lundi 12 novembre 2012

L’enfant de Pompéi - Primo Levi



Puisque l’angoisse de chacun est notre angoisse,
Nous revivons toujours la tienne, enfant gracile,
Qui t’es blottie contre ta mère, éperdument,
Comme si tu voulais te réfugier en elle,
Quand tout noir, à midi, le ciel est devenu.
En vain, parce que l’air transformé en poison
A filtré jusqu’à toi par les fenêtres closes
De ta maison tranquille, aux murs si rassurants,
Qu’avaient ravie tes chants et tes rires timides.
Des siècles ont passé, la cendre faite pierre
Emprisonne à jamais la grâce de ton corps.
Ainsi restes-tu parmi nous, convulsif moulage de plâtre,
Agonie infinie, terrible témoignage
Du cas que font les dieux de notre race altière.
Rien, cependant, ne reste parmi nous, de ta lointaine sœur,
De l’enfant de Hollande, entre quatre murs emmurée,
Qui écrivit pourtant sa jeunesse sans lendemain :
Ses cendres ont été dispersées par le vent, muettes,
Et un cahier jauni renferme sa vie brève.
Plus rien ne reste de l’écolière d’Hiroshima,
Ombre clouée au mur par la lumière de mille soleils.
Puissants de la terre, maîtres en nouveaux poisons,
Tristes gardiens secrets du tonnerre définitif,
Les fléaux du ciel amplement nous suffisent.
Avant que d’appuyer du doigt, arrêtez-vous, réfléchissez.

                               Primo Levi, 20 novembre 1978


Extrait du recueil de poèmes de Primo Levi : « Primo Levi, à une heure incertaine », coll. Arcades, éd. Gallimard




L’auteur :

Primo Levi
Primo Levi (1919 -1987)  est d’origine italienne,  né de la moyenne bourgeoisie et  de confession juive. Après une formation brillante de chimiste, il est pris dans le tourbillon de la guerre. En 1944, il est déporté au camp d’extermination de Monowitz, un des camps auxiliaires d’Auschwitz. Cette expérience traumatisante deviendra par la suite, le sujet principal de son œuvre. Après la guerre, il reprend son métier de chimiste et choisit l’écriture (romans, nouvelles, poèmes) pour témoigner sur les camps et lutter contre le fascisme. Son besoin incessant de perpétuer le souvenir de la déportation fera de lui une figure emblématique du rescapé de guerre, au-delà même des frontières de son pays.

Le poème :

Le poème que je vous propose, « L’enfant de Pompéi », met en lumière les positions antimilitaristes et profondément pacifistes de Primo Levi : « Les fléaux du ciel amplement nous suffisent »…

Pompéi et l’éruption du Vésuve :

Ce poème m’a donné envie d’en savoir un peu plus sur l’éruption du Vésuve, ainsi que sur l’anéantissement de Pompéi et d’Herculanum, la cité voisine.


Nous sommes en l’an 79. Pompéi  est une ville prospère et florissante construite au pied du Vésuve, un volcan qui se trouve non loin de Naples, en Campanie ( Italie). Cette région est souvent sujette aux tremblements de terre, conséquence de la tectonique des plaques. Les habitants ont fini par s’y habituer. Une éruption s’est bien produite 1500 ans auparavant, mais elle est tombée dans l’oubli collectif… 

Les terres volcaniques, la douceur du climat rendent les terres fertiles à Pompéi et les récoltes sont abondantes. On y cultive les oliviers, la vigne, les  vergers, les légumes potagers. De plus, l’endroit offre une vue panoramique saisissante sur la baie de Naples et sur son trafic maritime.  
 
Pompéi  devient  un endroit de villégiature apprécié par l’élite romaine qui y édifie de somptueux palais et de luxueuses résidences d’été. L’endroit est en quelque sorte le St-Tropez de la jet set romaine. La ville compte près de 12 000 habitants. Les riches y habitent avec leurs  esclaves.  De nombreux  marchands et artisans animent les ruelles. La cité compte de nombreux  temples, un amphithéâtre, des maisons closes, des thermes, etc.  Elle a un réseau de canalisations hydrauliques complexe qui alimente en eau les fontaines, les piscines et toute la ville. Les égouts assurent l’hygiène en sous-sol, ce qui est remarquable pour l’époque. Bref, les flancs du Vésuve ressemblent à un petit coin de paradis…  

