Puisque l’angoisse de chacun est notre angoisse,
Nous revivons toujours la tienne, enfant gracile,
Qui t’es blottie contre ta mère, éperdument,
Comme si tu voulais te réfugier en elle,
Quand tout noir, à midi, le ciel est devenu.
En vain, parce que l’air transformé en poison
A filtré jusqu’à toi par les fenêtres closes
De ta maison tranquille, aux murs si rassurants,
Qu’avaient ravie tes chants et tes rires timides.
Des siècles ont passé, la cendre faite pierre
Emprisonne à jamais la grâce de ton corps.
Ainsi restes-tu parmi nous, convulsif moulage de plâtre,
Agonie infinie, terrible témoignage
Du cas que font les dieux de notre race altière.
Rien, cependant, ne reste parmi nous, de ta lointaine sœur,
De l’enfant de Hollande, entre quatre murs emmurée,
Qui écrivit pourtant sa jeunesse sans lendemain :
Ses cendres ont été dispersées par le vent, muettes,
Et un cahier jauni renferme sa vie brève.
Plus rien ne reste de l’écolière d’Hiroshima,
Ombre clouée au mur par la lumière de mille soleils.
Puissants de la terre, maîtres en nouveaux poisons,
Tristes gardiens secrets du tonnerre définitif,
Les fléaux du ciel amplement nous suffisent.
Avant que d’appuyer du doigt, arrêtez-vous, réfléchissez.
Primo Levi, 20 novembre
1978
Extrait du recueil de poèmes de Primo Levi : « Primo Levi, à une heure incertaine », coll. Arcades, éd. Gallimard
L’auteur :
Primo Levi |
Primo Levi (1919 -1987)
est d’origine italienne, né de la
moyenne bourgeoisie et de confession
juive. Après une formation brillante de chimiste, il est pris dans le
tourbillon de la guerre. En 1944, il est déporté au camp d’extermination de
Monowitz, un des camps auxiliaires d’Auschwitz. Cette expérience traumatisante deviendra par la suite, le sujet principal de
son œuvre. Après la guerre, il reprend son métier de chimiste et choisit
l’écriture (romans, nouvelles, poèmes) pour témoigner sur les camps et lutter
contre le fascisme. Son besoin incessant de perpétuer le souvenir de la déportation
fera de lui une figure emblématique du rescapé de guerre, au-delà même des
frontières de son pays.
Le poème :
Le poème que je vous propose, « L’enfant de
Pompéi », met en lumière les positions antimilitaristes et profondément
pacifistes de Primo Levi : « Les fléaux du ciel amplement nous
suffisent »…
Pompéi et l’éruption du Vésuve :
Ce poème m’a donné
envie d’en savoir un peu plus sur l’éruption du Vésuve, ainsi que sur
l’anéantissement de Pompéi et d’Herculanum, la cité voisine.
Nous sommes en l’an
79. Pompéi est une ville prospère et
florissante construite au pied du Vésuve, un volcan qui se trouve non loin de
Naples, en Campanie ( Italie). Cette région est souvent sujette aux
tremblements de terre, conséquence de la tectonique des plaques. Les habitants
ont fini par s’y habituer. Une éruption s’est bien produite 1500 ans auparavant,
mais elle est tombée dans l’oubli collectif…
Les terres volcaniques,
la douceur du climat rendent les terres fertiles à Pompéi et les récoltes sont abondantes.
On y cultive les oliviers, la vigne, les vergers, les légumes potagers. De plus,
l’endroit offre une vue panoramique saisissante sur la baie de Naples et sur
son trafic maritime.
