À la villa, on a une voisine.
Elle s’appelle Mme Schwartzenbaum et son jardin est séparé
du nôtre par une haie de canisses tellement usée qu’on dirait les fanons de
baleine séchés du Musée océanographique.
-Les enfants, a dit maman un après-midi, allez vous laver
les mains et vous redonner un coup de peigne. Nous allons rendre une visite de
courtoisie, et je veux que vous fassiez bonne impression.[…] Nous sommes
nouveaux dans le quartier, a ajouté maman. Ce sont des choses qui se font entre
voisins bien élevés.[… ]
-Ze peux apporter mon pistolet à fléssettes ? a demandé
Jean-E.
-Hors de question, a dit maman. Je compte sur vous pour être
sages et polis ou ça va barder en rentrant.
-Quelle jolie famille ! elle a dit en nous découvrant
alignés tous les six devant son portail comme des pions d’échecs. Et comme ils
ont l’air sages ! Comment s’appellent-ils, ces beaux petits ?
-Les frères Jean, a dit maman avec fierté.
-Les frères Zan ? a répété Mme Schwartzenbaum. Comme
les réglisses, alors ?
On s’est tous regardés. Est-ce que Mme Schwartzenbaum avait
un cheveu sur la langue, comme Jean-E, ?
-En tout cas, j’espère que le bruit ne vous dérange pas
trop, a continué maman. Ils sont parfois un peu agités…
-Un goûter ? a dit Mme Schwartzenbaum. Mais quelle
bonne idée ! Justement, j’ai préparé une petite gâterie dont vos garçons
devraient raffoler.
En fait, Mme Schwartzenbaum ne zozote pas : elle est
sourde comme un pot. Malgré les protestations de maman, on est tous entrés en
file indienne, ravis d’échapper aux BN nature tout secs qu’elle achète en
paquet familial pour le goûter.
Dans le salon, il y avait un coucou en bois, des petits
napperons partout, des photos dans des cadres. On s’est assis autour de la
table en se tortillant, à cause des coussins tricotés qui nous grattaient les
fesses, et Mme Schwartzenbaum a filé à la cuisine.
-Tu crois qu’on peut lui demander d’allumer la télé ? a
tenté Jean-A. en louchant d’envie vers le gros poste qui trônait dans un coin.
C’est juste l’heure de Rintintin…
- Le premier qui parle de télé sera de corvée de vaisselle
jusqu’à sa majorité, a prévenu maman.
Ça nous a un peu refroidis, surtout que Mme Schwartzenbaum
revenait avec le goûter.
On a vite regretté les BN nature de maman. Mme
Schwartzenbaum est alsacienne, et elle avait préparé une spécialité
régionale : un gâteau aussi bourratif que de la pâte à modeler, dont elle
nous a servi d’énormes parts dans de minuscules assiettes à fleurs.
D’un seul coup, on n’avait plus très faim. Mais le regard
que nous a lancé maman était clair : celui qui ne finirait pas sa part
serait expédié aux scouts marins.
Heureusement qu’il y avait de la citronnade pour faire
passer chaque bouchée.
-C’est une Linzertorte, a expliqué Mme Schwartzenbaum avec
fierté. Vous aimez, les enfants ?
-Délicieux, madame Schwartzentruc, s’est étranglé Jean-A.
-Baum, a corrigé maman en fronçant les sourcils.
-Un vrai régal, madame Claquenbaum, j’ai dit à mon tour en
m’efforçant de déglutir.
-Swartz, a dit maman.
-Jamais rien mangé d’aussi bon, madame Schwartzenmuche, a
articulé Jean-C. à son tour.
-Schwartzenbaum ! a fait maman.
-Z’adore, madame Glutzenbaum, a zozoté Jean-E. en projetant
à chaque syllabe des miettes de Linzertorte à travers la table.
-Non, Schwartzenbaum ! a gémi maman en le fusillant du
regard.
-Délicieux, madame Schwartzenglaube, l’a félicité Jean-D.
avant de cracher discrètement sa dernière bouchée dans son mouchoir.
Cette fois, maman n’a plus rien dit.
-Qui en reveut une petite part ? a demandé Mme
Schwartzenbaum.
-Euh ! merci mille fois, a dit maman en se levant
précipitamment. Mais nous avons assez abusé de votre temps comme ça…
-Alors vous allez emporter le reste, a insisté Mme
Schwartzenbaum. Vos garçons sont tellement bien élevés que c’est un plaidir de
les gâter un peu.
