jeudi 7 février 2013

Mon bel oranger - José Mauro de Vasconcelos



Zézé est battu par son père pour avoir chanté un tango à la mode aux paroles osées, alors que son jeune âge l’empêche d’en comprendre le sens. Déprimé, l’enfant rencontre quelques jours plus tard, son cher ami Portugâ.

[…]

« Portugâ, regarde ma figure, mon museau plutôt, pas ma figure. À la maison, ils disent que j’ai un museau parce que je ne suis pas une personne, je suis un animal, un Indien Pinagé, le fils du diable.

-Je préfère encore regarder ta figure.
-Mais regarde bien. Regarde toutes ces traces de coups. »

Les yeux du Portugais prirent une expression triste et inquiète.

« Mais pourquoi t’a-t-on fait ça ? »

Et je lui racontai, je lui racontai tout, sans une exagération. Quand j’eus terminé, ses yeux étaient humides et il ne savait quoi faire.

« Ce n’est pas possible de battre de cette façon un petit garçon comme toi. Tu n’as pas encore six ans. Notre-Dame de Fátima !

-Je sais pourquoi. Je ne vaux rien. Je suis si mauvais qu’à Noël c’est un petit diable qui naît à la place du petit Jésus !...
-Des sottises, tu es un véritable ange. Tu es peut-être un peu espiègle… »

Cette idée fixe commençait à m’angoisser.

« Je suis si mauvais que je n’aurais pas dû naître. Je l’ai dit à maman l’autre jour. »

Pour la première fois il bégaya.

« Tu n’aurais pas dû dire ça.
-Je t’ai demandé de te parler parce que j’en avais vraiment besoin. Je sais que c’est affreux pour papa de ne pas trouver de travail parce qu’il est vieux. Je sais que ça doit le rendre très malheureux. Maman doit partir très tôt pour qu’on puisse payer la maison. Elle travaille aux métiers à tisser du Moulin anglais. Elle porte une ceinture parce qu’elle a soulevé une caisse de bobines et ça lui a donné une hernie. Lalà est une jeune fille qui a beaucoup étudié et elle a dû devenir ouvrière à la fabrique…Tout ça, c’est injuste. Mais quand même, il ne devait pas me battre si fort. À Noël, je lui ai promis qu’il pourrait me battre tant qu’il voudrait, mais cette fois c’était trop. »

Il me regardait, interdit.

« Notre-Dame de Fátima ! Comment un enfant peut-il ainsi comprendre et faire siens les problèmes des grandes personnes ? Je n’ai jamais vu ça ! »

Il soupira.

« Nous sommes des amis, oui ou non ? Nous allons parler d’homme à homme. Bien que j’en aie parfois la chair de poule de parler de certaines choses avec toi. Bon, je crois que tu n’aurais pas dû dire ces gros mots à ta sœur. D’ailleurs, tu ne devrais jamais dire de gros mots, tu sais ?
-Mais je suis petit. C’est le seul moyen que j’aie pour me venger.
-Tu sais ce que ça veut dire ? »

Je fis oui avec la tête.

« Alors, tu ne peux pas et tu ne dois pas.
-Portugâ ! »

Il y eut un silence.

« Hum,
-Tu n’aimes pas que je dise des gros mots ?
-Pas du tout.
-Eh bien, si je ne meurs pas, je te promets que je n’en dirai plus.
-Très bien. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de mourir ?
-Je t’expliquerai tout à l’heure. »

Nouveau silence. Le Portugais était préoccupé.

« Je voudrais savoir autre chose puisque tu as confiance en moi. Cette fameuse chanson, le tango, tu savais ce que tu chantais ?
-Je ne veux pas te mentir. Je ne savais pas exactement. Je l’ai apprise parce que j’apprends n’importe quoi et que la musique était jolie. Sans penser à ce que ça voulait dire… Mais il m’a tellement battu, Portugâ, tellement…Ça ne fait rien… »

Je reniflai longuement.

« Ça ne fait rien, je vais le tuer.
-Qu’est-ce que tu dis, petit, tuer ton père ?
-Oui, je le ferai. J’ai déjà commencé. Tuer, ça ne veut pas dire que je vais prendre le revolver de Buck Jones et faire boum ! Non. Je vais le tuer dans mon cœur, en cessant de l’aimer. Et un jour il sera mort.
-Que d’imagination dans cette petite tête ! »

Il disait ça, mais il ne parvenait pas à cacher l’émotion qui l’étreignait.

