Portrait de femme, Kees Van Dongen, 1920 |
[…]
Pourquoi l’avait-elle épousé ? C’était vrai qu’il n’avait montré aucune hâte. Thérèse se souvient que la mère de Bernard, Mme Victor de la Trave, répétait à tout venant : « Il aurait bien attendu, mais elle l’a voulu, elle l’a voulu, elle l’a voulu. Elle n’a pas nos principes, malheureusement ; par exemple, elle fume comme un sapeur : un genre qu’elle se donne ; mais c’est une nature très droite, franche comme l’or. Nous aurons vite fait de la ramener aux idées saines. Certes, tout ne nous sourit pas dans ce mariage. Oui…la grand-mère Bellade…je sais bien… mais c’est oublié, n’est-ce pas ? On peut à peine dire qu’il y a eu scandale, tellement ç’a été bien étouffé. Vous croyez à l’hérédité, vous ? Le père pense mal, c’est entendu ; mais il ne lui a donné que de bons exemples : c’est un saint laïque. Et il a le bras long. On a besoin de tout le monde. Enfin, il faut bien passer sur quelque chose. Et puis, vous me croirez si vous voulez : elle est plus riche que nous. C’est incroyable, mais c’est comme ça. Et en adoration devant Bernard, ce qui ne gâte rien. »
Oui, elle avait été en adoration devant lui : aucune attitude qui demandât moins d’effort. Dans le salon d’Argelouse ou sous les chênes au bord du champ, elle n’avait qu’à lever vers lui ses yeux que c’était sa science d’emplir de candeur amoureuse. Une telle proie à ses pieds flattait le garçon mais ne l’étonnait pas. « Ne joue pas avec elle, lui répétait sa mère, elle se ronge. »
[…]
Extrait du livre : « Thérèse Desqueyroux » de François Mauriac, éd. « Le livre de poche »,chapitre III, p.30 à 31.
L’histoire :
Thérèse est une jeune provinciale cultivée et intelligente, issue de la petite bourgeoisie landaise. Elle épouse par conformisme, par intérêt financier, mais aussi par besoin d’émancipation, Bernard Desqueyroux, un propriétaire terrien insignifiant et sans charisme.
Très rapidement, la vie conjugale du couple n’est plus que solitude, faux-semblants et absence de dialogue. Thérèse pose alors un regard désenchanté sur son mariage : il est devenu une prison, l’hypocrisie est son lot quotidien, la désespérance ou l’ennui son unique horizon.
Dans son isolement, elle cultive bientôt des envies de meurtre. Elle essaye d’empoisonner son mari, échoue. Et la voilà inculpée de tentative d’homicide. Bernard, pour éviter un scandale qui ternirait durablement sa réputation et celle de sa famille, préfère étouffer l’affaire : il dépose en faveur de la jeune femme. Le juge prononce donc un non-lieu et Thérèse doit retourner vivre sous le même toit que son mari…
Sur le trajet, elle se remémore son parcours de vie, met de l’ordre dans ses pensées et essaye de préparer une ligne de défense crédible. Elle tente de se donner une contenance, lutte contre ses appréhensions : comment va-t-elle être accueillie dans ce village étouffant, dans cette maison qui n’est pas la sienne, dans cette famille qu’elle déteste ? Quelle attitude va adopter Bernard: un pardon, de l’indulgence, est-ce même encore envisageable ? Saura-t-il écouter sa confession ou s’achemine-t-elle vers une impasse dramatique?
Le livre :
François Mauriac |
Ecrit en 1927, le livre s’inspire d’un fait divers qui a beaucoup marqué Mauriac : en 1906, l’auteur assiste au procès retentissant d’Henriette-Blanche Canaby, qui a lieu à Bordeaux (Gironde - France). Cette femme est accusée par un médecin, de tentative d’empoisonnement à l’arsenic sur son mari, un négociant en vins. Les motifs de Madame Canaby ne sont pas clairement mis en évidence au cours du procès, mais il semble qu’elle avait un amant, son ami d’enfance… A la surprise générale, le miraculé mari prend sa défense. Et le verdict du jury débouche finalement sur un acquittement pour la tentative de meurtre, mais une condamnation à 15 mois d’emprisonnement pour faux et usage de faux : Blanche avait rédigé elle-même de fausses ordonnances pour se procurer le poison.
