dimanche 3 mars 2013

Dix petits nègres - Agatha Christie


[…]

Le dîner touchait à sa fin.
La chair avait été excellente, les vins parfaits. Rogers s’acquittait admirablement de son service.
Tous les convives étaient de bonne humeur et les langues commençaient à se délier.
Mr. le juge Wargrave, attendri par le délicieux porto, devenait spirituel et pétillant d’ironie ; le docteur Armstrong et Tony Marston l’écoutaient avec plaisir, Miss Brent bavardait avec le général Macarthur ; ils s’étaient découvert des amis communs. Véra Claythorne posait à Mr.Davis des questions très pertinentes sur l’Afrique du Sud. Mr. Davis connaissait ce sujet à fond. Lombard suivait leur conversation. Une ou deux fois, il leva brusquement les yeux et ses paupières se rétrécirent. De temps à autre, il promenait discrètement son regard autour de la table et étudiait les autres convives.
Soudain, Anthony Marston s’exclama :
-C’est drôle, ces petites statuettes, hein ?
Au centre de la table ronde, sur un plateau de verre, étaient placées de petites figurines en porcelaine.
-Des nègres, dit Tony. L’ìle du Nègre. Voilà d’où vient l’idée, je suppose.
Véra se pencha en avant.
-En effet, c’est amusant. Combien sont-ils ? Dix ?
-Oui…il y en a dix.
Véra s’exclama :
-Ils sont comiques. Ce sont les dix négrillons de la chanson de nourrice. 1Dans ma chambre à coucher, elle est encadrée et suspendue au-dessus de la cheminée.
-Dans ma chambre également, déclara Lombard.
-Dans la mienne aussi !
-Dans la mienne aussi !
-Et aussi dans la mienne !
Tout le monde fit chorus.
-L’idée n’est pas banale, dit Véra.
Mr. le juge Wargrave grogna entre ses dents :
-Dites plutôt que c’est enfantin.
Puis il se versa du porto.
Emily Brent lança un regard vers Miss Claythorne ; Véra Claythorne y répondit par une inclination de la tête et toutes deux se levèrent.
Dans le salon, par les portes-fenêtres ouvertes sur la terrasse leur parvenait le bruit des vagues se brisant sur les rochers.
-J’aime à entendre le murmure de la mer, remarqua Emily Brent.
-Moi, je l’ai en horreur, répondit Véra d’un ton sec.
Miss Brent la considéra, toute surprise. Véra se mit à rougir et ajouta, en dominant son émotion :
-Il ne ferait guère bon ici un jour de tempête…
Emily Brent partageait cet avis.
-La maison doit être fermée pendant l’hiver, dit-elle. D’abord, les domestiques refuseraient d’y rester.
Véra murmura :
-En n’importe  quelle saison, il doit être difficile de trouver du personnel qui consente à vivre dans une île.
Emily Brent fit cette réflexion :
-Mrs. Oliver peut s’estimer heureuse d’avoir recruté ce ménage de serviteurs : la femme est un excellent cordon-bleu.
« C’est inouï ce que les vieilles gens embrouillent les noms ! » pensa Véra en elle-même.
Puis elle prononça tout haut bien distinctement :
-Mrs.Owen a vraiment de la chance.
Emily Brent avait apporté dans son sac à main un petit ouvrage de broderie. Au moment d’enfiler son aiguille, elle s’arrêta net et se tourna vers sa compagne :
-Owen ? Vous avez bien dit Owen ?
-Oui.
-De ma vie, je n’avais entendu prononcer ce nom-là.
Véra ouvrit de grands yeux.
-Tout de même…
Elle n’acheva point sa phrase. La porte venait de s’ouvrir et les hommes entraient dans le salon. Rogers les suivait, portant le café sur un plateau.
Le juge alla s’asseoir auprès d’Emily Brent et Armstrong à côté de Véra. Tony Marston se dirigea vers la porte-fenêtre, toujours ouverte. Blore examinait avec un étonnement naïf une statuette de bronze, se demandant si ces formes angulaires représentaient bien le corps d’une femme.
Le général Macarthur, le dos tourné à la cheminée, tirait sur sa courte moustache blanche. Le dîner avait été succulent et il se félicitait d’avoir répondu à l’invitation.
Lombard feuilletait les pages du Punch posé avec d’autres journaux sur une table près du mur.
Le domestique servit à la ronde un café noir fort et brûlant.
En somme, tous les invités, après ce copieux et fin repas, étaient heureux de la vie et d’eux-mêmes. Les aiguilles de la pendule marquaient neuf heures vingt. Dans le salon régnait en silence…un silence de confortable béatitude.
Au milieu de ce silence, s’éleva une voix…inattendue…surnaturelle et incisive…

Mesdames et Messieurs. Silence, s’il vous plaît !