Jusqu’à ce que,  une semaine avant la catastrophe,  plusieurs tremblements de terre très violents (6 sur l’échelle de Richter) secouent la cité et les grondements sourds du volcan se font entendre loin à la ronde. De nombreuses résidences sont abîmées et les fissures peuvent encore se constater sur le site archéologique de Pompéi. Beaucoup d’habitants quittent la ville, mais près de la moitié d’entre eux reste malgré tout. Les scientifiques pensent que  quantité d’esclaves ont été assignés à la réparation des maisons et des canalisations. Certains tentent de protéger leurs biens des pilleurs. D’autres n’ont peut-être pas eu le choix ou n’ont pas mesuré la gravité des signes annonciateurs par manque de connaissances. Toujours est- il que  de nombreux commerces sont encore en activité juste avant la catastrophe, puisque des pièces de monnaie ont été retrouvées sur les comptoirs des échoppes.

Le 25 août 79 à l’aube, le volcan entre en éruption. Un panache de fumée noire de plus de 15 kilomètres de haut s’élève dans le ciel.


Des pierres ponces (lapillis) de plus en plus grosses sont projetées sur la ville. C’est la panique, les habitants tentent de se rendre au bord de l’eau et de nombreuses personnes meurent dans la bousculade. Un nuage épais de cendres et de fumée s’abat à 30 kilomètres à la ronde. Il fait nuit en plein jour. Les gaz toxiques se propagent. Finalement,  le panache de fumée s’effondre sur lui-même et se transforme en une coulée pyroclastique d’une température de 200 degrés Celsius. Cette nuée ardente dévale les pentes du volcan à une vitesse vertigineuse.


Les survivants sont brûlés vifs dans les rues de la ville. La chaleur contracte leurs muscles et les corps se recroquevillent.  Une couche solide se forme ainsi autour des  corps, mais à l’intérieur,  les chairs se décomposeront. Puis des cendres continuent à se déposer sur la ville, formant une chape compacte d’une épaisseur de 20 mètres.
Pompéi  tombe dans l’oubli jusque vers 1600, époque  où des vestiges sont retrouvés par hasard. L’identification formelle de la ville ne se fera qu’en 1763. En 1860, on eut l’idée d’injecter du plâtre liquide dans les interstices des moules formés autour des corps lors de la nuée ardente.  Ce sont  ces moulages, saisissants de réalisme et très impressionnants, que l’on peut encore voir de nos jours sur le site archéologique de Pompéi.


Ce site est classé au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1997.


Vous pouvez visionner un documentaire de 50 minutes sur la catastrophe de Pompéi  à l’adresse suivante :

http://www.youtube.com/watch?v=RdgK0yiKg9U


Le témoignage de Pline le Jeune :

Pline le Jeune
Cette catastrophe naturelle a été racontée par Pline le Jeune. Pline le Jeune est un brillant orateur, écrivain et homme politique romain né en 61 ou 62. Il est adopté en 79 par Pline l’Ancien, son célèbre oncle (il commande la flotte romaine de Misène et est un naturaliste qui a écrit « L’histoire naturelle » en 37 volumes, encyclopédie qui fut une référence pendant des siècles). Pline le Jeune a acquis une belle notoriété qui  perdure encore  grâce à sa correspondance : 247 lettres regroupées en 10 livres où il décrit son quotidien.

Pline l'Ancien
Lors de l’éruption du Vésuve, Pline le Jeune a 17 ans. Il observe le réveil du volcan depuis le cap Misène, à l’extrémité nord de la baie de Naples. Son oncle part en mer pour observer le phénomène de plus près et sauver un ami. Malheureusement, il mourra, probablement asphyxié par les gaz toxiques émanant du volcan. Par la suite, Tacite demande à Pline le Jeune des détails sur la mort tragique de son ami, Pline L’Ancien.

Je vous suggère la lecture des deux lettres écrites en l’an 106 par Pline le Jeune. Ce témoignage est unique. Il est devenu le plus ancien document de vulcanologie.  D’ailleurs, grâce à ces documents,  ce type d’éruption est aujourd’hui encore qualifié d’éruption  « plinienne ». 


[6,16] XVI. – Pline le jeune à Tacite.

Vous me demandez des détails sur la mort de mon oncle. Il était à Misène où il commandait la flotte. Le neuvième jour avant les calendes de septembre, vers la septième heure, ma mère l’avertit qu’il paraissait un nuage d’une grandeur et d’une forme extraordinaire. Après sa station au soleil et son bain d’eau froide, il s’était jeté sur un lit où il avait pris son repas ordinaire, et il se livrait à l’étude. Il demande ses sandales et monte en un lieu d’où il pouvait aisément observer ce phénomène. La nuée s’élançait dans l’air, sans qu’on pût distinguer à une si grande distance de quelle montagne elle sortait. L’événement fit connaître ensuite que c’était du mont Vésuve.

