Zézé est battu par son
père pour avoir chanté un tango à la mode aux paroles osées, alors que son
jeune âge l’empêche d’en comprendre le sens. Déprimé, l’enfant rencontre
quelques jours plus tard, son cher ami Portugâ.
[…]
« Portugâ, regarde ma figure, mon museau plutôt, pas ma
figure. À la maison, ils disent que j’ai un museau parce que je ne suis pas une
personne, je suis un animal, un Indien Pinagé, le fils du diable.
-Je préfère encore regarder ta figure.
-Mais regarde bien. Regarde toutes ces traces de coups. »
Les yeux du Portugais prirent une expression triste et
inquiète.
« Mais pourquoi t’a-t-on fait ça ? »
Et je lui racontai, je lui racontai tout, sans une
exagération. Quand j’eus terminé, ses yeux étaient humides et il ne savait quoi
faire.
-Je sais pourquoi. Je ne vaux rien. Je suis si mauvais qu’à
Noël c’est un petit diable qui naît à la place du petit Jésus !...
-Des sottises, tu es un véritable ange. Tu es peut-être un
peu espiègle… »
Cette idée fixe commençait à m’angoisser.
« Je suis si mauvais que je n’aurais pas dû naître. Je
l’ai dit à maman l’autre jour. »
Pour la première fois il bégaya.
« Tu n’aurais pas dû dire ça.
-Je t’ai demandé de te parler parce que j’en avais vraiment
besoin. Je sais que c’est affreux pour papa de ne pas trouver de travail parce
qu’il est vieux. Je sais que ça doit le rendre très malheureux. Maman doit
partir très tôt pour qu’on puisse payer la maison. Elle travaille aux métiers à
tisser du Moulin anglais. Elle porte une ceinture parce qu’elle a soulevé une
caisse de bobines et ça lui a donné une hernie. Lalà est une jeune fille qui a
beaucoup étudié et elle a dû devenir ouvrière à la fabrique…Tout ça, c’est
injuste. Mais quand même, il ne devait pas me battre si fort. À Noël, je lui ai
promis qu’il pourrait me battre tant qu’il voudrait, mais cette fois c’était
trop. »
Il me regardait, interdit.
« Notre-Dame de Fátima ! Comment un enfant peut-il
ainsi comprendre et faire siens les problèmes des grandes personnes ? Je
n’ai jamais vu ça ! »
Il soupira.
« Nous sommes des amis, oui ou non ? Nous allons
parler d’homme à homme. Bien que j’en aie parfois la chair de poule de parler
de certaines choses avec toi. Bon, je crois que tu n’aurais pas dû dire ces
gros mots à ta sœur. D’ailleurs, tu ne devrais jamais dire de gros mots, tu
sais ?
-Mais je suis petit. C’est le seul moyen que j’aie pour me
venger.
-Tu sais ce que ça veut dire ? »
Je fis oui avec la tête.
« Alors, tu ne peux pas et tu ne dois pas.
-Portugâ ! »
Il y eut un silence.
« Hum,
-Tu n’aimes pas que je dise des gros mots ?
-Pas du tout.
-Eh bien, si je ne meurs pas, je te promets que je n’en
dirai plus.
-Très bien. Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire de
mourir ?
-Je t’expliquerai tout à l’heure. »
Nouveau silence. Le Portugais était préoccupé.
« Je voudrais savoir autre chose puisque tu as
confiance en moi. Cette fameuse chanson, le tango, tu savais ce que tu
chantais ?
-Je ne veux pas te mentir. Je ne savais pas exactement. Je
l’ai apprise parce que j’apprends n’importe quoi et que la musique était jolie.
Sans penser à ce que ça voulait dire… Mais il m’a tellement battu, Portugâ,
tellement…Ça ne fait rien… »
Je reniflai longuement.
« Ça ne fait rien, je vais le tuer.
-Qu’est-ce que tu dis, petit, tuer ton père ?
-Oui, je le ferai. J’ai déjà commencé. Tuer, ça ne veut pas
dire que je vais prendre le revolver de Buck Jones et faire boum ! Non. Je
vais le tuer dans mon cœur, en cessant de l’aimer. Et un jour il sera mort.
-Que d’imagination dans cette petite tête ! »
Il disait ça, mais il ne parvenait pas à cacher l’émotion
qui l’étreignait.
« Mais moi aussi, tu avais dit que tu me tuerais…
-Je l’ai dit au début. Ensuite, je t’ai tué à l’envers. Je
t’ai fait mourir en te faisant naître dans mon cœur. Tu es la seule personne
que j’aime, Portugâ. Le seul ami que j’aie. Ce n’est pas parce que tu me donnes
des images, de la limonade, des gâteaux et des billes…Je te jure que je dis la
vérité.
