samedi 10 mars 2012

En Deux-Chevaux - Christophe Gallaz



Rions et pleurons sur le passage des saisons qui courbe nos têtes. Rions plutôt. Je ne sais plus de quel arrière-garage encombré d’orties m’était venue cette Deux-Chevaux désossée comme un vieux notaire, couinante et pisseuse d’huile, traversée par les vents quand il ne soufflait pas, tordue sous l’effort en toutes circonstances , rouillée jusqu’à la bâche elle-même fort lasse, avec des cabosses, des fêlures, des éclats de vernis, des décalages mécaniques, des souffles au moteur, des écoulements d’humeurs, des troubles directionnels, des dyslexies radiales,des hoquets d’asthmatique, des pneus variqueux et deux protège-boue en oreilles d’éléphant africain. Ce débris gris, je l’avais acheté pour presque rien car j’étais fauché,j’en savourai très brièvement l’usage comme vous allez le voir, mais il m’inculqua pour toujours les sortilèges conjugués de la mort toute proche , des senteurs automnales, des glissades sur la mousse et du hérisson impérial. Vous pouvez sourire mais je vous le déconseille. Apprenez que l’engin me fit saisir en un instant, par un miracle dont la grâce pure n’était pas absente, les ors et les noirs de la condition humaine. Asseyez-vous donc sur le siège du passager, excusez ses gerçures et ses ressorts qui vous étonnent le derrière, écarquillez vos pupilles et dépliez vos pavillons auriculaires.

Il vous souvient que nous revenions de ces chemins secs où la poussière s’affale et dort. Nous avions vu des tufs accrochés de lumière et des blés profonds, des oiseaux blancs posés sur la mer en paquets d’ouate, des moutons, des marchés et des fromages ronds, dans la rumeur serrée des parlers croquants qui nous jetaient qui nous jetaient aux tympans des sonorités de cailloux entrechoqués. Vous aviez marché vers des collines de pins larges et des collines dures. Vous aviez longé des criques lisses comme des maternités, où des compagnons à demi-nus fâchaient les méduses. Vous aviez écouté le bruissement zinzinulant des cigales qui vous avait fusillé. Vous aviez foulé des chauds et des pierres bleues. Et nom de Dieu, vous aviez bu ces vins clairs qui vous avaient cloué dans la chaleur comme l’éther immobilise la mouche rare aux planchettes des entomologistes. Ainsi vous succombiez comme cent mille descendants burgondes aux forts pouvoirs solaires, vous plongiez dans une extase minérale, vous étiez frappé d’éternité loin des hommes et de leurs émois.

Or qu’arriva-t-il ? Rappelez-vous. Nous avions laissé derrière nous les plaines tièdes, nous étions grimpés sur  l’un de ces cols par quoi la Suisse se protège du monde, nous avions replié nos cartes routières et vous aviez jeté par la fenêtre, comme un morceau du temps qui passe, un pépin noir de pastèque. Nous avions franchi la frontière et fendu la foule de pèlerins agglutinés à quelque kiosque bourré jusqu’à la tuile de noisettes au chocolat et de saint-bernards en peluche. Nous redescendions alors les flancs de la montagne à travers les sapins et quel  couac intime, quel raté de l’œil, quelle méprise de la main, quelle fièvre du pied me fit perdre la maîtrise du véhicule, conduire droit quand il fallait tourner, rater mon virage et sauter la banquette verte ? Le mystère demeure et je m’en balance. Je vis en un éclair la piste d’humus moussu où j’allais m’étaler comme sur un doux linceul de fin dernière, des mélèzes rougis en flammes de chapelle ardente, des entrelacs de bois noués comme des squelettes glacés, puis plus rien. Un énorme caillou avait stoppé ma dégringolade vertigineuse. Je quittai ma posture d’un jarret pâle, rien ne bougeait, l’air était suspendu par la catastrophe quand je vis sortir d’un buisson ce hérisson superbe et net, investi des forces immémoriales, qui reniflait en marchant  l’odeur de la limace rousse et de la feuille déjà pourrie par les climats de septembre. J’étais bec-de-gaz mais les fragiles splendeurs du monde m’étaient désormais révélées. Et quand je quittai les lieux, j’écartai du soulier un phare que mon vieux notaire avait éternué à dix pas comme un dernier crachat d’ignorance.
                                        

Extrait du livre : « Une chambre pleine d’oiseaux. », Christophe Gallaz, 
éd. L’Age d’Homme

Un style vivant, riche et imagé qui séduit immédiatement. Cet écrivain – journaliste Suisse est très plaisant à lire et je vous recommande ses textes variés.

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