Extrait 1 :
François Villon a offert
sa douce Isabelle à la pire bande
d’écorcheurs et de pilleurs de l’époque, les Compagnons de la Coquille, afin d’intégrer leur ignoble confrérie. Ces barbares ont sauvagement
abusé d’elle et l’ont définitivement salie aux yeux de tous. En signe de
pénitence, la pauvre fille décide de s’enfermer dans une loge de recluse au
cimetière des Innocents de Paris.
[…]
Jamais je n’oublierai cette image d’Isabelle qu’on emmure à
l’aube au réclusoir des Innocents… Dimenche Le Loup, devenu maître marguillier
– en manches relevées, tablier, calot sur ses cheveux frisés – finit d’élever
une maçonnerie derrière mon amour qu’il enferme dans un petit réduit où elle ne
pourra que se tenir debout ou s’asseoir sur un banc de pierre, jamais se
coucher, jusqu’à la fin de ses jours.
-Elle va pisser, chier sous elle, se noyer dans sa merde, me
rappelle Dogis qui n’est pas un poète.
-Des passants charitables déposeront de la nourriture entre
les barreaux des ouvertures, glisseront des couvertures en hiver…, soupire Guy
qui voit les choses autrement. Certaines résistent longtemps. Regarde, là,
Jeanne la Verrière, quarante ans qu’elle est dans sa loge.
Je n’en reviens pas. « Quarante années de solitude
au cimetière dans une tombe pour vivante par tous les temps, pluie, vent,
neige, nuit et jour… »
-Rares sont celles qui tiennent autant. Passé les premières
années, elles meurent presque toutes de folie là-dedans. Ce que je ne sais pas,
c’est quand l’une d’elles claque et qu’on détruit sa loge, que fait-on du
corps ?
Nous sommes tous les trois en retrait de cette cérémonie
comparable à une prise de voile. Un évêque dans sa tenue d’apparat, crosse
liturgique à la main, marmonne des choses en latin, bénit la cellule d’Isabelle
qui a décidé de s’astreindre à cette… (vie ?)
Entre un apprenti qui présente les dernières pierres à
sceller et un ouvrier qui verse du mortier dans une bassine, Dimenche Le Loup
manie la truelle devant Isabelle qui me regarde. Elle est coiffée d’un simple
voile. La brûlure d’une fleur de lys décore sa gorge. Sa mère décomposée, près
de l’évêque, tourne la tête vers moi qui me recule derrière la loge de Renée de
Vendômois (vingt et un ans de présence) à côté de celle où, depuis douze ans,
est enfermée Alix la Bourgotte.
Le ciel est irréel, vert avec des lueurs roses. Des
bourgeois se décoiffent, impressionnés par cet étrange renoncement. Un enfant
de chœur se retourne vers une femme qui s’agenouille :
-Le doux Jésus la mette au Paradis.
Un sergent qui lorgnait dans ma direction baisse la tête
vers elle. J’en profite pour m’éclipser, dis à Guy en lui tendant un
papier :
-Je sais bien que Dimenche ne veut plus me voir mais toi,
peux-tu lui demander de graver ces lignes, ce soir, sur un des murs de la
cellule ?...
La nuit venant, guettant partout les gens du roi et frôlant
les murs, je reviens aux Saints-Innocents vers les loges des recluses
volontaires – mortes vivantes. J’avance sans bruit entre ces femmes
désespérées, m’adosse à la cellule d’une Jeanne la Verrière que le temps a
presque minéralisée dans son chagrin d’amour.
Je contemple le dos de celui qui ne veut plus être mon ami –
Dimenche. Brandon enflammé, planté à sa gauche dans le sol, il grave et recopie
le rondeau écrit sur une feuille de papier posée devant ses genoux parmi les
débris d’ossements. À chaque coup de maillet sur son ciseau, sa chevelure
frisée ébroue un peu de poudre de pierre qu’une brise apporte à mes narines. Je
sais qu’il sent ma présence derrière lui mais, quand il a terminé, il se lève,
ramasse son matériel, son brandon et s’en va avant le couvre-feu.
Maintenant, la nuit est tout à fait noire et
Notre-Dame-des-Bois, au centre de la nécropole, n’éclaire pas jusqu’au réclusoir.
Je m’approche, à tâtons, de la loge d’Isabelle de Bruyère. Je pose une oreille
contre un des murs et l’entends respirer. Je me laisse glisser, en silence, le
long de la paroi et guette des bruits de ses vêtements. Assis par terre sur des
échardes de cubitus et des molaires, je passe la nuit tout près d’elle. Elle
sait que je suis là et ne dort pas. Je glisse une paume le long du mur comme
une caresse et sens, creusé dans la pierre, le tracé des lettres de mon rondeau
que je relis du bout des doigts.