- Écoute, tout le monde t’aime bien. Ta mère, même ton
père, ta sœur Gloria, le roi Luis…et ton
pied d’oranges douces, tu l’aurais oublié par hasard ? Le dénommé
Minguinho et…
-Xururuca.
-Eh bien, alors !...
-Maintenant, ce n’est plus pareil, Portugâ. Xururuca est un
simple oranger qui n’est même pas capable de donner une fleur…Ça, c’est la
vérité…Mais toi, non. Tu es mon ami, c’est pour cela que je t’ai demandé de
nous promener dans notre auto qui sera bientôt seulement la tienne. Je suis venu
te dire adieu.
-Adieu ?
-C’est vrai. Tu vois, je ne suis bon à rien, j’en ai assez
de recevoir des coups et de me faire tirer les oreilles. Je vais cesser d’être
une bouche de plus… »
Je commençais à sentir un nœud douloureux dans ma gorge.
J’avais besoin de beaucoup de courage pour dire la suite.
« Tu vas t’enfuir ?
-Non. J’ai pensé à ça toute la semaine. Ce soir, je vais me
jeter sous le Mangaratiba.1 »
Il ne dit rien. Il me serra très fort dans ses bras et me
réconforta de la façon dont lui seul savait le faire.
« Non. Ne dis pas ça, pour l’amour de Dieu. Tu as une
belle vie devant toi. Avec cette imagination et cette intelligence. Je ne veux
pas que tu penses ni que tu répètes ça ! Et moi ? Tu ne m’aimes
pas ? Si tu m’aimes vraiment, si tu ne mens pas, tu ne dois plus parler de
la sorte. »
Il s’éloigna de moi et me regarda dans les yeux. Il essuya
mes larmes du revers de la main.
« Je t’aime beaucoup, Moustique. Beaucoup plus que tu
ne le penses. Allons, souris. »
Je souris, un peu soulagé par ma confession.
« Tout ça va passer. Bientôt, tu seras le maître de la
rue avec tes cerfs-volants, le roi des billes, un cow-boy aussi fort que Buck
Jones… […]
Extrait du
livre : « Mon bel oranger », de José Mauro de Vasconcelos,
éd. Le livre de poche.
Note :
1 : Le Mangaratiba est le nom d’un train.
L’auteur :
José Mauro de Vasconcelos |
José Mauro de Vasconcelos est né à Rio de Janeiro, Brésil,
en 1920. Il est d’origine indienne et portugaise. Il exerce une multitude de
métiers avant de connaître la gloire dans son pays en tant qu’écrivain. Son
premier roman, « Banana Brava » est publié en 1942. Mais il acquiert
une aura internationale grâce à « Mon bel oranger ». José Mauro de
Vasconcelos meurt à 64 ans, en 1984.
Le livre :
« Mon bel oranger » est publié en langue française
en 1971. L’auteur s’inspire de son enfance pour écrire cette autobiographie romancée. L’histoire trouve une suite dans « Allons réveiller
le soleil », où Vasconcelos évoque son adolescence.
« Mon bel oranger » est l’œuvre la plus célèbre de
l’écrivain. Elle est devenue un classique de la littérature enfantine,
conseillé dès l’âge de 10 ans.
L’histoire :
Zézé est un petit garçon brésilien de 5 ans, curieux, à
l’intelligence vive. Il surprend son entourage en apprenant à lire seul et est ainsi
scolarisé précocement. Sa vie quotidienne est misérable. Après les cours, il cire les chaussures des passants ou épaule
le vendeur de chansons pour aider sa famille. Son père n’a pas d’emploi, quant à sa
mère, elle est absente toute la journée, puisqu’elle travaille à l’usine.
L’enfant est donc souvent livré à lui-même et comme il est très
facétieux, tout le village a
goûté à ses vilains tours. Pourtant, une
fois rentré à la maison, chaque bêtise est prétexte à une rude correction. Il
est battu comme plâtre au moindre écart de conduite…
Un jour, la famille
déménage. Zézé découvre un petit pied d’oranges douces au fond du nouveau
jardin. Il devient son compagnon imaginaire, qu’il baptise Minguinho : celui
à qui il raconte tous ses secrets, celui qui veille sur lui. Bientôt, il rencontre Portugâ, un homme qui se prend
d’amitié pour cet enfant attachant. Le
petit trouve en lui l’écoute et la bienveillance qui lui font tant défaut.
