L’inspecteur Erlendur
rencontre enfin la mystérieuse femme en vert,
sur la colline où un squelette a été découvert par hasard et où des groseilliers
ont été plantés.
[…]
La femme regarda intensément Erlendur.
-Oui, il y en avait, de la violence…
-Et elle provenait de …
-Comment vous vous appelez ? interrompit la femme.
-Erlendur.
-Et vous avez une famille, Erlendur ?
-Non, enfin, si, une sorte de famille, enfin, je pense.
-Vous n’en avez pas l’air très sûr. Vous êtes gentil avec
cette famille ?
-Je pense…
Erlendur hésita. Il ne s’attendait pas à ces questions et ne
savait pas trop quoi répondre. S’était-il montré gentil avec sa famille ?
A peine, se dit-il.
-Vous êtes peut-être divorcé, dit la femme en toisant les
vêtements élimés d’Erlendur.
-En fait, oui, répondit-il. Je voulais vous demander…je
crois que j’étais en train de vous poser une question sur ces violences
conjugales.
-Voilà un mot bien édulcoré pour décrire l’assassinat d’une
âme. Un terme politiquement correct à l’usage des gens qui ne savent pas ce qui
se cache derrière. Vous savez ce que c’est, de vivre constamment dans la
terreur ?
Erlendur ne répondait rien.
-De vivre dans la haine chaque jour sans que cela ne
s’arrange jamais, quoi qu’on fasse, et on ne peut d’ailleurs rien faire pour
arranger ce genre de chose, jusqu’à ce qu’on perde toute volonté et qu’on passe
son temps à attendre et à espérer que la prochaine raclée ne sera pas aussi
violente et douloureuse que la dernière.
Erlendur ne savait pas quoi dire.
-Petit à petit, les coups se résument à du pur sadisme parce
que le seul pouvoir que l’homme violent détienne au monde, c’est celui qu’il
exerce sur cette unique femme qui est son épouse, mais ce pouvoir n’a aucune
limite puisque l’homme sait que la femme ne peut rien faire face à lui. Elle
est totalement impuissante et complètement dépendante de lui parce qu’il ne se
contente pas de la menacer elle, il ne se contente pas de la torturer avec la
haine et la colère qu’il éprouve pour elle mais il la torture également avec la
haine qu’il éprouve pour ses enfants en lui faisant clairement comprendre qu’il
leur fera du mal si jamais elle essayait de se libérer de son emprise. Et
pourtant, toute cette violence physique, toute cette souffrance et ces coups,
ces os cassés, ces blessures, ces bleus, ces yeux au beurre noir, ces lèvres
fendues, tout cela n’est rien comparé aux tortures que l’âme endure. Une
terreur constante, absolument constante, qui jamais ne faiblit. Les premières
années, quand elle montre encore quelques signes de vie, elle essaie de
chercher de l’aide, elle essaie de s’enfuir mais il la retrouve et lui murmure
qu’il a l’intention de tuer sa petite fille et d’aller l’enterrer dans la
montagne. Et elle le sait capable de le faire, alors elle abandonne. Elle
abandonne et remet sa vie entre les mains de cet homme.
La femme regardait en direction de la montagne Esja et vers
l’ouest où l’on pouvait distinguer les contours du glacier en haut du volcan de
Snaefellsjökull.
-Alors, son existence n’est plus que l’ombre de celle de son
mari, poursuivit-elle. Toute résistance l’abandonne et avec la résistance,
c’est aussi son désir de vivre qui s’évanouit, sa vie à elle se confond avec sa
vie à lui, du reste, on ne peut plus dire qu’elle soit en vie car, en fait,
elle est morte et elle erre, comme une créature de l’ombre à la recherche d’une
échappatoire. Afin d’échapper aux coups, à cette torture de l’âme, et à
l’existence de cet homme, parce qu’elle ne vit plus sa vie à elle et qu’elle
n’existe plus qu’à travers la haine qu’il lui porte. Pour finir, c’est lui qui
remporte la victoire. Parce qu’elle est morte. Et qu’elle est un zombie.
La femme marqua une pause et passa sa main sur les branches
dénudées.
-Jusqu’à ce printemps-là, pendant la guerre.
Erlendur ne disait rien.
-Y a-t-il quelqu’un pour condamner le meurtre d’une
âme ? demanda-t-elle. Pouvez-vous me le dire ? Comment peut-on porter
plainte contre un homme parce qu’il a assassiné une âme, est-il possible de le
traîner devant un juge et de le faire reconnaître coupable ?
-Je ne sais pas, répondit Erlendur, qui ne comprenait pas
trop où voulait en venir la femme.
-Vous avez exhumé les ossements ? demanda-t-elle, d’un
air absent.
-C’est pour demain, répondit Erlendur. Vous savez quelque
chose à propos de la personne qui repose là-bas ?
-Et puis, il est apparu qu’elle était un peu comme ces
groseilliers, continua la femme d’un ton triste.
-Qui donc ?
-Comme ces groseilliers. Ils n’ont pas besoin qu’on les
entretienne. Ils sont incroyablement robustes, supportent tous les temps et les
hivers les plus froids, et reverdissent toujours avec le même éclat et la même
beauté pendant l’été, et les baies qu’ils portent sont toujours aussi rouges et
gorgées de jus, comme si rien n’était jamais arrivé. Comme s’ils n’avaient
jamais connu le moindre hiver.