Pompéi devient un endroit de villégiature apprécié par l’élite
romaine qui y édifie de somptueux palais et de luxueuses résidences d’été. L’endroit
est en quelque sorte le St-Tropez de la
jet set romaine. La ville compte près de 12 000 habitants. Les riches y habitent
avec leurs esclaves. De nombreux
marchands et artisans animent les ruelles. La cité compte de nombreux temples, un amphithéâtre, des maisons closes, des
thermes, etc. Elle a un réseau de
canalisations hydrauliques complexe qui alimente en eau les fontaines, les
piscines et toute la ville. Les égouts assurent l’hygiène en sous-sol, ce qui
est remarquable pour l’époque. Bref, les flancs du Vésuve ressemblent à un
petit coin de paradis…
Jusqu’à ce que, une
semaine avant la catastrophe, plusieurs
tremblements de terre très violents (6 sur l’échelle de Richter) secouent la
cité et les grondements sourds du volcan se font entendre loin à la ronde. De
nombreuses résidences sont abîmées et les fissures peuvent encore se constater
sur le site archéologique de Pompéi. Beaucoup d’habitants quittent la ville, mais
près de la moitié d’entre eux reste malgré tout. Les scientifiques pensent
que quantité d’esclaves ont été assignés
à la réparation des maisons et des canalisations. Certains tentent de protéger
leurs biens des pilleurs. D’autres n’ont peut-être pas eu le choix ou n’ont pas
mesuré la gravité des signes annonciateurs par manque de connaissances.
Toujours est- il que de nombreux
commerces sont encore en activité juste avant la catastrophe, puisque des
pièces de monnaie ont été retrouvées sur les comptoirs des échoppes.
Le 25 août 79 à l’aube, le volcan entre en éruption. Un
panache de fumée noire de plus de 15 kilomètres de haut s’élève dans le ciel.
Des pierres ponces
(lapillis) de plus en plus grosses sont projetées sur la ville. C’est la
panique, les habitants tentent de se rendre au bord de l’eau et de nombreuses personnes
meurent dans la bousculade. Un nuage épais de cendres et de fumée s’abat à 30
kilomètres à la ronde. Il fait nuit en plein jour. Les gaz toxiques se
propagent. Finalement, le panache de
fumée s’effondre sur lui-même et se transforme en une coulée pyroclastique d’une
température de 200 degrés Celsius. Cette nuée ardente dévale les pentes du
volcan à une vitesse vertigineuse.
Les survivants sont
brûlés vifs dans les rues de la ville. La chaleur contracte leurs muscles et
les corps se recroquevillent. Une couche
solide se forme ainsi autour des corps,
mais à l’intérieur, les chairs se
décomposeront. Puis des cendres continuent à se déposer sur la ville, formant
une chape compacte d’une épaisseur de 20 mètres.
Pompéi tombe dans l’oubli jusque vers 1600, époque où des vestiges sont retrouvés par hasard. L’identification
formelle de la ville ne se fera qu’en 1763. En 1860, on eut l’idée d’injecter
du plâtre liquide dans les interstices des moules formés autour des corps lors
de la nuée ardente. Ce sont ces moulages, saisissants de réalisme et très
impressionnants, que l’on peut encore voir de nos jours sur le site
archéologique de Pompéi.
Ce site est classé au
patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1997.
Vous pouvez visionner un documentaire de 50 minutes sur la
catastrophe de Pompéi à l’adresse
suivante :
http://www.youtube.com/watch?v=RdgK0yiKg9U
http://www.youtube.com/watch?v=RdgK0yiKg9U
Le témoignage de Pline le Jeune :
Pline le Jeune |
Cette catastrophe naturelle a été racontée par Pline le
Jeune. Pline le Jeune est un brillant orateur, écrivain et homme politique
romain né en 61 ou 62. Il est adopté en 79 par Pline l’Ancien, son célèbre
oncle (il commande la flotte romaine de Misène et est un naturaliste qui a
écrit « L’histoire naturelle » en 37 volumes, encyclopédie qui
fut une référence pendant des siècles). Pline le Jeune a acquis une belle notoriété
qui perdure encore grâce à sa correspondance : 247 lettres
regroupées en 10 livres où il décrit son quotidien.