Madame Canaby lors de son procès, illustr. de Sabatier |
Quelques citations :
-« Notre destin, quand nous voulons l’isoler, ressemble à ces plantes qu’il est impossible d’arracher avec toutes leurs racines. » p. 21
-« […]Elle souhaitait de rentrer à Saint-Clair comme une déportée qui s’ennuie dans un cachot provisoire est curieuse de connaître l’île où doit se consumer ce qui lui reste de vie. » p.36
-« La famille. Thérèse laissa éteindre sa cigarette ; l’œil fixe, elle regardait cette cage aux barreaux innombrables et vivants, cette cage tapissée d’oreilles et d’yeux, où, immobile, accroupie, le menton aux genoux, les bras entourant ses jambes, elle attendait de mourir. » p. 43
-« Qu’il doit être doux de répéter un nom, un prénom qui désigne un certain être auquel on est lié par le cœur étroitement ! » p. 53
-« Que tu es drôle, Bernard, avec ta peur de la mort ! N’éprouves-tu jamais, comme moi, le sentiment profond de ton inutilité ? Non ? Ne penses-tu pas que la vie des gens de notre espèce ressemble déjà terriblement à la mort ? » p.57
-« Tant d’impudeur, cette facilité à se livrer, que cela me changeait de la discrétion provinciale, du silence que, chez nous, chacun garde sur sa vie intérieure ! […]Que sais-je de Bernard, au fond ? N’y a-t-il pas en lui infiniment plus que cette caricature dont je me contente, lorsqu’il me faut le représenter ? » p. 65
-« Les La Trave vénéraient en moi un vase sacré ; le réceptacle de leur progéniture ; aucun doute que, le cas échéant, ils m’eussent sacrifiée à cet embryon. Je perdais le sentiment de mon existence individuelle. Je n’étais que le sarment ; aux yeux de la famille, le fruit attaché à mes entrailles comptait seul. » p. 75
-« […] Sa solitude lui est attachée plus étroitement qu’au lépreux son ulcère :``Nul ne peut rien pour moi ; nul ne peut rien contre moi.´´ » p.87
Mon avis :
Mais pourquoi Thérèse a-t-elle épousé cet homme qu’elle n’a jamais aimé ? Voilà la question qui vient d’emblée à l’esprit du lecteur. Il faut se placer dans le contexte d’une époque, pourtant pas si lointaine : la petite bourgeoisie provinciale agrandissait ses terres et sa fortune grâce aux mariages arrangés. Voilà une société conditionnée à cette pratique depuis des générations, qui impose en toute bonne conscience, ses moules comme seule perspective et sa vision étriquée comme unique gage de réussite. L’ambition familiale prime sur l’aspiration profonde de l’individu. Thérèse et Bernard sont le fruit de ce conformisme.
Aussi Thérèse épouse-elle sans rébellion ce cousin qui ne lui ressemble pas. Cette union, sans amour ni passion, semble idéale aux yeux de tous et contente parfaitement les deux familles. Pourtant, une prise de conscience tardive de son droit au bonheur, sonnera le glas du mariage de la jeune femme. Soudainement éprise de liberté, elle se met à rêver d’amour et de romantisme avec un compagnon qui la regarderait enfin, qui saurait apprécier son esprit et qu’elle voudrait pouvoir admirer en retour. Thérèse se sent comme prise au piège d’une situation qu’elle a pourtant elle-même consentie, étouffée par le conformisme ambiant. Même sa fille ne parviendra pas à la détourner de ses désillusions. Thérèse vit sa condition de femme comme une tare génétiquement transmissible : à ses yeux, ce bébé n’est que l’incarnation d’un anathème socialement admis, puisqu’il est destiné à vivre les mêmes frustrations qu’elle. Incapable de se rebeller ouvertement ou de fuir, car trop attachée à son confort matériel, elle devient une femme égoïste, frustrée, aigrie, jalouse même du bonheur de celle qui est son unique amie. Et Thérèse finit par devenir une empoisonneuse. Son portrait est peu flatteur…
Est-elle vraiment un monstre sournois et diabolique ? Tel n’est pas l’avis de Mauriac. L’histoire est développée de façon à ce que le lecteur soit pris de compassion pour cette femme marginale, malheureuse et fragile, à laquelle il pourrait facilement s’identifier. L’autodestruction de Thérèse est touchante et Bernard tient finalement le mauvais rôle…On retrouve ici l’engagement chrétien de Mauriac, qui prône une forme de compréhension sans jugement, puisque chacun de nous porte ses propres failles et que nous sommes tous de potentiels pécheurs. D’ailleurs, en préambule au récit, Mauriac reprend une citation de Baudelaire (« Spleen de Paris »), explicitant sa pensée profonde : « Seigneur, ayez pitié des fous et des folles ! Ô créateur ! peut-il exister aux yeux de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits, et comment ils auraient pu ne pas se faire… ».
J’ai beaucoup aimé ce livre, qui résonne comme un cri de révolte en faveur d’une réelle émancipation féminine. La plume est simple, mais chargée de sens. Le récit est court et tient le lecteur en haleine jusqu’à la fin. Bref, tous les ingrédients sont là pour créer une histoire forte et durablement marquante.
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