.
Une réponse qui soulevait davantage de questions qu’elle n’en résolvait.
-Tu veux sans doute savoir qui je suis, reprit la fourmi.
-Ça, et aussi comment je fais pour sortir de ce cauchemar.
-Ce n’est pas un cauchemar.
-Une hallucination, alors ?
-Non plus.
-Mais alors, quoi ?
En posant cette question, je pressentais que la réponse n’allait pas me plaire.
-C’est ta nouvelle vie.
À ces mots, mes maigres petites pattes se mirent à trembler, tandis que mes antennes battaient frénétiquement l’air.
-Siddharta Gautama, dit la grosse fourmi d’un ton plein de bonté.
-Pardon ? fis-je, complètement dépassée par les évènements.
-C’est mon nom.
Siddharta…ce n’était pas un film avec Keanu Reeves ? Alex m’y avait traînée – il avait un faible pour les films d’art et d’essai où on s’ennuie tellement qu’au bout de vingt minutes, on va aux toilettes, et là, on aime encore mieux lire les graffitis sur les portes et les cloisons. Dans ce film, Siddharta, il était question de…
-Bouddha, dit la grosse fourmi. Tu me connais sans doute mieux sous ce nom.
Je ne savais pas grand-chose de Bouddha. J’aurais peut-être dû faire plus attention au film, au lieu de rêvasser sur Keanu Reeves torse nu. En tout cas, je savais au moins une chose avec certitude :
-Bouddha n’est pas une fourmi.
-J’apparais aux hommes sous la forme dans laquelle leur âme s’est réincarnée. Tu es réincarnée en fourmi, je t’apparais donc comme une fourmi.
-Réincarnée ? bégayai-je.
-Réincarnée, répéta Bouddha […].
-D’accord, d’accord, d’accord, m’empressai-je d’acquiescer avant que mon cerveau n’éclate. Supposons que je croie à tout ça, ce qui bien sûr n’est pas le cas, parce que c’est tellement absurde qu’il est impossible d’y croire et que par conséquent, je ne peux pas le croire, même si…
-Où veux-tu en venir ? m’interrompit Bouddha.
J’essayai de raccrocher les wagons :
-Si…si tu es Bouddha, et si je suis réincarnée…alors, pourquoi en fourmi ?
-Parce que tu n’as pas mérité autre chose.
-Qu’est-ce que ça veut dire ? Que je n’étais pas quelqu’un de bien ? dis-je avec colère.
Je n’avais jamais pu supporter les humiliations.
Bouddha se contenta de me regarder, sans cesser de sourire.
-Les dictateurs ne sont pas des gens bien ! protestai-je. Les politiciens non plus, ni, à mon avis, les programmateurs de télévision, mais sûrement pas moi !
-C’est pourquoi les dictateurs se réincarnent en autre chose, répliqua Bouddha.
-En quoi ?
-En bactéries intestinales.
Tandis que j’essayais de m’imaginer Hitler et Staline s’ébattant à l’intérieur d’un côlon, Bouddha plongea son regard dans mes trois petits yeux frontaux.
-Mais les êtres humains qui n’ont pas été bons pour les autres reviennent sous forme d’insectes.
-Qui qui n’ont pas été bons ?
-Qui n’ont pas été bons.
-Je n’ai pas été bonne pour les autres ?
-Exactement.
-D’accord, d’accord, je n’ai peut-être pas toujours été parfaite. Mais qui l’est ? demandai-je avec aigreur.
-Plus de gens que tu ne le penses.
Bouddha ajouta :
-Fais pour le mieux dans ta nouvelle vie.
Puis il se détourna et s’en alla en sifflotant gaiement vers l’issue de la galerie.
[…]
Extrait du livre : « Maudit Karma » de David Safier, éd. Pocket
L’auteur :
David Safier |
L’histoire :
Kim Lange est une animatrice vedette du petit écran. Autoritaire, superficielle, égoïste, elle pense que cette brillante réussite professionnelle excuse tous ses excès. Même sa famille passe au second plan : Alex, son mari et sa petite fille de 5ans, Lilly se sentent délaissés. Kim préfère se mettre en avant et fantasmer sur Daniel Kohn, un jeune et séduisant collègue. Bientôt, elle cède à la tentation et finit dans ses bras accueillants.
Mais les voies du destin sont impénétrables et alors qu’elle touche enfin au firmament de la gloire, un spectaculaire accident de « lavabo- météorite» brise net toutes ses ambitions et la fait basculer de l’autre côté du miroir. Notre étoile prétentieuse se retrouve réincarnée en…fourmi, puis en cochon d’Inde, en chien, et sous une multitude d’autres enveloppes réjouissantes. Car il lui faut remonter l’échelle des réincarnations et accumuler du karma positif pour espérer se racheter auprès de sa famille et atteindre le Nirvana.
Au cours de sa quête, elle croise le chemin de Casanova, le Casanova, celui qui est décédé le 4juin 1798… Il l’accompagnera dans ses aventures rocambolesques et cocasses. Parviendront-ils à déjouer l’absurdité de leurs destinées ? Rien n’est moins certain…
Quelques citations :
-« C’était une araignée gigantesque, avec des pattes velues comme celles d’un footballeur professionnel argentin, et un air de ``la compassion n’est pas mon fort ‘’ répandu sur toute sa physionomie. », p.118
-« […] les grilles qui servaient à cuire les saucisses étaient recouvertes d’une telle couche de crasse qu’une forme de vie intelligente s’y était sûrement développée. Je préférais ne pas imaginer tous les gens qui avaient pu se réincarner en bacilles là-dedans. », p.253
-« Ce Rico, j’aurais voulu lui arracher le cœur et le découper en petits morceaux que j’aurais mis dans un mortier pour en faire de la purée que j’aurais donnée à manger à un chien, et ensuite, j’aurais écrasé le chien au rouleau compresseur ! », p. 279
-« Il arrive que la mort vous fasse revivre. », p. 293
-« Les enfants, c’est comme les fonctionnaires italiens : on arrive toujours mieux à ses fins avec un peu de corruption. », p. 295
-« Le corps n’est qu’une enveloppe pour l’âme. », p.339
-« Pour être au nirvana, pas besoin du Nirvana. », p.343
Mon avis :
J’ai immédiatement été séduite par l’originalité du thème central du livre, la réincarnation. David Safier est parvenu à exploiter ce sujet à priori sérieux de manière romanesque , sur un ton plaisant, léger et humoristique. Un défi qui n’était certainement pas gagné d’avance… Le récit est trépidant, les situations souvent folkloriques.
L’imagination débordante de David Safier est sa grande force. Mais cette originalité peut aussi devenir son talon d’Achille : j’espérais une fin en apothéose, mais elle s’est malheureusement révélée sans surprises, ni relief. Petite déception…
Il serait faux de croire qu’il n’y a que de l’action dans ce livre. L’auteur nous invite également à prendre de la distance au quotidien, à relativiser avec humour et à ne pas hésiter à nous remettre en question.
Bilan final ? Ce roman m’a amusée et sa lecture facile en fait un bon compagnon de détente. Une jolie découverte, malgré mes quelques réserves.
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