Sa forme approchait de celle d’un arbre, et particulièrement d’un pin : car, s’élevant vers le ciel comme sur un tronc immense, sa tête s’étendait en rameaux. Peut-être le souffle puissant qui poussait d’abord cette vapeur ne se faisait-il plus sentir; peut-être aussi le nuage; en s’affaiblissant ou en s’affaissant sous son propre poids, se répandait-il en surface. Il paraissait tantôt blanc, tantôt sale et tacheté, selon qu’il était chargé de cendre ou de terre. Ce phénomène surprit mon oncle, et, dans son zèle pour la science, il voulut l’examiner de plus près. Il fit appareiller un navire liburnien, et me laissa la liberté de le suivre. Je lui répondis que j’aimais mieux étudier; il m’avait par hasard donné lui-même quelque chose à écrire, Il sortait de chez lui, lorsqu’il reçut un billet de Rectine, femme de Césius Bassus. Effrayée de l’imminence du péril (car sa villa était située au pied du Vésuve, et l’on ne pouvait s’échapper que par la mer), elle le priait de lui porter secours. Alors il change de but, et poursuit par dévouement ce qu’il n’avait d’abord entrepris que par le désir de s’instruire. Il fait préparer des quadrirèmes, et y monte lui-même pour aller secourir Rectine et beaucoup d’autres personnes qui avaient fixé leur habitation sur cette côte riante. Il se rend à la hâte vers des cieux d’où tout le monde s’enfuyait; il va droit au danger, la main au gouvernail, l’esprit tellement libre de crainte, qu’il décrivait et notait tous les mouvements, toutes les formes que le nuage ardent présentait à ses yeux. Déjà sur ses vaisseaux volait une cendre plus épaisse et plus chaude, à mesure qu’ils approchaient; déjà tombaient autour d’eux des éclats de rochers, des pierres noires, brûlées et calcinées par le feu ; déjà la mer, abaissée tout à coup, n’avait plus de profondeur, et les éruptions du volcan obstruaient le rivage. Mon oncle songea un instant à retourner ; mais il dit bientôt au pilote qui l’y engageait : “La fortune favorise le courage. Menez-nous chez Pomponianus”. Pomponianus était à Stabie, de l’autre côté d’un petit golfe, formé par la courbure insensible du rivage. Là, à la vue du péril qui était encore éloigné, mais imminent, car il s’approchait par degrés, Pomponianus avait transporté tous ses effets sur des vaisseaux, et n’attendait, pour s’éloigner, qu’un vent moins contraire.

Mon oncle, favorisé par ce même vent, aborde chez lui, l’embrasse, calme son agitation, le rassure, l’encourage; et, pour dissiper, par sa sécurité, la crainte de son ami, il se fait porter au bain. Après le bain, il se met à table, et mange avec gaieté, ou, ce qui ne suppose pas moins d’énergie, avec les apparences de la gaieté. Cependant, de plusieurs endroits du mont Vésuve, on voyait briller de larges flammes et un vaste embrasement dont les ténèbres augmentaient l’éclat. Pour calmer la frayeur de ses hôtes, mon oncle leur disait que c’étaient des maisons de campagne abandonnées au feu par les paysans effrayés. Ensuite, il se livra au repos, et dormit réellement d’un profond sommeil, car on entendait de la porte le bruit de sa respiration que sa corpulence rendait forte et retentissante. Cependant la cour par où l’on entrait dans son appartement commençait à s’encombrer tellement de cendres et de pierres, que, s’il y fût resté plus longtemps, il lui eût été impossible de sortir. On l’éveille. Il sort, et va rejoindre Pomponianus et les autres qui avaient veillé. Ils tiennent conseil, et délibèrent s’ils se renfermeront dans la maison, ou s’ils erreront dans la campagne : car les maisons étaient tellement ébranlées par les effroyables tremblements de terre qui se succédaient, qu’elles semblaient arrachées de leurs fondements, poussées dans tous les sens, puis ramenées à leur place. D’un autre côté, on avait à craindre, hors de la ville, la chute des pierres, quoiqu’elles fussent légères et minées par le feu. De ces périls, on choisit le dernier.