Mais voilà qu’un drame terrible survient, un coup du sort tragique
qui propulse sans ménagement cet enfant
sensible, dans le monde impitoyable des adultes…
Quelques citations :
-« La fabrique était un dragon qui avalait des gens
chaque jour et les vomissait très fatigués le soir. » p82.
-« Maman est très gentille avec moi, vous savez ?
Quand elle veut me battre, elle prend de petites branches de guanxuma au jardin
et elle n’attrape que mes jambes. »p. 162.
-« Les blessures des enfants se cicatrisent vite, plus
vite encore que ne le dit cette phrase qu’on me répétait souvent : ``Quand
tu te marieras, ce sera guéri.´´ » p.184
-« Assassin !...Tue-moi tout de suite. La prison
me vengera. » p.186
-« Plus tard, j’appris qu’on avait voulu appeler le
docteur, mais ça aurait fait mauvais effet. »p. 187
-« La vérité, c’est que je ne parvenais pas à guérir ma
blessure intérieure de petit animal battu sans pitié et sans savoir pourquoi… »
p190.
-« S’ils ne veulent pas me donner, tu pourrais
m’acheter. Papa n’a pas d’argent du tout. Je suis sûr qu’il me
vendrait. »p. 210.
-« Tous les enfants n’ont pas la chance que tu as de
comprendre les arbres. Et tous les arbres n’aiment pas parler. »p.213
-« Depuis que j’avais découvert vraiment ce qu’était la
tendresse, j’inondais de tendresse tout ce que j’aimais »p.216.
-« Même si Minguinho essayait de me dire adieu avec
cette fleur, il quittait le monde de mes rêves pour le monde de la réalité et
de ma douleur. » p. 243.
-« Mais pour moi, comme c’était difficile d’aller au
Ciel. Tout le monde retenait mes jambes pour m’en empêcher. » p.233.
Mon avis :
Un livre à lire dès 10 ans ? Il est vrai que l’écriture est simple, parfois
minimaliste, avec beaucoup de dialogues. Pourtant, je pense que cet ouvrage est à conseiller
plutôt vers l’âge de 12 ans. En effet, la profusion de noms propres à consonance
latine, en particulier au début du récit, est de nature à perdre le jeune
lecteur. De plus, l’histoire est
émotionnellement très dense, et souvent
extrêmement triste…
Bien entendu, les adultes peuvent également beaucoup apprécier
cet ouvrage ! En ce qui me concerne, j’ai aimé l’écriture imagée, par
moment poétique, de Vasconcelos. Le récit m’a chamboulé à plusieurs reprises. Difficile de ne pas laisser couler une petite
larme : l’innocence de Zézé, ainsi que son incroyable maturité le rendent si attachant... C’est un récit très
dur, qui nous laisse le cœur serré avec un immense sentiment
d’injustice et de gâchis : une enfance maltraitée est intolérable. J’ai souvent pensé à la chanson de Maxime
Leforestier « Etre né quelque part » :
« On choisit pas ses parents,
On choisit pas sa famille
On choisit pas non plus
Les trottoirs de Manille,
De Paris ou d’Alger
Pour apprendre à marcher
Etre né quelque part
Pour celui qui est né
C’est toujours un hasard »
[…]
Le hasard n’a pas fait tomber notre pauvre Zézé sur un
trottoir gagnant, et il a tant rêvé de changer de famille…
J’ai été frappée par
l’inaction de son entourage : la maîtresse d’école, les voisins et même
Portugâ. Tout le monde plaint cet enfant, mais personne n’agit concrètement
pour que la maltraitance cesse enfin. Il est vrai que dans les années 20,
éducation ne rimait pas avec compassion. Les enfants étaient facilement rossés
sous prétexte que « cela forge le caractère » ou « il va vite
oublier » !
Heureusement, les
temps changent et les mentalités aussi.
J'ai adorer ce livre! Je l ai lu vers 10 ans il me semble mais je ne me suis pas trop perdu avec tout ces noms, je lit beaucoup de livre comme sa. L histoire est magnifique , c'est un livre très touchant et bouleversant . Surtout, quand on oublie de lire la page ou est marquer " l histoire d un enfant, qui, un jour à connu la douleur ". La fin m à dautant plus surpris. Je ne pense pas oublier ce livre un jour. Il fait partie des livres qu'on oublie jamais, car l histoire est trop forte pour partie dans les souvenirs. Bravo à l'auteur !
RépondreSupprimerJ'ai hâte de lire le second livre racontant l adolescence de Zézé.
Merci,
Œil de geai.
Il est vrai que les lecteurs ayant apprécié "Mon bel oranger" peuvent retrouver Zézé dans "Allons réveiller le soleil". Merci pour votre commentaire Œil de geai !
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