Pline l'Ancien |
Lors de l’éruption du Vésuve, Pline le Jeune a 17 ans. Il
observe le réveil du volcan depuis le cap Misène, à l’extrémité nord de la baie
de Naples. Son oncle part en mer pour observer le phénomène de plus près et
sauver un ami. Malheureusement, il mourra, probablement asphyxié par les gaz
toxiques émanant du volcan. Par la suite, Tacite demande à Pline le Jeune des
détails sur la mort tragique de son ami, Pline L’Ancien.
Je vous suggère la lecture des deux lettres écrites en l’an
106 par Pline le Jeune. Ce témoignage est unique. Il est devenu le plus ancien
document de vulcanologie. D’ailleurs,
grâce à ces documents, ce type
d’éruption est aujourd’hui encore qualifié d’éruption « plinienne ».
[6,16] XVI. – Pline le jeune à Tacite.
Vous me demandez des détails sur la mort de mon oncle. Il était à Misène où
il commandait la flotte. Le neuvième jour avant les calendes de
septembre, vers la septième heure, ma mère l’avertit qu’il paraissait un
nuage d’une grandeur et d’une forme extraordinaire. Après sa station au
soleil et son bain d’eau froide, il s’était jeté sur un lit où il avait
pris son repas ordinaire, et il se livrait à l’étude. Il demande ses
sandales et monte en un lieu d’où il pouvait aisément observer ce
phénomène. La nuée s’élançait dans l’air, sans qu’on pût distinguer à
une si grande distance de quelle montagne elle sortait. L’événement fit
connaître ensuite que c’était du mont Vésuve.
Sa forme approchait de celle d’un arbre, et
particulièrement d’un pin : car, s’élevant vers le ciel comme sur un
tronc immense, sa tête s’étendait en rameaux. Peut-être le souffle
puissant qui poussait d’abord cette vapeur ne se faisait-il plus sentir;
peut-être aussi le nuage; en s’affaiblissant ou en s’affaissant sous
son propre poids, se répandait-il en surface. Il paraissait tantôt
blanc, tantôt sale et tacheté, selon qu’il était chargé de cendre ou de
terre. Ce phénomène surprit mon oncle, et, dans son zèle pour la
science, il voulut l’examiner de plus près. Il fit appareiller un navire
liburnien, et me laissa la liberté de le suivre. Je lui répondis que
j’aimais mieux étudier; il m’avait par hasard donné lui-même quelque
chose à écrire, Il sortait de chez lui, lorsqu’il reçut un billet de
Rectine, femme de Césius Bassus. Effrayée de l’imminence du péril (car
sa villa était située au pied du Vésuve, et l’on ne pouvait s’échapper
que par la mer), elle le priait de lui porter secours. Alors il change
de but, et poursuit par dévouement ce qu’il n’avait d’abord entrepris
que par le désir de s’instruire. Il fait préparer des quadrirèmes, et y
monte lui-même pour aller secourir Rectine et beaucoup d’autres
personnes qui avaient fixé leur habitation sur cette côte riante. Il se
rend à la hâte vers des cieux d’où tout le monde s’enfuyait; il va droit
au danger, la main au gouvernail, l’esprit tellement libre de crainte,
qu’il décrivait et notait tous les mouvements, toutes les formes que le
nuage ardent présentait à ses yeux. Déjà sur ses vaisseaux volait une
cendre plus épaisse et plus chaude, à mesure qu’ils approchaient; déjà
tombaient autour d’eux des éclats de rochers, des pierres noires,
brûlées et calcinées par le feu ; déjà la mer, abaissée tout à coup,
n’avait plus de profondeur, et les éruptions du volcan obstruaient le
rivage. Mon oncle songea un instant à retourner ; mais il dit bientôt au
pilote qui l’y engageait : “La fortune favorise le courage. Menez-nous
chez Pomponianus”. Pomponianus était à Stabie, de l’autre côté d’un
petit golfe, formé par la courbure insensible du rivage. Là, à la vue du
péril qui était encore éloigné, mais imminent, car il s’approchait par
degrés, Pomponianus avait transporté tous ses effets sur des vaisseaux,
et n’attendait, pour s’éloigner, qu’un vent moins contraire.