Chez mon oncle, la raison la plus forte prévalut sur la plus faible; chez ceux qui l’entouraient, une crainte l’emporta sur une autre. Ils attachent donc avec des toiles des oreillers sur leurs têtes : c’était une sorte d’abri contre les pierres qui tombaient. Le jour recommençait ailleurs ; mais autour d’eux régnait toujours la nuit la plus sombre et la plus épaisse, sillonnée cependant par des lueurs et des feux de toute espèce. On voulut s’approcher du rivage pour examiner si la mer permettait quelque tentative ; mais on la trouva toujours orageuse et contraire. Là mon oncle se coucha sur un drap étendu, demanda de l’eau froide, et en but deux fois. Bientôt des flammes et une odeur de soufre qui en annonçait l’approche, mirent tout le monde en fuite, et forcèrent mon oncle à se lever. Il se lève appuyé sur deux jeunes esclaves, et au même instant il tombe mort. J’imagine que cette épaisse vapeur arrêta sa respiration et le suffoqua. Il avait naturellement la poitrine faible, étroite et souvent haletante. Lorsque la lumière reparut (trois jours après le dernier qui avait lui pour mon oncle), on retrouva son corps entier, sans blessure. Rien n’était changé dans l’état de son vêtement, et son attitude était celle du sommeil plutôt que de la mort.

[6,20] XX. – Pline à Tacite.

La lettre où je vous ai donné les détails que vous me demandiez sur la mort de mon oncle, vous a inspiré, me dites-vous, le désir de connaître les alarmes et les dangers même auxquels je fus exposé à Misène où j’étais resté; car c’est là que j’avais interrompu mon récit. Quoique ce souvenir me saisisse d’horreur, J’obéirai —. Après le départ de mon oncle, je continuai l’étude qui m’avait empêché de le suivre. Vint ensuite le bain, le repas, je dormis quelques instants d’un sommeil agité. Depuis plusieurs jours, un tremblement de terre s’était fait sentir. Il nous avait peu effrayés, parce qu’on y est habitué en Campanie. Mais il redoubla cette nuit avec tant de violence, qu’on eût dit, non seulement une secousse, mais un bouleversement général.

Ma mère se précipita dans ma chambre. Je me levais pour aller l’éveiller, si elle eût été endormie. Nous nous assîmes dans la cour qui ne forme qu’une étroite séparation entre la maison et la mer. Comme je n’avais que dix-huit ans, je ne sais si je dois appeler fermeté ou imprudence ce que je fis alors. Je demandai un Tite-Live. Je me mis à le lire, comme dans le plus grand calme, et je continuai à en faire des extraits. Un ami de mon oncle, récemment arrivé d’Espagne pour le voir, nous trouva assis, ma mère et moi. Je lisais. Il nous reprocha, à ma mère son sang-froid, et à moi ma confiance. Je n’en continuai pas moins attentivement ma lecture. Nous étions à la première heure du jour, et cependant on ne voyait encore qu’une lumière faible et douteuse. Les maisons, autour de nous, étaient si fortement ébranlées, qu’elles étaient menacées d’une chute infaillible dans un lieu si étroit, quoiqu’il fût découvert.