Mort, j’appelle de ta
rigueur,
Qui m’a ma maîtresse
ravie
Et n’est pas encore
assouvie
Si tu ne me tiens
qu’en langueur…
Oncques puis n’eut
force, vigueur.
Mais que te
nuisait-elle en vie ?
Mort (j’appelle de ta
rigueur
Qui m’a ma maîtresse
ravie).
Deux étions et
n’avions qu’un cœur :
S’il est mort, force
est que dévie
Voire que je vive sans
vie
Comme les images, par
cœur.
Mort (j’appelle de ta
rigueur,
Qui m’a ma maîtresse
ravie,
Et n’est pas encore
assouvie,
Si tu ne me tiens
qu’en langueur).
[…]
Extrait du
livre : « Je, François Villon » de Jean Teulé, éd. Pocket,
pages 229 à 233.
Extrait 2 :
Nous sommes en 1461,
onze ans plus tard. Villon n’est plus que l’ombre de lui-même. Il est de retour
à Paris…
[…]
Par la petite porte de la rue aux fers, j’entre dans le
cimetière des Saints-Innocents. Les charniers au-dessus des arcades et les
fosses communes à découvert…Les chèvres errantes dont des filles vendent le
lait entre les croix et les chapelles…Je délaisse, le long du mur d’enceinte,
les cris des marchandes de cheveux sous les galeries gothiques décorées de La Danse macabre.1 Je vais
vers le reclusoir, remarque que la loge de Jeanne la Verrière a été détruite
mais reconnais la maçonnerie toujours debout de celle d’Isabelle de Bruyère.
Au pied de cet édifice exigu, assise par terre sur des
débris d’ossements, une pauvre fille adossée et sans bras, âgée de quinze ou
seize ans, enfile une aiguille et coud fort adroitement avec ses pieds. Prenant
au passage une rose sur une tombe, je m’approche de la loge d’Isabelle. La
manchote couturière lève ses yeux vers ma soutane2 puis, avec ses
jambes, la couverture de laine qu’elle rapièce.
-C’est pour elle, me dit l’infirme en cognant l’arrière de
son crâne contre un des murs de la loge.
Sur le rebord des ouvertures, je constate que des mains
furtives et charitables ont déposé entre les barreaux des petits bols de
bouillie d’avoine, de soupe, de compote…
-C’est parce qu’elle n’a plus de dents, m’explique la
couseuse invalide. Elle est aussi devenue aveugle. De toute façon, personne ne
vient plus la voir depuis que sa mère s’est jetée du pont Notre-Dame dans les
eaux de la Seine. Il y a encore trois ou quatre ans, quelquefois la nuit, elle
criait : « François ! » mais maintenant, c’est fini.
Je crois qu’elle est muette et sourde aussi. Le gars qui lui a fait autant de
peine devait être un beau saligot…Y’en a qui disent que c’est Villon :
vous savez, le poète des tavernes et des brigands…Des troubadours comme ça, moi,
je ne vois pas à quoi ça sert, conclut-elle en mordant un angle de la
couverture et croisant ses jambes pour se lever. « Tenez, mon père, èche
que vous voulez bien la pacher vous-même entre les barreaux parche que
moi… » s’excuse-t-elle en me tendant sa bouche retenant la courtepointe en
laine. Elle s’en va – à pied évidemment – alors que des garnements qui la
croisent s’amusent à marcher sur les mains :
-Bande de vauriens, vous finirez pendu comme Villon le sera
et mériteriez des coups de pied !
Je me hisse sur la pointe des sandales pour passer la
couverture entre les barreaux et tenter d’apercevoir Isabelle dans sa loge. Vue
du dessus, je la découvre en partie. Hideuse édentée grise, assise sur son
petit banc de pierre, ses cheveux ternes, si longs et sales, s’étalent en
vagues poussiéreuses autour d’elle, pleins de toiles d’araignée. Il règne dans
ce réduit sombre une odeur de pisse ammoniaquée et de merde froide. Il y en a
tant que ses jambes fossilisées dans les déjections y sont englouties
jusqu’au-dessus des mollets. Vêtue de loques, qui furent blanches, décomposées
et collées comme soudées à la peau, immobile, elle ne relève pas la tête vers
moi. Je lance à travers les barreaux la rose rouge qui tombe entre ses mains à
l’abandon sur les genoux. Après un long moment, au contact des pétales, ses
doigts remuent un peu. Ses ongles qui ont tellement poussé – de la longueur
d’un avant-bras et formant de grandes boucles noires – ressemblent à des pattes
d’insecte. Les mains se referment doucement sur ma fleur puis la recluse ne
bouge plus. Où sont ses rires, ses rondeurs de caille élancée, la fraîcheur
moqueuse et joyeuse de ses baisers ? …Les bras étendus autour de la loge,
je palpe du bout des phalanges mon rondeau gravé. Les années et une mousse en
ont adouci la rugosité des lettres. Mort,
j’appelle de ta rigueur…
Et je m’en vais, laisse là mon cœur mort vivant enchâssé
dans ce cimetière. Je suis comme au sortir d’un accident.