Mon oncle, favorisé par ce même vent,
aborde chez lui, l’embrasse, calme son agitation, le rassure,
l’encourage; et, pour dissiper, par sa sécurité, la crainte de son ami,
il se fait porter au bain. Après le bain, il se met à table, et mange
avec gaieté, ou, ce qui ne suppose pas moins d’énergie, avec les
apparences de la gaieté. Cependant, de plusieurs endroits du mont
Vésuve, on voyait briller de larges flammes et un vaste embrasement dont
les ténèbres augmentaient l’éclat. Pour calmer la frayeur de ses hôtes,
mon oncle leur disait que c’étaient des maisons de campagne abandonnées
au feu par les paysans effrayés. Ensuite, il se livra au repos, et
dormit réellement d’un profond sommeil, car on entendait de la porte le
bruit de sa respiration que sa corpulence rendait forte et
retentissante. Cependant la cour par où l’on entrait dans son
appartement commençait à s’encombrer tellement de cendres et de pierres,
que, s’il y fût resté plus longtemps, il lui eût été impossible de
sortir. On l’éveille. Il sort, et va rejoindre Pomponianus et les autres
qui avaient veillé. Ils tiennent conseil, et délibèrent s’ils se
renfermeront dans la maison, ou s’ils erreront dans la campagne : car
les maisons étaient tellement ébranlées par les effroyables tremblements
de terre qui se succédaient, qu’elles semblaient arrachées de leurs
fondements, poussées dans tous les sens, puis ramenées à leur place.
D’un autre côté, on avait à craindre, hors de la ville, la chute des
pierres, quoiqu’elles fussent légères et minées par le feu. De ces
périls, on choisit le dernier.
Chez mon oncle, la raison la plus forte prévalut sur la plus faible;
chez ceux qui l’entouraient, une crainte l’emporta sur une autre. Ils
attachent donc avec des toiles des oreillers sur leurs têtes : c’était
une sorte d’abri contre les pierres qui tombaient. Le jour recommençait
ailleurs ; mais autour d’eux régnait toujours la nuit la plus sombre et
la plus épaisse, sillonnée cependant par des lueurs et des feux de toute
espèce. On voulut s’approcher du rivage pour examiner si la mer
permettait quelque tentative ; mais on la trouva toujours orageuse et
contraire. Là mon oncle se coucha sur un drap étendu, demanda de l’eau
froide, et en but deux fois. Bientôt des flammes et une odeur de soufre
qui en annonçait l’approche, mirent tout le monde en fuite, et forcèrent
mon oncle à se lever. Il se lève appuyé sur deux jeunes esclaves, et au
même instant il tombe mort. J’imagine que cette épaisse vapeur arrêta
sa respiration et le suffoqua. Il avait naturellement la poitrine
faible, étroite et souvent haletante. Lorsque la lumière reparut (trois
jours après le dernier qui avait lui pour mon oncle), on retrouva son
corps entier, sans blessure. Rien n’était changé dans l’état de son
vêtement, et son attitude était celle du sommeil plutôt que de la mort.
[6,20] XX. – Pline à Tacite.
La lettre où je vous ai donné les détails que vous me demandiez sur
la mort de mon oncle, vous a inspiré, me dites-vous, le désir de
connaître les alarmes et les dangers même auxquels je fus exposé à
Misène où j’étais resté; car c’est là que j’avais interrompu mon récit.
Quoique ce souvenir me saisisse d’horreur, J’obéirai —. Après le départ
de mon oncle, je continuai l’étude qui m’avait empêché de le suivre.