Nous prenons enfin le parti de quitter la ville. Le peuple épouvanté s’enfuit avec nous ; et comme, dans la peur, on met souvent sa prudence à préférer les idées d’autrui aux siennes, une foule immense nous suit, nous presse et nous pousse. Dès que nous sommes hors de la ville, nous nous arrêtons; et là, nouveaux phénomènes, nouvelles frayeurs. Les voitures que nous avions emmenées avec nous, étaient, quoiqu’en pleine campagne, entraînées dans tous les sens, et l’on ne pouvait, même avec des pierres, les maintenir à leur place. La mer semblait refoulée sur elle-même, et comme chassée du rivage par l’ébranlement de la terre. Ce qu’il y a de certain, c’est que le rivage était agrandi, et que beaucoup de poissons étaient restés à sec sur le sable. De l’autre côté, une nuée noire et horrible, déchirée par des tourbillons de feu, laissait échapper de ses flancs entr’ouverts de longues traînées de flammes, semblables à d’énormes éclairs. Alors l’ami dont j’ai parlé revint plus vivement encore à la charge. Si votre frère, si votre oncle est vivant, nous dit-il, il veut sans doute que vous vous sauviez; et, s’il est mort, il a voulu que vous lui surviviez. Qu’attendez-vous donc pour partir? Nous lui répondîmes que nous ne pourrions songer à notre sùreté, tant que nous serions incertains de son sort. A ces mots, il s’élance, et cherche son salut dans une fuite précipitée. Presque aussitôt après la nue s’abaisse sur la terre et couvre les flots. Elle dérobait à nos yeux l’ile de Caprée, qu’elle enveloppait, et nous cachait la vue du promontoire de Misène. Ma mère me conjure, me presse, m’ordonne de me sauver, de quelque manière que ce soit. Elle me dit que la fuite est facile à mon âge; que pour elle, affaiblie et appesantie par les années, elle mourrait contente, si elle n’était pas cause de ma mort. Je lui déclare qu’il n’y a de salut pour moi qu’avec elle. Je lui prends la main, je la force à doubler le pas. Elle m’obéit à regret, et s’accuse de ralentir ma marche. La cendre commençait à tomber sur nous, quoiqu’en petite quantité. Je tourne la tète, et j’aperçois derrière nous une épaisse fumée qui nous suivait en se répandant sur la terre comme un torrent. Pendant que nous voyons encore, quittons le grand chemin, dis-je à ma mère, de peur d’être écrasés dans les ténèbres par la foule qui se presse sur nos pas. A peine nous étions-nous arrêtés, que les ténèbres s’épaissirent encore. Ce n’était pas seulement une nuit sombre et chargée de nuages, mais l’obscurité d’une chambre où toutes les lumières seraient éteintes. On n’entendait que les gémissements des femmes, les plaintes des enfants, les cris des hommes. L’un appelait son père, l’autre son fils, l’autre sa femme; ils ne se reconnaissaient qu’à la voix. Celui-ci s’alarmait pour lui-même, celui-là pour les siens. On en vit à qui la crainte de la mort faisait invoquer la mort même. Ici on levait les mains au ciel ; là on se persuadait qu’il n’y avait plus de dieux, et que cette nuit était la dernière, l’éternelle nuit qui devait ensevelir le monde. Plusieurs ajoutaient aux dangers réels des craintes imaginaires et chimériques. Quelques-uns disaient qu’à Misène tel édifice s’était écroulé, que tel autre était en feu: bruits mensongers qui étaient accueillis comme des vérités. Il parut une lueur qui nous annonçait, non le retour de la lumière, mais l’approche du feu qui nous menaçait.

Il s’arrêta pourtant loin de nous. L’obscurité revint. La pluie de cendres recommença plus forte et plus épaisse. Nous nous levions de temps en temps pour secouer cette masse qui nous eût engloutis et étouffés sous son poids. Je pourrais me vanter qu’au milieu de si affreux dangers, il ne m’échappa ni une plainte ni une parole qui annonçât de la faiblesse; mais j’étais soutenu par cette pensée déplorable et consolante à la fois, que tout l’univers périssait avec moi. Enfin cette noire vapeur se dissipa, comme une fumée ou comme un nuage. Bientôt après nous revîmes le jour et même le soleil, mais aussi blafard qu’il apparait dans une éclipse. Tout se montrait changé à nos yeux troublés encore. Des monceaux de cendres couvraient tous les objets, comme d’un manteau de neige. Nous retournâmes à Misène. Chacun s’y rétablit de son mieux, et nous y passâmes une nuit entre la crainte et l’espérance. Mais la crainte l’emportait toujours, car le tremblement de terre continuait. La plupart, égarés par de terribles prédictions, aggravaient leurs infortunes et celles d’autrui. Cependant, malgré nos périls passés et nos périls futurs, il ne nous vint pas la pensée de nous éloigner, avant d’avoir appris des nouvelles de mon oncle. Vous lirez ces détails; mais vous ne les ferez point entrer dans votre ouvrage. Ils ne sont nullement dignes de l’histoire; et, si vous ne les trouvez pas même convenables dans une lettre, ne vous en prenez qu’à vous seul qui les avez exigés. Adieu.

 Source des deux lettres: http://www.sorrente.it/lecture-pour-tous/lettre-de-pline-le-jeune/418

4 commentaires:

  1. Quel beau travail que celui que vous fournissez Marie. Du choix du texte à la biographie de Primo Levi jusqu'au moment magique où la passion du mot vous entraîne dans les entrailles de la Terre au milieu des volcans. Pour partager cet amour de la lecture, j'ai arpenté bien souvent ces chemins qui m'ont emmenée loin de mon point de départ mais avec tant de plaisir. A très bientôt. Carole.

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    1. Un grand merci, Carole, pour votre aimable commentaire! Il est vrai que la passion des mots et le goût de la découverte peuvent parfois mener en des lieux surprenants...

      Je vois que nous aimons toutes deux partager notre goût pour la littérature. Oserais-je vous demander si vous êtes enseignante ou si vous proposez un blog personnel?(Dans l'affirmative, communiquez-moi l'adresse de votre site, afin que je puisse vous rendre une petite visite...)

      À bientôt!

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  2. Réponses
    1. Merci, je suis très heureuse qu'il vous plaise.

      À bientôt!

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