lundi 26 mars 2012

Seule aux sports d'hiver - Nicole de Buron


Des amis vous ont assuré que rien n’était plus sain pour l’organisme et exaltant pour l’esprit, que les sports d’hiver. L’Homme vous a juré qu’une bonne semaine de vacances en montagne, seule, sans enfants, vous rendrait votre teint de jeune fille. Vous décidez de partir dix jours, avec un groupe, les Skieurs Souriants, pour 3500 francs, tout compris.

QUINZE JOURS AVANT

Vous dépensez déjà une fois 3500 francs en équipements divers. Vous n’avez pas pu résister à l’achat d’un fuseau rouge si moulant, si moulant que vous vivez dans la terreur que les coutures n’éclatent. On vous a dit que des collants en soie noire étaient indispensables pour ne pas avoir froid. C’est chaud mais c’est cher (prononcez six fois de suite très vite).

LE VENDREDI

22h00 : Vous avez rendez-vous à la gare avec votre groupe, les Skieurs Souriants, au départ du train. On doit se reconnaître entre compagnons de voyage à de petits bonnets de laine bleue à pompon. À l’heure dite, personne n’est là, sauf vous. Enfin, vous voyez apparaître un vieux monsieur dans un accoutrement bizarre : chapeau tyrolien à médailles, justaucorps fourré et sac au dos. Sa femme est en chevrier. Vous comprenez vite : 1° que tous vos compagnons se connaissent entre eux et vous ignorent ; 2° que vous êtes la seule à porter ce ridicule petit bonnet bleu à pompon.

22h30 : Il y a foule dans la gare. Une foule hérissée de skis. Vous voyez même passer un employé de la S.N.C.F. avec une paire sur l’épaule. Probablement la contagion. Le chef des Skieurs Souriants, barbe en bataille, compte ses poussins. Il en manque un. Quelqu’un crie : « C’est Pauline ! » On monte quand même à l’assaut du train. Combat féroce autour des places.

23h00 : Arrivée de Pauline, galopant en tête d’un peloton de retardataires (d’autres groupes). Elle saute sur le marchepied. Malheur, ses skis se coincent en travers de la porte. On dégage skis et Pauline. Le tout s’abat sur vous.

LE SAMEDI

5h30 : Vous vous réveillez courbatue, secouée de frissons glacés. Le train roule dans un paysage détrempé par la pluie. Pas la moindre trace de neige.

10h20 : Arrivée dans la station. Il y a de la neige. Mais pas de soleil. Le débarquement du groupe, les Skieurs Souriants, dans l’hôtel donne lieu à des scènes dignes du Radeau de la Méduse .Vous n’avez, vous, ni balcon, ni salle de bains, ni téléphone. Juste une chambre mansardée « provisoire ». Vous y resterez jusqu’à votre départ.

DIMANCHE

8h00 : Alors que vous comptiez faire la grasse matinée, des fous secouent votre porte en glapissant : « Allez, hop ! en  piste. »On vous entraîne, les yeux mal ouverts, louer des skis. Vous passez de longs moments stoïques, sur une patte, comme un héron. Vous vous apercevez alors : 1° que vos énormes souliers vous font un mal atroce ; 2° que vous avez oublié vos ravissants bottillons fourrés à Paris. Vous aurez le choix, pendant dix jours, entre des pieds torturés ou des pieds trempés. Parce que la neige mouille. Elle glisse aussi. Vous découvrirez que la station verticale n’est pas naturelle à une femme montée sur skis. Vous trouverez également que la neige est dure, après avoir dévalé sur le dos, en une minute, une pente que vous aviez gravie en une heure. Des sadiques vous obligent à essayer le remonte-pente. Après avoir fait la queue une demi-heure, vous êtes arrachée vers le ciel comme une grenouille désarticulée.

LUNDI

Vous décidez de prendre des leçons de ski. On vous glisse dans une classe de tout-petits de cinq ans, qui se débrouillent dix fois mieux que vous.

MARDI

Deuxième leçon de ski. Vous passez votre temps assise dans la neige sur un postérieur douloureux. Pour vous consoler, le moniteur vous invite à une fondue monstre, le soir. Vous acceptez avec exaltation.

22h10 : Votre joli pantalon de velours noir est recouvert du fromage que vous n’avez pu amener jusqu’à votre bouche. Le moniteur, que vous aviez trouvé si beau, vous paraît ridicule avec un affreux petit bandeau rouge sur les oreilles.