Tous sursautèrent. Chacun regarda autour de soi, observa ses voisins et scruta les murs. Qui donc parlait ?
La Voix poursuivit, haute et claire :

Je vous accuse des crimes suivants :
Edward George Armstrong, vous avez, le 14 mars 1925, causé la mort de Louisa Mary Glees.
Emily Caroline Brent, le 5 novembre 1931, vous vous êtes rendue responsable de la mort de Beatrice Taylor.
William Henry Blore, vous êtes la cause de la mort de James Stephen Landor, survenue le 10 octobre 1928.
Véra Elisabeth Claythorne, le 11 août 1933, vous avez tué Cyril Ogilvie Hamilton.
Philip Lombard, au mois de février 1932, vous avez entraîné la mort de vingt et un hommes, membres d’une tribu d’Afrique Orientale.
John Gordon Macarthur, le 4 janvier 1917, vous avez de sang-froid envoyé à la mort l’amant de votre femme, Arthur Richmont.
Anthony James Marston, le 14 novembre dernier, vous avez tué John et Lucy Combes.
Thomas Rogers et Ethel Rogers, le 6 mai 1929, vous avez laissé mourir Jennifer Brady.
Lawrence John Wargrave, en date du 10 juin 1930, vous avez conduit à sa mort Edward Seton.
Accusés, avez-vous quelque chose à dire pour votre défense ?

La Voix se tut.

[…]

Extrait du livre : « Dix Petits Nègres » d’Agatha Christie, éd.Edito-Service.



Note :

1 : La ronde des dix petits nègres


     Dix petits nègres s’en allèrent dîner.
     L’un d’eux étouffa et il n’en resta plus que
     Neuf.

     Neuf petits nègres veillèrent très tard.
     L’un d’eux oublia de se réveiller et il n’en resta plus que
     Huit.

     Huit petits nègres voyagèrent dans le Devon.
     L’un d’eux voulut y demeurer et il n’en resta plus que
     Sept.

     Sept petits nègres cassèrent du bois avec une hachette.
     Un se coupa en deux et il n’en resta plus que
     Six.

     Six petits nègres jouèrent avec une ruche.
     Un bourdon piqua l’un d’eux et il n’en resta plus que
     Cinq.

     Cinq petits nègres étudièrent le droit.
     L’un d’eux devint avocat et il n’en resta plus que
     Quatre.

     Quatre petits nègres s’en allèrent en mer.
     Un hareng saur avala l’un d’eux et il n’en resta plus que
     Trois.

     Trois petits nègres se promenèrent au zoo.
     Un gros ours en étouffa un et il n’en resta plus que
     Deux.

     Deux petits nègres s’assirent au soleil.
     L’un d’eux fut grillé et il n’en resta plus que
     Un.

     Un petit nègre se trouva tout seul.
     Il alla se pendre et il n’en resta plus
     Aucun !





L’auteur :

Agatha Mary Clarissa Miller naît en Angleterre en 1890 à Torquay, sur la Riviera anglaise. Fille de rentiers, elle grandit dans le confort, avec sa nurse et son chien Toby. Cadette de trois enfants, son enfance est pourtant solitaire, son frère et sa sœur vivant en pension. Tout naturellement,  elle meuble son ennui avec la lecture. Une anecdote raconte que son père la trouve un jour assise à même le sol, un livre ouvert devant elle. Il l’observe, puis lui dit : « Eh bien, ma fille, j’ai l’impression que tu as appris à lire toute seule ! ». Ses parents décident  alors de lui donner un enseignement à domicile, afin de pouvoir stimuler ses capacités hors du commun. Mais elle n’a pas de camarades, peu de liens sociaux et développe bientôt une timidité excessive.  Sa mère, qui elle-même a publié quelques écrits dans des journaux, encourage l’enfant assidûment, dans la voie de l’écriture  de poèmes, contes et nouvelles.



Agatha a 11 ans lorsque son père décède. La fillette se rapproche encore de sa mère. Elles ont en commun la passion du théâtre et de l’opéra. A l’adolescence,  Agatha part à Paris pour y étudier le chant et le piano. Ma sa timidité et son énorme trac l’inhibent totalement lorsqu’il s’agit de se produire en public. Aussi, se voit-elle obligée de renoncer à une carrière musicale, et retourne en Angleterre avec sa mère.
Ensuite, Agatha décide de se marier. Elle se met en chasse d’un prétendant à la hauteur de ses attentes et après quelques déceptions, tombe follement amoureuse du sous –officier Archibald Christie, aviateur dans la Royal Flying Corps. Ils se marient en 1914.