Vint ensuite le bain, le repas, je dormis quelques instants d’un sommeil
agité. Depuis plusieurs jours, un tremblement de terre s’était fait
sentir. Il nous avait peu effrayés, parce qu’on y est habitué en
Campanie. Mais il redoubla cette nuit avec tant de violence, qu’on eût
dit, non seulement une secousse, mais un bouleversement général.
Ma mère se précipita dans ma chambre. Je me levais pour aller
l’éveiller, si elle eût été endormie. Nous nous assîmes dans la cour qui
ne forme qu’une étroite séparation entre la maison et la mer. Comme je
n’avais que dix-huit ans, je ne sais si je dois appeler fermeté ou
imprudence ce que je fis alors. Je demandai un Tite-Live. Je me mis à le
lire, comme dans le plus grand calme, et je continuai à en faire des
extraits. Un ami de mon oncle, récemment arrivé d’Espagne pour le voir,
nous trouva assis, ma mère et moi. Je lisais. Il nous reprocha, à ma
mère son sang-froid, et à moi ma confiance. Je n’en continuai pas moins
attentivement ma lecture. Nous étions à la première heure du jour, et
cependant on ne voyait encore qu’une lumière faible et douteuse. Les
maisons, autour de nous, étaient si fortement ébranlées, qu’elles
étaient menacées d’une chute infaillible dans un lieu si étroit,
quoiqu’il fût découvert.
Nous prenons enfin le parti de quitter la ville. Le peuple épouvanté
s’enfuit avec nous ; et comme, dans la peur, on met souvent sa prudence à
préférer les idées d’autrui aux siennes, une foule immense nous suit,
nous presse et nous pousse. Dès que nous sommes hors de la ville, nous
nous arrêtons; et là, nouveaux phénomènes, nouvelles frayeurs. Les
voitures que nous avions emmenées avec nous, étaient, quoiqu’en pleine
campagne, entraînées dans tous les sens, et l’on ne pouvait, même avec
des pierres, les maintenir à leur place. La mer semblait refoulée sur
elle-même, et comme chassée du rivage par l’ébranlement de la terre. Ce
qu’il y a de certain, c’est que le rivage était agrandi, et que beaucoup
de poissons étaient restés à sec sur le sable. De l’autre côté, une
nuée noire et horrible, déchirée par des tourbillons de feu, laissait
échapper de ses flancs entr’ouverts de longues traînées de flammes,
semblables à d’énormes éclairs. Alors l’ami dont j’ai parlé revint plus
vivement encore à la charge. Si votre frère, si votre oncle est vivant,
nous dit-il, il veut sans doute que vous vous sauviez; et, s’il est
mort, il a voulu que vous lui surviviez. Qu’attendez-vous donc pour
partir? Nous lui répondîmes que nous ne pourrions songer à notre sùreté,
tant que nous serions incertains de son sort. A ces mots, il s’élance,
et cherche son salut dans une fuite précipitée. Presque aussitôt après
la nue s’abaisse sur la terre et couvre les flots. Elle dérobait à nos
yeux l’ile de Caprée, qu’elle enveloppait, et nous cachait la vue du
promontoire de Misène. Ma mère me conjure, me presse, m’ordonne de me
sauver, de quelque manière que ce soit. Elle me dit que la fuite est
facile à mon âge; que pour elle, affaiblie et appesantie par les années,
elle mourrait contente, si elle n’était pas cause de ma mort. Je lui
déclare qu’il n’y a de salut pour moi qu’avec elle. Je lui prends la
main, je la force à doubler le pas. Elle m’obéit à regret, et s’accuse
de ralentir ma marche. La cendre commençait à tomber sur nous, quoiqu’en
petite quantité. Je tourne la tète, et j’aperçois derrière nous une
épaisse fumée qui nous suivait en se répandant sur la terre comme un
torrent. Pendant que nous voyons encore, quittons le grand chemin,
dis-je à ma mère, de peur d’être écrasés dans les ténèbres par la foule
qui se presse sur nos pas. A peine nous étions-nous arrêtés, que les
ténèbres s’épaissirent encore. Ce n’était pas seulement une nuit sombre
et chargée de nuages, mais l’obscurité d’une chambre où toutes les
lumières seraient éteintes. On n’entendait que les gémissements des
femmes, les plaintes des enfants, les cris des hommes. L’un appelait son
père, l’autre son fils, l’autre sa femme; ils ne se reconnaissaient
qu’à la voix. Celui-ci s’alarmait pour lui-même, celui-là pour les
siens. On en vit à qui la crainte de la mort faisait invoquer la mort
même. Ici on levait les mains au ciel ; là on se persuadait qu’il n’y
avait plus de dieux, et que cette nuit était la dernière, l’éternelle
nuit qui devait ensevelir le monde. Plusieurs ajoutaient aux dangers
réels des craintes imaginaires et chimériques. Quelques-uns disaient
qu’à Misène tel édifice s’était écroulé, que tel autre était en feu:
bruits mensongers qui étaient accueillis comme des vérités. Il parut une
lueur qui nous annonçait, non le retour de la lumière, mais l’approche
du feu qui nous menaçait.