-Excusez-moi, mais comment vous appelez-vous ? demanda
Erlendur.
-C’est le soldat qui l’a fait revenir à la vie.
La femme se tut et regarda intensément les groseilliers, on
aurait dit qu’elle avait disparu dans un autre monde, dans une autre époque.
-Qui êtes-vous ? demanda Erlendur.
-Maman adorait le vert. Elle affirmait que c’était la
couleur de l’espoir.
[…]
Extrait
du livre : « La femme en vert », d’ Arnaldur Indridason,
éd. Métailié Points.
L’auteur :
Arnaldur Indridason |
-« La cité des jarres », 2000
-« La femme en vert », 2001
-« La voix », 2002
-« L’homme du lac », 2004
-« Hiver arctique », 2005
-« Hypothermie », 2007
-« La rivière noire », 2008
-« La muraille de lave », 2009
-« Étranges rivages », 2010
Arnaldur Indridason vit en Islande, à Reykjavik, avec sa
femme et ses trois enfants.
Le roman :
« La femme en vert »est donc le second volet de la
série policière Erlendur Sveinsson. Il est paru en 2001 en Islande et en 2006
dans sa version française. Ce roman noir a reçu de nombreuses récompenses
littéraires :
-2003 : prix Clé de verre du roman noir scandinave
-2005 : prix CWA Gold Dagger Award (prix littéraire
britannique)
-2006 : prix fiction du livre insulaire d’Ouessant
-2007 : grand prix des lectrices de « Elle »
L’histoire :
Le récit se situe en Islande, à Reykjavik. Un mystérieux
squelette est découvert sur une colline qui domine la ville. L’individu semble
avoir été enterré vivant. Une famille vivait à cet endroit pendant la Seconde
Guerre mondiale, mais tout a été rasé depuis. Quelques plants de groseilliers
ont survécu, seuls vestiges de cette époque révolue. Une mystérieuse femme en
vert semble encore se rendre
régulièrement à cet endroit. Le commissaire Erlendur Sveinsson mène l’enquête,
secondé par deux inspecteurs : Elinborg et Sigurdur Oli. Il leur faudra remonter
dans le temps, explorer les différentes facettes de l’histoire de ce coin de
pays pour confondre le meurtrier. Une enquête qui plonge le lecteur dans un
abîme de noirceur où l’auteur dissèque les failles et manquements d’individus
ballotés par la vie : violences conjugales, culpabilité, sentiment d’échec,
drogue, etc.
Quelques citations :
-« Souvent, elle repensait à ces instants et se disait
qu’elle serait peut-être parvenue à changer le cours des événements si elle
avait essayé de réagir tout de suite face à cette violence, si elle avait tenté
de le quitter, de s’en aller et de ne jamais revenir, au lieu de se contenter
de chercher des raisons et de se faire des reproches. » p.16
-« Elle se faisait parfois la réflexion, et peut-être
le savait-il lui aussi en son for intérieur, que la violence qu’il lui imposait
était le signe de sa faiblesse bien plus que de quoi que ce soit
d’autre. » p.65
-« Il prenait son attitude pour de la lâcheté et c’est
de là qu’il tirait sa force, il la brima jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que
l’ombre d’elle-même. » p.67
-« Le temps,[…] il ne guérit pas la moindre
blessure. » p. 75
-« Les infamies qui sortaient de sa bouche produisaient
le même effet que des gifles en plein visage. » p.137
-« Il pensait à la façon dont les parents maintenaient
parfois leurs enfants à distance jusqu’à ce que leurs relations se résument à
des comportements convenus et polis, minées par le mensonge né de l’expérience
commune bien plus que construites sur un amour authentique. » p164
-« On a honte d’être la victime de ce genre d’homme, on
se referme sur soi dans une solitude absolue dont on interdit l’accès à tous,
et même à ses enfants, car on ne veut pas que quiconque vienne y mettre les
pieds, surtout pas ses propres enfants. » p.230
Mon avis :
L’écriture est fluide
et agréable. De nombreux retours dans le temps diversifient le récit et captent
l’attention du lecteur, aussi je ne me suis jamais ennuyée.
L’enquête semble parfois s’éparpiller, mais l’histoire reste
claire et bien compréhensible. C’est ainsi qu’ Arnaldur Indridason exploite le thème central du roman : la souffrance dans le cercle
familial, avec son lot de non-dits et de secrets. Un terreau idéal pour gâcher
des vies sur plusieurs générations…
Un pessimisme assez lourd flotte du début à la fin du roman.
D’autant que les scènes de violence sont décrites crûment et que le personnage
d’Erlendur nous est présenté sans fioritures, dans toute sa souffrance et son désespoir. Au final, on obtient une
ambiance sombre et déprimante. Mais, je trouve que l’auteur a si finement
exploité la psychologie de ses personnages, que « la femme en vert »
est un très bon roman noir, qui va
au-delà de la simple enquête. Je vous le recommande.
Si vous désirez en savoir plus sur l’auteur, je vous invite
à vous rendre à ces deux adresses :
http://www.toutelislande.fr/Interview%20Arnaldur%20Indridason.html
http://www.evene.fr/livres/actualite/interview-arnaldur-indridason-islande-1201.php
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