[…]
Extrait du
livre : « Je, François Villon » de Jean Teulé, éd. Pocket,
pages 386 à 389.
Notes :
1 : « La danse Macabre » du
cimetière des Innocents à Paris :
Cliquez pour agrandir |
C’était une fresque réalisée en 1424. Elle était composée de
15 tableaux ornant les 10 premières arcades du charnier des Lingères.
Charnier du cimetière des Innocents, les arcades - Paris
La mort, qui a l’aspect d’un squelette, dialogue avec un
vivant différent dans chacune des scènes : elles démontrent que pour la
faucheuse, les classes sociales et les privilèges n’existent pas. Sous les
tableaux se trouvent quatre strophes de huit vers qui relatent ces improbables
échanges :
La fresque a disparu en 1669, lors de la destruction du
charnier. Quelques gravures la représentant avaient été réalisées. Elles ont
traversé le temps et restent les seuls témoins du message universel et
intemporel de « la danse macabre » : devant la mort, nous sommes
tous égaux…
2 :
François Villon s’est déguisé en moine pour revenir incognito à Paris.
L’auteur :
Jean Teulé |
Jean Teulé est né en France en 1953. Son père et sa mère
sont d’origine modeste : elle est concierge, lui est ouvrier. Tous deux sont
militants communistes. Il partage les
bancs d’école avec un certain Jean-Paul
Gauthier, en culottes courtes et
peut-être déjà en marinière… Mauvais élève, Teulé décide de s’orienter vers la mécanique
auto. « Dure, cette idée de passer ma vie dans l’huile de vidange !
C’est mon professeur de dessin qui m’a sauvé ! » Il est en effet remarqué par son prof de dessin, car il dessine sans
cesse et plutôt bien, dans les marges de ses cahiers. Il lui donnera même des cours du soir pour le préparer à
l’examen d’entrée d’une école de dessin de Paris , où il est accepté. Entre
1978 et 1989, Jean Teulé travaille dans le monde de la bande dessinée (il
n’avait jamais lu de bande –dessinée auparavant). Il publie des ouvrages pour
lesquels il est également illustrateur et travaille pour les revues l’Echo des
Savanes, Hara- Kiri ou Charlie Hebdo. Il est ensuite sollicité pour être
chroniqueur à la télévision, alors que lui-même ne regarde jamais la
télé !
Dès 1990, il se consacre exclusivement à l’écriture : « Moi,
je ne lisais pas de romans, je préférais les poètes comme Rimbaud ou Villon,
alors j’ai écrit sur ce que je connaissais. ». Il publie donc son premier
roman « Rainbow pour Rimbaud » en 1991, qu’il adapte au cinéma en
1996. Auteur prolifique et régulier dans ses publications, il connaît depuis un
énorme succès.
Jean Teulé partage sa vie avec l’actrice française Miou-Miou.
Le livre :
« Je, François Villon » a été publié en 2006. Ce
livre reçoit le « Prix du récit biographique » en 2006.
Il est adapté en téléfilm par Serge Meynard sous le
titre : « Je, François Villon, voleur, assassin et poète. »
L’histoire :
Ce livre est une biographie romancée de la vie du poète
français François Villon entre sa naissance en 1431 et l’année où l’histoire perd
sa trace, c’est à dire en 1463. A travers ce personnage haut en couleur, qui
surprend souvent le lecteur par ses excès, on découvre également les mœurs et
coutumes d’une époque fruste, impitoyable, le Moyen-âge. L’ensemble est parsemé
de poèmes de Villon et agréablement illustré.