MERCREDI

Troisième leçon de ski : vous vous tordez légèrement la cheville. Vous prenez alors le parti énergique d’abandonner ce sport et de vous consacrer au repos. Au déjeuner, vous annoncez votre décision à la ronde. Un fossé se creuse immédiatement entre vous et les Skieurs Souriants. Votre cheville enfle. Après le déjeuner, vous allez vous coucher avec un roman policier et vous attendez le goûter. Après le goûter, deuxième roman policier et vous attendez le dîner. Vous en profitez pour aller téléphoner aux enfants. Ils n’ont absolument pas l’air de souffrir de votre absence. Tout se passe épatamment bien à la maison. Curieusement, cela vous agace.

JEUDI

Les Skieurs souriants partent bruyamment à l’aube pour une excursion de la journée. Vous vous retrouvez seule dans une salle à manger lugubre. Par économie, la direction de l’hôtel a fait baisser le chauffage.

VENDREDI

Septième roman policier. Vous glissez dans une hébétude complète. Dans un sursaut, vous décidez de vous offrir une promenade en traîneau. Un traîneau de légende avec de petits chevaux  à clochettes et plumets et un vieux cocher à moustache et bonnet de fourrure. Dans vos rêves d’adolescence, vous vous étiez souvent imaginée, enveloppée dans une couverture de fourrure, glissant sur la plaine silencieuse et blanche, tandis qu’un soupirant passionné vous embrasserait les mains et menacerait de se suicider à la roulette russe si vous vous refusiez à lui. Vous vous retrouvez  ballottée comme un sac de farine au grand galop des chevaux lancés sur un sentier, où quatre centimètres de neige recouvrent à peine d’énormes cailloux. Vous revenez à l’hôtel brisée de courbatures, couverte de bleus, et dégoûtée du traîneau.

SAMEDI

Une soirée costumée est annoncée pour le soir. Il semble que tous vos compagnons l’avaient prévue et amené de Paris de splendides déguisements. Vous, après avoir essayé sans succès de trouver du papier crépon dans les deux épiceries de l’endroit, vous décidez de vous déguiser en femme musulmane intégriste. Vous passez des heures à coudre ensemble vos draps et à vous entortiller la tête dans une serviette de toilette blanche nids-d’abeilles en guise de voile.

21h00 : Vous descendez théâtralement l’escalier de l’hôtel. Absolument personne ne vous remarque. Tous les yeux sont fixés sur Pauline qui est en danseuse nue. Vous crevez de chaleur sous votre haïk et votre hijab. Quand vous remonterez dans votre chambre, vous ne retrouverez plus vos ciseaux et il vous sera impossible de découdre vos draps. Vous passerez votre dernière nuit en montagne enroulée dans vos couvertures.

DIMANCHE

Départ. Note. Vos thés ont multiplié par trois le prix de la pension. Mais vous vous y attendiez.

RETOUR À PARIS

Vous ne parlez à votre petite famille que slaloms, christianias, champion, chamois, piste rouge et piste verte. Ils vous écoutent avec de grands yeux stupéfaits et admiratifs. Ils sont même d’accord : votre (très léger) hâle et vos quatre kilos supplémentaires vous vont à ravir. Aussi, le soir, tendrement blottie dans les bras de l’Homme, décrétez-vous que rien n’est plus merveilleux que les sports d’hiver. Après.


Extrait du recueil de nouvelles : « Les saintes chéries. » de Nicole de Buron,
éd. « J’ai lu ».






Nicole de Buron
Cette nouvelle fait partie d’un recueil dont tous les textes sont de la même veine : ils traitent de la vie quotidienne d’une mère au foyer dévouée à sa famille et vivant à Paris.

Nicole de Buron en fait un portrait amusant, entre clichés et contes humoristiques. Les aventures et les déboires de cette femme, décrits sur un ton léger et piquant, m’ont parfois bien fait rire !
 Nicole de Buron est l’auteur de plusieurs scénarios cinématographiques. « Les saintes chéries » était une série télé culte des années 1960.

 Une interview de l'écrivain, filmée en 1964, est à voir sur: "http://www.rts.ch/archives/tv/information/madame-tv/3467685-nicole-de-buron-htn". Elle y parle avec humour et joie de vivre des "Saintes chéries" et de son univers littéraire.

2 commentaires:

  1. c'est même plus qu'excellent ! comme j'aimerai pouvoir lui dire tout le bien que je pense de ses livres !

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