Il s’arrêta pourtant loin de nous. L’obscurité revint. La pluie de
cendres recommença plus forte et plus épaisse. Nous nous levions de
temps en temps pour secouer cette masse qui nous eût engloutis et
étouffés sous son poids. Je pourrais me vanter qu’au milieu de si
affreux dangers, il ne m’échappa ni une plainte ni une parole qui
annonçât de la faiblesse; mais j’étais soutenu par cette pensée
déplorable et consolante à la fois, que tout l’univers périssait avec
moi. Enfin cette noire vapeur se dissipa, comme une fumée ou comme un
nuage. Bientôt après nous revîmes le jour et même le soleil, mais aussi
blafard qu’il apparait dans une éclipse. Tout se montrait changé à nos
yeux troublés encore. Des monceaux de cendres couvraient tous les
objets, comme d’un manteau de neige. Nous retournâmes à Misène. Chacun
s’y rétablit de son mieux, et nous y passâmes une nuit entre la crainte
et l’espérance. Mais la crainte l’emportait toujours, car le tremblement
de terre continuait. La plupart, égarés par de terribles prédictions,
aggravaient leurs infortunes et celles d’autrui. Cependant, malgré nos
périls passés et nos périls futurs, il ne nous vint pas la pensée de
nous éloigner, avant d’avoir appris des nouvelles de mon oncle. Vous
lirez ces détails; mais vous ne les ferez point entrer dans votre
ouvrage. Ils ne sont nullement dignes de l’histoire; et, si vous ne les
trouvez pas même convenables dans une lettre, ne vous en prenez qu’à
vous seul qui les avez exigés. Adieu.
Source des deux lettres: http://www.sorrente.it/lecture-pour-tous/lettre-de-pline-le-jeune/418
Quel beau travail que celui que vous fournissez Marie. Du choix du texte à la biographie de Primo Levi jusqu'au moment magique où la passion du mot vous entraîne dans les entrailles de la Terre au milieu des volcans. Pour partager cet amour de la lecture, j'ai arpenté bien souvent ces chemins qui m'ont emmenée loin de mon point de départ mais avec tant de plaisir. A très bientôt. Carole.
RépondreSupprimerUn grand merci, Carole, pour votre aimable commentaire! Il est vrai que la passion des mots et le goût de la découverte peuvent parfois mener en des lieux surprenants...
SupprimerJe vois que nous aimons toutes deux partager notre goût pour la littérature. Oserais-je vous demander si vous êtes enseignante ou si vous proposez un blog personnel?(Dans l'affirmative, communiquez-moi l'adresse de votre site, afin que je puisse vous rendre une petite visite...)
À bientôt!
super site
RépondreSupprimerMerci, je suis très heureuse qu'il vous plaise.
SupprimerÀ bientôt!