« Mais moi aussi, tu avais dit que tu me tuerais…
-Je l’ai dit au début. Ensuite, je t’ai tué à l’envers. Je t’ai fait mourir en te faisant naître dans mon cœur. Tu es la seule personne que j’aime, Portugâ. Le seul ami que j’aie. Ce n’est pas parce que tu me donnes des images, de la limonade, des gâteaux et des billes…Je te jure que je dis la vérité.
- Écoute, tout le monde t’aime bien. Ta mère, même ton père, ta sœur Gloria, le roi Luis…et  ton pied d’oranges douces, tu l’aurais oublié par hasard ? Le dénommé Minguinho et…
-Xururuca.
-Eh bien, alors !...
-Maintenant, ce n’est plus pareil, Portugâ. Xururuca est un simple oranger qui n’est même pas capable de donner une fleur…Ça, c’est la vérité…Mais toi, non. Tu es mon ami, c’est pour cela que je t’ai demandé de nous promener dans notre auto qui sera bientôt seulement la tienne. Je suis venu te dire adieu.
-Adieu ?
-C’est vrai. Tu vois, je ne suis bon à rien, j’en ai assez de recevoir des coups et de me faire tirer les oreilles. Je vais cesser d’être une bouche de plus… »

Je commençais à sentir un nœud douloureux dans ma gorge. J’avais besoin de beaucoup de courage pour dire la suite.

« Tu vas t’enfuir ?
-Non. J’ai pensé à ça toute la semaine. Ce soir, je vais me jeter sous le Mangaratiba.1 »

Il ne dit rien. Il me serra très fort dans ses bras et me réconforta de la façon dont lui seul savait le faire.

« Non. Ne dis pas ça, pour l’amour de Dieu. Tu as une belle vie devant toi. Avec cette imagination et cette intelligence. Je ne veux pas que tu penses ni que tu répètes ça ! Et moi ? Tu ne m’aimes pas ? Si tu m’aimes vraiment, si tu ne mens pas, tu ne dois plus parler de la sorte. »

Il s’éloigna de moi et me regarda dans les yeux. Il essuya mes larmes du revers de la main.

« Je t’aime beaucoup, Moustique. Beaucoup plus que tu ne le penses. Allons, souris. »

Je souris, un peu soulagé par ma confession.

« Tout ça va passer. Bientôt, tu seras le maître de la rue avec tes cerfs-volants, le roi des billes, un cow-boy aussi fort que Buck Jones… […]


         Extrait du livre : « Mon bel oranger », de José Mauro de Vasconcelos, éd. Le livre de poche.


Note :

: Le Mangaratiba est le nom d’un train.














L’auteur :

José Mauro de Vasconcelos
José Mauro de Vasconcelos est né à Rio de Janeiro, Brésil, en 1920. Il est d’origine indienne et portugaise. Il exerce une multitude de métiers avant de connaître la gloire dans son pays en tant qu’écrivain. Son premier roman, « Banana Brava » est publié en 1942. Mais il acquiert une aura internationale grâce à « Mon bel oranger ». José Mauro de Vasconcelos  meurt à 64 ans, en 1984.

Le livre :

« Mon bel oranger » est publié en langue française en 1971. L’auteur s’inspire de son enfance pour écrire cette  autobiographie romancée. L’histoire  trouve une suite dans « Allons réveiller le soleil », où Vasconcelos évoque son adolescence.

« Mon bel oranger » est l’œuvre la plus célèbre de l’écrivain. Elle est devenue un classique de la littérature enfantine, conseillé dès l’âge de 10 ans.

L’histoire :

Zézé est un petit garçon brésilien de 5 ans, curieux, à l’intelligence vive. Il surprend son entourage en apprenant à lire seul et est ainsi scolarisé précocement. Sa vie quotidienne est misérable. Après les cours,  il cire les chaussures des passants ou épaule le vendeur de chansons pour aider  sa  famille. Son père n’a pas d’emploi, quant à sa mère, elle est absente toute la journée, puisqu’elle travaille à l’usine. L’enfant est donc souvent livré à lui-même et comme il  est très  facétieux,  tout le village a goûté à  ses vilains tours. Pourtant, une fois rentré à la maison, chaque bêtise est prétexte à une rude correction. Il est battu comme plâtre au moindre écart de conduite…

Un jour, la famille déménage. Zézé découvre un petit pied d’oranges douces au fond du nouveau jardin. Il devient son compagnon imaginaire, qu’il baptise Minguinho : celui à qui il raconte tous ses secrets, celui qui veille sur lui. Bientôt,  il rencontre Portugâ, un homme qui se prend d’amitié pour cet enfant  attachant. Le petit trouve en lui l’écoute et la bienveillance qui lui font tant défaut.