On est repartis avec la moitié de la Linzertorte et
l’impression d’être un troupeau d’autruches qui auraient avalé des pierres. […]
On a dû faire bonne
impression en tout cas parce que chaque semaine, désormais, Mme Schwartzenbaum
nous apporte une spécialité de gâteau différente, cuisinée juste pour nous,
avec des noms qui ressemblent à ceux des méchants dans les romans de Bob
Morane :Apfelstrudel, Kugelhopf, Stolle, Berawecka…Il suffit de les
prononcer pour avoir la langue qui se dessèche d’un seul coup et la glotte qui
se rétracte.
Même papa a commencé à faire la tête quand il a vu arriver
la dix-septième Linzertorte.
-Je crois qu’il est grand temps de rompre les relations
diplomatiques avec l’Alsace, chérie. Et si on s’en débarrassait discrètement en
l’enterrant dans le jardin ?
-Pas question de jeter de la nourriture, a décrété maman.
-Tu as raison : ça risquerait de faire crever les
plantes.
-Ce serait surtout très incorrect à l’égard de cette pauvre
Mme Schwartzenbaum. Elle est tellement contente de nous faire plaisir.
-J’hésite encore, a fait papa qui est un grand bricoleur.
Attaquer ce bloc de béton à la pioche ou au marteau piqueur…Qu’en penses-tu,
chérie ?
-Tu risquerais de te blesser, lui a fait remarquer maman en
lui tendant un couteau.
-À la santé de Mme Krogenmuft, alors, a dit papa d’un air
sinistre en se résignant au supplice.
[…]
Extrait du
livre : « La soupe de poissons rouges », de Jean- Philippe
Arrou-Vignod, éd. Folio Junior.
L’auteur :
Jean-Philippe Arrou-Vignod |
Jean-Philippe Arrou-Vignod est né en France en 1958. Depuis
l’enfance, il est un lecteur assidu. C’est donc tout naturellement qu’il se
lance dans la voie littéraire et obtient une agrégation en lettres. Il est
ensuite engagé comme professeur de français. En 1984, il publie son premier
roman : « Le rideau sur la nuit » qui est récompensé par le
prix du premier roman. Cinq ans plus tard, il publie le premier tome de la
série pour la jeunesse : « Les aventures de P.P.
Col-Vert ». En 1994, il devient consultant pour les collections Galimard
Jeunesse. Cinq ans plus tard, il écrit une pièce de
théâtre « Femme ». Il est également l’auteur de la série « Histoires
des Jean-Quelque –chose », ainsi celle de « Rita et
Machin ». De plus, il écrit des scénarios pour la télévision.
Le livre :
« La soupe de poissons rouges » fait partie de la
série humoristique des « Histoires des Jean-Quelque-Chose », en
quatre volumes :
1) « L’Omelette au sucre »
2) « Le Camembert volant »
3) « La soupe de poissons rouges »
4) « Des vacances en chocolat »
Ce livre a remporté le prix Renaudot 2008 des écoles de la
ville de Loudun, ainsi que le prix des jeunes lecteurs de la ville de Nanterre
en 2008.
L’histoire :
« La soupe de poissons rouges » relate les
aventures d’une famille des années 60, composée de 6 garçons espiègles qui se nomment
tous Jean-Quelque-chose. Par exemple, l’aîné s’appelle Jean-A., alias
Jean-Ai-Marre. Ensuite Jean-B, le
narrateur, dit Jean-Bon, parce qu’il adore manger. Puis Jean-C., surnommé
Jean-C-Rien, le roi des étourdis, et ainsi de suite.
Le livre est composé
de petits chapitres qui décrivent une aventure dans le cadre de l’école, à la
maison, sur le terrain de jeux, à la mer, etc. L’auteur nous raconte ces
petites tranches de vie enfantine sur un ton humoristique. Pour les jeunes
lecteurs dès 9 ans.
Mon avis :
Un livre très facile à lire, avec beaucoup d’humour et plein
d’aventures. Les histoires sont courtes, et bien structurées. De quoi ravir les
enfants.
En ce qui me concerne, je ne suis plus une enfant depuis
très longtemps, mais l’extrait ci-dessus m’a bien fait rire !
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