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7 mars
A day on ice, les yeux rivés sur les motifs du manteau. Les fractures et les fissures tressent dans le corps gelé un feuilletage électrique dont le courant se propage nerveusement. Les lignes se rétractent, se rejoignent, s’écartent. La glace a absorbé l’énergie des chocs en la distribuant le long de faisceaux nerveux. Les coups de boutoir crèvent le silence. Ils proviennent de l’écho d’une explosion distante de dizaines de kilomètres. Le bruit se décharge par ces réseaux de veinures. Les rayons solaires se réfractent dans les anastomoses. L’écheveau s’enlumine. La lumière irradie les veines de turquoise, les féconde de traînées d’or. La glace se convulse. Elle vit et je l’aime. Les serpentins nacrés dessinent des nœuds pareils aux images des tissus neuronaux ou aux représentations des champs de poussière stellaire. La carte de ces emmêlements tient du psychédélique. Sans drogue, sans vin, mon cerveau perçoit des séquences hallucinatoires. Le monde laisse entrevoir une écriture inconnue. Les motifs défilent, comme nés d’une fumée d’opium. La nature ne nous laisse même pas la consolation de pouvoir projeter des images inédites sur l’écran de notre psyché.
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30 avril
La taïga est noire. La neige disparaît des branches des arbres. Les montagnes sont frappées de taches sombres. Aïka et Bêk se précipitent sous la fenêtre aux lueurs de l’aube. Quand deux petits chiens vous fêtent au matin, la nuit prend la saveur de l’attente. La fidélité du chien n’exige rien, pas un devoir. Son amour se contente d’un os. Les chiens ? On les fait coucher dehors, on leur parle comme à des charretiers, on leur aboie dessus, on les nourrit des restes et de temps en temps, vlan ! une baffe dans les côtes. Ce qu’on leur offre en coups, ils nous le rendent en bave. Et je comprends soudain pourquoi les hommes ont fait du chien leur meilleur ami : c’est une pauvre bête dont la soumission n’a pas à être payée en retour. Une créature qui correspondait donc parfaitement à ce que l’homme est capable de donner.
Nous jouons sur la plage. Je leur lance l’os de cerf déniché par Aïka. Ils ne se lassent jamais de me le rapporter. Ils en mourraient. Ces maîtres m’apprennent à peupler la seule patrie qui vaille : l’instant. Notre péché à nous autres, les hommes, c’est d’avoir perdu cette fièvre du chien à rapporter le même os. Pour être heureux, il faut que nous accumulions chez nous des dizaines d’objets de plus en plus sophistiqués. La pub nous lance son « va chercher ! ». Le chien a admirablement réglé le problème du désir.
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7 mai
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En Russie, la forêt tend ses branches aux naufragés. Les croquants, les bandits, les cœurs purs, les résistants, ceux qui ne supportent d’obéir qu’aux lois non écrites, gagnent les taïgas. Un bois n’a jamais refusé l’asile. Les princes, eux, envoyaient leurs bûcherons pour abattre les bois. Pour administrer un pays, la règle est de défricher. Dans un royaume en ordre, la forêt est le dernier bastion de liberté à tomber.
L’Etat voit tout ; dans la forêt, on vit caché. L’Etat entend tout ; la forêt est nef de silence. L’Etat contrôle tout ; ici, seuls prévalent les codes immémoriaux. L’Etat veut des êtres soumis, des cœurs secs dans des corps présentables ; les taïgas ensauvagent les hommes et délient les âmes. Les Russes savent que la taïga est là si les choses tournent mal. Cette idée est ancrée dans l’inconscient. Les villes sont des expériences provisoires que les forêts recouvriront un jour. Au nord, dans les immensités de Yakoutie, la digestion a commencé. Là-bas, la taïga reconquiert des cités minières, abandonnées à la perestroïka. Dans cent ans, il ne restera de ces prisons à ciel ouvert que des ruines enfouies sous les frondaisons. Une nation prospère sur une substitution de populations : les hommes remplacent les arbres. Un jour, l’histoire se retourne, et les arbres repoussent.
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Extraits du livre : « Dans les forêts de Sibérie » de Sylvain Tesson, éd. Folio.
