jeudi 10 septembre 2015

L’Inconnue de la Seine - Vladimir Nabokov

Masque mortuaire de l'Inconnue de la Seine

Hâtant de cette vie le dénouement,
N’aimant rien sur terre,
Toujours je regarde le masque blanc
De ton visage sans vie.

Dans les cordes se mourant à l’infini
J’entends la voix de ta beauté.
Dans les foules blêmes des jeunes noyées
Tu es plus blême et ensorcelante que toutes.

Au moins dans les sons reste avec moi!
Ton sort fut avare en bonheur,
Alors réponds d’un posthume sourire moqueur
De tes lèvres de gypse enchantées.


Paupières immobiles et bombées,
Cils collés en épaisseur. Réponds!
A jamais, à jamais, vraiment?
Mais comme tu savais regarder!

Juvéniles épaules maigrichonnes,
La croix noire du fichu de laine,
Les réverbères, le vent, les nuages nocturnes,
Le méchant fleuve pommelé d’obscurité.

Qui était-il, je t’en supplie, raconte,
Ton séducteur mystérieux?
Du voisin le neveu frisotté –
A la dent en or, et la cravate bariolée?

Ou l’habitué des cieux étoilés,
Ami de la bouteille, des dés et du billard,
Lui aussi, maudit fêtard,
Et rêveur ruiné comme moi?


Et maintenant, de tout son corps tressaillant,
Il est assis, comme moi, sur son lit,
Dans le monde noir, déserté depuis longtemps,
Et il regarde le masque blanc.



Vladimir Nabokov
Un poème de Vladimir Nabokov (1899-1977), écrit à Berlin en 1934.                                      

























L’Inconnue de la Seine :

Observez ce visage de Madone aux traits harmonieux. N’est-il pas l’image même de la douceur ? Le sourire énigmatique "à la Léonard de Vinci", les paupières closes sur un profond  sommeil, dégagent un sentiment de sérénité bienveillante. Quel est l’artiste dont la main inspirée a su habiter avec autant de talent un banal morceau de plâtre ?

Eh bien, figurez-vous qu’il n’y a pas d’artiste et que la malheureuse jeune femme en question est partie vers un autre monde lorsqu’un masque mortuaire est réalisé sur son visage saisissant…  Mais qui est-elle ? Personne ne le saura jamais. Son corps flottant est repêché sur la Seine, aucune trace de violence, peut-être un suicide. Le cadavre est exposé à la morgue de l’Île de la Cité dans l’espoir d’une identification. C’est là qu’un médecin légiste au cœur chaviré veut garder une trace de sa perfection. Les regards posés sur ce moulage de plâtre vont continuer à s’émouvoir devant tant de pureté et, à partir des années 1870, les copies se répandent dans le tout Paris. Une bonne affaire pour les mouleurs qui les écoulent en grand nombre. Le doux visage immaculé  se retrouve suspendu aux murs des maisons bourgeoises. Etrange souvenir macabre très courant à cette époque… Il fait pourtant fait entrer la Belle au Panthéon des Eternels… 

Car de nombreux artistes sortent bouleversés de leur rencontre posthume avec la jeune fille. Ils l’immortalisent dans leurs écrits et la postérité se souvient encore avec émotion de son passage furtif dans ce monde, grâce à eux : Vladimir Nabokov lui rend hommage dans un poème, Jules Supervielle dans un conte du recueil « L’enfant de la haute mer », Rainer Maria Rilke dans « Les carnets de Malte Laurids Brigge »   ou Louis Aragon dans « Aurélien », pour ne citer qu’eux.

Mais ce n’est pas fini… Dans les années 1950, un proche d’Asmund S. Laerdal, le patron d’une entreprise norvégienne spécialisée dans la confection de jouets en plastique mou, décède par noyade. Bouleversé par ce drame, ce dernier décide de se lancer dans l’élaboration d’un mannequin destiné à l’apprentissage des techniques de réanimation. En voyage à Paris à la même époque, il est touché par le masque mortuaire de « L’inconnue de la Seine », et décide d’attribuer ses traits à son mannequin, qu’il commercialise en 1960 sous l’appellation de « Resusci Anne ». Il s’est vendu à 300 millions d’exemplaires dans le monde et est toujours utilisé par les Samaritains… 

Asmund S. Laerdal avec le mannequin Resusci Anne

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