Mais voilà qu’un drame terrible survient, un coup du sort tragique qui propulse sans ménagement  cet enfant sensible, dans le monde impitoyable des adultes…

Quelques citations :

-« La fabrique était un dragon qui avalait des gens chaque jour et les vomissait très fatigués le soir. » p82.

-« Maman est très gentille avec moi, vous savez ? Quand elle veut me battre, elle prend de petites branches de guanxuma au jardin et elle n’attrape que mes jambes. »p. 162.

-« Les blessures des enfants se cicatrisent vite, plus vite encore que ne le dit cette phrase qu’on me répétait souvent : ``Quand tu te marieras, ce sera guéri.´´ » p.184

-« Assassin !...Tue-moi tout de suite. La prison me vengera. » p.186

-« Plus tard, j’appris qu’on avait voulu appeler le docteur, mais ça aurait fait mauvais effet. »p. 187

-« La vérité, c’est que je ne parvenais pas à guérir ma blessure intérieure de petit animal battu sans pitié et sans savoir pourquoi… » p190.

-« S’ils ne veulent pas me donner, tu pourrais m’acheter. Papa n’a pas d’argent du tout. Je suis sûr qu’il me vendrait. »p. 210.

-« Tous les enfants n’ont pas la chance que tu as de comprendre les arbres. Et tous les arbres n’aiment pas parler. »p.213

-« Depuis que j’avais découvert vraiment ce qu’était la tendresse, j’inondais de tendresse tout ce que j’aimais »p.216.

-« Même si Minguinho essayait de me dire adieu avec cette fleur, il quittait le monde de mes rêves pour le monde de la réalité et de ma douleur. » p. 243.

-« Mais pour moi, comme c’était difficile d’aller au Ciel. Tout le monde retenait mes jambes pour m’en empêcher. » p.233.

Mon avis :

Un livre à lire dès 10 ans ?  Il est vrai que l’écriture est simple, parfois minimaliste, avec beaucoup de dialogues. Pourtant,  je pense que cet ouvrage est à conseiller plutôt vers l’âge de 12 ans. En effet, la profusion de noms propres à consonance latine, en particulier au début du récit, est de nature à perdre le jeune lecteur.  De plus, l’histoire est émotionnellement très dense, et  souvent extrêmement triste…

Bien entendu,  les adultes peuvent également beaucoup apprécier cet ouvrage ! En ce qui me concerne, j’ai aimé l’écriture imagée, par moment poétique, de Vasconcelos. Le récit m’a chamboulé à plusieurs reprises.  Difficile de ne pas laisser couler une petite larme : l’innocence de Zézé, ainsi que son incroyable maturité  le rendent si attachant... C’est un récit très dur, qui nous laisse le cœur serré avec un immense sentiment d’injustice et de gâchis : une enfance maltraitée est intolérable.  J’ai souvent pensé à la chanson de Maxime Leforestier  « Etre né quelque part » :

« On choisit pas ses parents,
On choisit pas sa famille
On choisit pas non plus
Les trottoirs de Manille,
De Paris ou d’Alger
Pour apprendre à marcher
Etre né quelque part
Pour celui qui est né
C’est toujours un hasard »
               […]

Le hasard n’a pas fait tomber notre pauvre Zézé sur un trottoir gagnant, et il a tant rêvé de changer de famille…

J’ai été frappée par l’inaction de son entourage : la maîtresse d’école, les voisins et même Portugâ. Tout le monde plaint cet enfant, mais personne n’agit concrètement pour que la maltraitance cesse enfin. Il est vrai que dans les années 20, éducation ne rimait pas avec compassion. Les enfants étaient facilement rossés sous prétexte que « cela forge le caractère » ou « il va vite oublier » !

Heureusement, les temps changent et les mentalités aussi.

2 commentaires:

  1. J'ai adorer ce livre! Je l ai lu vers 10 ans il me semble mais je ne me suis pas trop perdu avec tout ces noms, je lit beaucoup de livre comme sa. L histoire est magnifique , c'est un livre très touchant et bouleversant . Surtout, quand on oublie de lire la page ou est marquer " l histoire d un enfant, qui, un jour à connu la douleur ". La fin m à dautant plus surpris. Je ne pense pas oublier ce livre un jour. Il fait partie des livres qu'on oublie jamais, car l histoire est trop forte pour partie dans les souvenirs. Bravo à l'auteur !
    J'ai hâte de lire le second livre racontant l adolescence de Zézé.
    Merci,
    Œil de geai.

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  2. Il est vrai que les lecteurs ayant apprécié "Mon bel oranger" peuvent retrouver Zézé dans "Allons réveiller le soleil". Merci pour votre commentaire Œil de geai !

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