L’auteur :
Sylvain Tesson |
Sylvain Tesson est né en France en 1972. Il a une formation de géographe et un DEA de géopolitique. A 19 ans, il entreprend une expédition en Islande. Cette expérience sera la première d’une longue série : atteint par le virus du voyage et de la découverte, il sillonne ensuite le monde avec obstination à pied, à vélo, à cheval, en moto…En 1996, il publie son premier ouvrage avec Alexandre Poussin : « On a roulé sur la terre ». Puis les livres s’enchaînent, avec un succès certain, puisqu’il est récompensé en 2009 par le Goncourt de la nouvelle pour « Une vie à coucher dehors », et par le prix Médicis Essai 2011 pour « Dans les forêts de Sibérie ».
Sylvain Tesson finance toujours lui-même ses expéditions grâce à ses livres, conférences, documentaires et reportages.
Son livre « Dans les forêts de Sibérie » :
Las de sa vie d’explorateur-nomade, pour « régler un vieux contentieux avec le temps » et concrétiser un rêve, Tesson s’envole seul vers la Russie. Il pose ses bagages en février 2010 dans une minuscule cabane isolée, sur les rives du lac Baïkal, à la pointe du cap des Cèdres du nord.
Commence alors une vie d’ermite, meublée par la simplicité apaisante des gestes du quotidien, son regard de poète posé sur une nature fière et majestueuse. Tesson rédige un journal où il met à plat ses observations, réflexions ou sentiments, car « tenir un journal féconde l’existence ». Quelques visites données ou rendues aux rares humains exilés volontaires sur ces berges sauvages, le détourneront, parfois contre son gré, de son isolement. Une communion intense avec « le génie du lieu », un bonheur amplifié par l’immobilité et la contemplation, mais aussi des épisodes ponctués de doutes, d’angoisses, puis un profond désespoir, le mèneront finalement sur le doux chemin d’une paix conquise à la lutte. Seuls deux jeunes chiens, une mésange, des livres, la vodka et un poêle à bois seront les fidèles témoins de ses métamorphoses intérieures. « J’ai quitté le caveau des villes et vécu six mois dans l’église des taïgas. Six mois comme une vie ». Un hiver. Un printemps. Comme un Robinson dompteur de temps, explorateur de terres inconnues, aux confins de son monde intérieur.
Je vous suggère également de regarder un petit film de 10 minutes réalisé par Sylvain Tesson et Florence Tran. Ces images nous décrivent sommairement les conditions extrêmes affrontées par l’auteur, la paix qui règne dans sa cabane. Il nous offre également quelques réflexions personnelles qui résument son état d’esprit. En voici l’adresse :
Quelques citations :
-« La solitude est cette conquête qui vous rend jouissance des choses. » p.36
-« La forêt resserre ce que la ville disperse. »p.44
-« La solitude est une patrie peuplée du souvenir des autres. »p.53
-« Une question se pose à l’ermite : peut-on se supporter soi-même ? »p.54
-« L’imprévu de l’ermite sont ses pensées »p.81
-« La seule chose qui passe ici, c’est le temps. »p. 120
-« Avoir peu à faire entraîne à porter attention à toute chose »p. 181
-« L’homme est un enfant capricieux qui croit que la Terre est sa chambre, les bêtes ses jouets, les arbres ses hochets. »p.187
-«La cabane est le wagon de reddition où j’ai scellé mon armistice avec le temps : je suis réconcilié. »p.194
-« La pluie a été inventée pour que l’homme se sente heureux sous un toit. »p.219
-« Le kayak : une navette de métier à tisser qui court sur la lisse des soieries baïkaliennes. »p.230
-« Etre heureux, c’est savoir qu’on l’est. »p.243
-« Un éclat d’argent au bout de la ligne : le lac lâche ses fruits »p. 249
-« Le reflet est l’écho de l’image, l’écho est l’image du son. »p.266
Mon avis :
Je n’avais jamais lu du Sylvain Tesson, ne raffole pas du genre « journal intime », et pourtant…quelle claque, les amis…cela faisait très longtemps qu’un livre ne m’a pas décoiffée pareillement ! « Dans les forêts de Sibérie »m’a fait retrouver ce qui me fait vibrer en littérature : du dépaysement, un regard poétique, du recul enrobé de réflexion, le tout dans un style soigné, talentueux. J’ai même satisfait mon goût prononcé pour les aphorismes. Tesson… on aurait envie de partager avec lui quelques poissons grillés autour d’un feu de camp !
Une magnifique découverte.
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