Quelques citations :
-« Voilà, c’est le siècle d’enfer. » p. 45
-« Passé quarante ans, une femme est impossible à cuire
ou alors il faut compter deux, trois, fagots de plus et ça lance dans des
frais. »p. 48
-« Je veux vivre cette vie-là jusqu’à la corde. Ah, je
me plais dans cette ordure. Ah, nom de Dieu ! »p.80
-« Ça s’agite, ça grouille de jeunesse dans le
cimetière – point de ralliement nocturne des canailles et des voleurs, des
filles de joie et des étudiants, des souteneurs et des clercs… »p.98
-« Il en est de nous comme du chèvrefeuille qui
s’enroule autour du coudrier : une fois qu’il s’y est attaché et qu’il
entoure la tige, ils peuvent longtemps vivre ensemble mais si on les sépare, le
coudrier meurt bien vite et le chèvrefeuille aussi. François, en est-il ainsi
de nous : ni toi sans moi, ni moi sans toi ? »p. 200
-« Le fer terrible de nos épées luit moins que nos yeux
où éclatent des regards joyeux. »p.317
-« Je constate que je suis débordé par le personnage
légendaire que je deviens pour la jeunesse à Paris »p.407
-« Depuis l’enfance, je tourne autour du gibet comme
autour d’un centre où je dois finir ma vie »p. 413
Mon avis :
Meutres, viols en série, cannibalisme (eh, oui..),
pendaisons publiques, larcins, trahisons, sexe débridé, tortures, misère noire,
crasse… Jean Teulé n’épargne rien au lecteur. Son goût pour la face
obscure de ses personnages et de leur
époque, son vocabulaire par moment châtié et paillard, mènent à des scènes
d’une crudité glaçante. J’en suis restée souvent… incrédule. Est-ce vraiment
possible que Villon et ses compagnons se soient comportés à ce point comme des barbares
sans foi ni loi ? La vie quotidienne au
temps de l’amour courtois pouvait-elle être réellement aussi affligeante ?
Tout le livre tourne autour de putains, de lieux malfamés et puants, de meurtres,
de brigandages. Bref, Teulé nous fait la
totale et ça décoiffe ! Bienvenue au Moyen-âge …
Vous l’aurez deviné, j’ai parfois saturé de toute cette
fange abjecte. Mais le livre nous apprend tellement de choses sur cette époque, que le voyage m’a tout de
même paru payant. Sans compter qu’on se régale des petits traits d’humour
distillés çà et là …
Bon, vous êtes maintenant prévenus !
Petit complément sur les loges de recluses :
La loge de recluse ou reclusoir (ou réclusoir) était un minuscule édifice
en pierre dans lequel une femme choisissait de se faire enfermer, jusqu’à ce
que la mort la délivre. Une cérémonie religieuse accompagnait son entrée au
reclusoir. Seul l’évêque ou le Pape
pouvait ensuite mettre un terme à cette épreuve, sur demande de la recluse.
Pourquoi faisait-elle le choix d’une vie de souffrances
terribles et de renoncements ? Imaginez le froid en hiver dans ce lieu
exigu où la pierre domine, l’obscurité permanente, la faim et la soif les jours
où personne ne pense à vous, l’humidité, la maladie qu’il faut subir sans
pouvoir sortir pour être soignée, la crasse, les bestioles, la décrépitude du
corps et finalement, cette immense solitude à laquelle elle s’astreint, puisqu’il
lui faut absolument éviter tout contact avec autrui… Elle subit ce véritable
calvaire en pénitence, pour racheter le
salut de son âme et démontrer la force de sa foi. Les recluses étaient
d’ailleurs très respectées par leurs contemporains qui voyaient en elles l’état
de perfection du chrétien, qui fait passer son corps mortel en second plan,
pour atteindre, par la souffrance et la
prière, la plénitude spirituelle et la rédemption des péchés.
La cellule était souvent adossée à une église. Un
hagioscope, petite fenêtre donnant sur l’intérieur de l’édifice, permettait à la recluse d’assister à la vie religieuse de
sa communauté. Une autre minuscule fenestrelle donnant sur l’extérieur servait
au passage des aumônes, car ces malheureuses devaient leur survie à la charité des passants. Parfois, les
reclusoirs étaient situés à l’entrée d’une ville. Les femmes qui y étaient enfermées priaient pour
leur propre salut, mais également pour le salut de toute la population. La
ville se plaçait ainsi sous leur auspice: chacun se sentait ainsi protégé des
famines et des épidémies, fléaux récurrents à cette époque.
Je vous recommande vivement la lecture des extraits du livre
« Je, François Villon » de Jean Teulé que je vous propose ci-dessus.
Ils décrivent fort bien ce que devait
être la non- vie de ces femmes…
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