Agatha continue à écrire, sous les encouragements  de sa famille, mais encore sans succès auprès des éditeurs. Elle adore lire des intrigues policières et « Le mystère de la chambre jaune » de Gaston Leroux serait à l’origine de son penchant pour les enquêtes et les huis-clos. Pendant la guerre, elle s’engage comme infirmière bénévole, puis comme assistante chimiste dans la pharmacie d’un hôpital militaire. C’est ainsi qu’elle acquiert de solides connaissances dans le domaine des drogues et des poisons. Ce savoir sera exploité par la suite dans les intrigues de ses romans.
En 1917, Agatha démissionne de son poste à l’hôpital pour se consacrer pleinement  à l’écriture de son premier roman. Il s’intitule « Une mystérieuse affaire de styles » et met en scène pour la première fois, le fameux Hercule Poirot. Ce livre ne sera publié qu’en 1920 et ne connaîtra qu’un succès mitigé... Agatha tombe enceinte et accouche d’une petite Rosalind, qui restera enfant unique.  La jeune mère ne manifeste que peu d’intérêt pour cette enfant.  Sa secrétaire de l’époque expliquera par la suite « à quel point Mrs Christie semble faire peu de cas de sa fille ». Car Agatha consacre tout son temps et son énergie à la rédaction de ses romans. Pourtant, il aura fallu  la publication de son septième ouvrage, « Le meurtre de Roger Ackroyd », pour qu’elle goûte enfin à la célébrité. Il est le premier titre de la fameuse collection « Le masque », en 1927.
A cette époque, le couple Christie bat sérieusement de l’aile.  Comme Agatha « ne pense qu’à l’écriture », son mari affiche ouvertement une aventure. A ce propos, la romancière avouera vers la fin de sa vie « Je me suis mariée à 24 ans ; nous avons été heureux onze ans. Puis ma mère est décédée de façon très pénible et mon mari a connu une autre femme. » C’en est trop pour elle : le 3 décembre1926, très affectée par l’attitude  d’Archibald et par la mort de sa mère, elle décide de disparaître, comme aurait pu le faire une héroïne de ses romans. Quinze mille bénévoles vont participer aux recherches et assister la police.


Elle fait la une de tous les journaux de l’époque. On publie sa photo, ainsi que des montages pour le cas où elle se serait déguisée.


On retrouve enfin  sa voiture, vide, près d’un étang. La presse s’interroge : a-t-elle voulu se suicider,  le mari a-t-il voulu la faire disparaître,  est-ce un simple coup de pub pour son dernier livre, a-t-elle voulu embarrasser un mari trop volage ? Finalement, sa photo est reconnue et elle est retrouvée 12 jours plus tard, dans un hôtel d’une station balnéaire, sous le nom de l’amante de son mari ! Lorsque ce dernier vient la chercher, elle ne le reconnaît pas et semble avoir tout oublié…Elle ne reviendra jamais sur cet épisode, ne fournira jamais d’explications, même lorsqu’elle écrira son autobiographie.
Toujours est-il qu’en 1928, son mari demande le divorce. En 1930, à l’âge de 40 ans, elle épouse un archéologue, Sir Max Mallowan, rencontré au cours d’une croisière au Moyen-Orient.


Elle le suit dans ses déplacements sur des fouilles, et ces voyages deviennent souvent le cadre d’un nouveau roman. La même année, elle donne naissance à un autre personnage mythique de son œuvre, Miss Jane Marple, dans « L’affaire Protheroe ». En 1938, le couple achète une propriété dans le Devon, Greenway Estate, que l’on peut encore visiter de nos jours.




En 1955, Agatha reçoit le « Grand Master Award », un prix prestigieux qui récompense la pièce de théâtre « Témoin à charge ».
Auteure prolifique (elle écrit 1à 2 livres par an, mais elle a été jusqu’à 4), Agatha Christie sera surnommée « la reine du crime ». Au cours de sa carrière, elle publie 66 romans, 154 nouvelles, 20 pièces de théâtre, une autobiographie, 4 essais et même quelques histoires sentimentales,  sous le pseudonyme de Mary Westmacott.
En 1971, la reine Elisabeth II lui attribue personnellement  la distinction de Dame, commandeur de l’ordre de l’Empire Britannique.
Agatha Christie meurt en 1976 à 86 ans. Par voie testamentaire, elle charge ses héritiers de publier un dernier livre  « Poirot quitte la scène », écrit en 1940 et précieusement conservé dans un coffre de banque. Ce roman sonne le glas à son personnage fétiche, qu’elle fait mourir en même temps qu’elle. Miss Marple, quant à elle n’a pas subi le même sort. Etrange, n’est-ce pas ?

Le livre :

Cet ouvrage est paru en 1939, sous le titre « Ten Little Niggers ». Depuis lors, il est le roman policier le plus vendu au monde, et le septième tous genres confondus.
 Pour écrire et titrer son roman, Agatha Christie s’est inspirée d’une chanson écrite en 1869 par Franck Green, « Ten Little Niggers », elle-même adaptée d’une chanson écrite  en 1868 par l’américain Septimus Winner, « Ten Little Indians ». Le roman, dans sa version américaine, se nomme d’ailleurs « Ten Little Indians »
« Les dix petits nègres » a été adapté au théâtre, au cinéma, à la télévision, en jeu vidéo.

L’histoire :

Nous sommes dans les années quarante, à Sticklehaven, dans le Devon. Un mystérieux couple, les Owen, invite par courrier huit personnes qui ne se connaissent pas, sur une île leur appartenant, la fameuse île du Nègre. Sur cet îlot austère est construite une luxueuse demeure qui attise la curiosité des reporters londonien et fait couler beaucoup d’encre. Les invités, curieux,  se laissent donc tenter par la perspective d’un séjour agréable. A leur arrivée, ils sont accueillis par un couple d’employés de maison. Au cours du premier repas, une mystérieuse voix dévoile leur point commun : ils sont tous responsables de la mort de quelqu’un, mais ont échappé au tribunal.
 A ce stade, le cadre de l’histoire est posé. Dès lors, isolés du monde, aucun d’entre eux ne pourra échapper à son destin. Ils seront méthodiquement assassinés, à tour de rôle, d’une façon qui rappelle les paroles d’une comptine enfantine. Le loup est dans la bergerie, réussiront-ils à le démasquer ?

Quelques citations :

-« Les païens seront précipités dans l’abîme qu’ils ont eux-mêmes creusé, dans le piège qu’ils ont caché ils se prendront le pied. » p.34
-« A la réflexion, tout cela semblait bizarre…très bizarre ! »p.25
- « Je me souviens d’un texte encadré dans ma chambre d’enfant : Sois certain que tes péchés te poursuivront. C’est la vérité même. On n’échappe pas à sa conscience. » p. 76
-« Désormais, le devoir nous commande de nous suspecter les uns les autres. Un homme averti en vaut deux. » p. 111
-« Une chanson de nourrice, apprise dans mon enfance, me revint à l’esprit : la ronde des Dix petits Nègres. A peine âgé de deux ans, je fus frappé du sort réservé à ces dix négrillons dont le nombre diminuait inexorablement à chaque couplet. » p. 185

Mon avis :

Agatha Christie dira un jour, à propos de cette œuvre : « J’ai écrit Dix Petits Nègres parce que la difficulté du sujet me fascinait. Dix personnes doivent mourir sans que cela tourne au ridicule ou que le meurtre soit évident. J’ai écrit ce livre après un énorme travail de planification et je suis satisfaite du résultat. Il est clair, direct, tout en gardant une explication plausible; en fait, il a fallu un épilogue pour l’expliquer. »
Effectivement, comme à son habitude, Agatha Christie nous fournit tous les indices nécessaires à la résolution du mystère, mais je défie quiconque de trouver le meurtrier à la première lecture du roman…  Le suspense est total, jusqu’à la dernière page. Le lecteur est plongé dans le cadre fascinant d’une île inhospitalière, rocher balayé par les vents, où les éléments se déchaînent. Les meurtres y sont théâtralement mis en scène, dans une atmosphère alourdie par l’angoisse et la paranoïa des  personnages. La psychologie de chacun d’entre eux est d’ailleurs brillamment exploitée par la romancière : la narration s’en trouve enrichie,  le huis clos rendu plus captivant. La machination est machiavélique, d’une complexité surprenante,  mais l’écriture, quant à elle, reste d’une simplicité exemplaire, accessible à chacun.
Bref, j’ai passé un très bon moment en compagnie de ce livre. J’ai lu énormément de romans d’Agatha Christie au cours de mon adolescence, et il reste l’un de mes préférés, à égalité avec « Le crime de l’Orient-Express ».
Seul bémol : quelques clichés désuets sur les Juifs et les Noirs.

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