samedi 17 mars 2012

La croix pour l’ombre - Louis Aragon

Les gens heureux n’ont pas d’histoire
C’est du moins ce que l’on prétend
Le blé que l’on jette au blutoir
Les bœufs qu’on mène à l’abattoir
Ne peuvent pas en dire autant
Les gens heureux n’ont pas d’histoire

C’est le bonheur des meurtriers
Que les morts jamais ne dérangent
Il y a fort à parier
Qu’on ne les entend pas crier
Ils dorment en riant aux anges
C’est le bonheur des meurtriers

Amour est bonheur d’autre sorte
Il tremble l’hiver et l’été
Toujours la main dans une porte
Le cœur comme une feuille morte
Et les lèvres ensanglantées
Amour est bonheur d’autre sorte

Aimer à perdre la raison
Aimer à n’en savoir que dire
À n’avoir que toi d’horizon
Et ne connaître de saison
Que par la douleur du partir
Aimer à perdre la raison

Ah c’est toi toujours que l’on blesse
C’est toujours ton miroir brisé
Mon pauvre bonheur, ma faiblesse
Toi qu’on insulte et qu’on délaisse
Dans toute chair martyrisée
Ah c’est toujours toi que l’on blesse

La faim, la fatigue et le froid
Toutes les misères du monde
C’est par mon amour que j’y crois
En elle je porte ma croix
Et de leurs nuits ma nuit se fonde
La faim la fatigue et le froid

            Extrait du recueil : « le fou d’Elsa » de Louis Aragon



Louis Aragon
Louis Aragon (1897-1982) est né en France. Il a vécu une enfance particulière, puisque ni sa mère, ni son père ne l’ont reconnu, et qu’il a grandit dans les faux- semblants du paraître, très traumatisants pour lui. Son père menait un parcours politique brillant et avait 33 ans de plus que sa mère. Aussi, pour ne pas  porter ombrage à cette carrière et à leur réputation, les amants optèrent pour une vie de mensonges. Ils firent passer Louis pour le petit frère adoptif de la mère jusqu’en 1918. Le père devint son tuteur et lui choisit pour nom Aragon, en souvenir du poste qu’il avait occupé un certain temps en tant qu’ambassadeur en Espagne, Louis étant son propre prénom… Enfant précoce, élève brillant, Louis Aragon dicte à son entourage de petits romans dès l’âge de 7ans, avant même de savoir écrire…. Cette blessure d’enfance, dont il ne guérira jamais, explique peut-être sa sensibilité à fleur de peau. On le pousse dans  des études de médecine qu’il ne terminera pas, et finit par se consacrer entièrement à la littérature : il sera poète, écrivain, journaliste, éditeur.  Il dira « J’ai passé ma vie à n’être pas celui qu’on cherchait en moi, ma pauvre mère, mes professeurs, mes amis, mes camarades. »
 
Elsa Triolet (1925)
 En 1927, il rencontre Elsa Triolet Kagan au bar de la Coupole, alors qu’ils étaient là pour assister à une conférence sur des écrivains révolutionnaires. Elsa vit séparée de son mari, André Triolet, un officier français rencontré à Moscou, ville où elle est née en 1896. La légende veut qu’elle soit venue à Paris dans le but de rencontrer Aragon. « Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre (…) », écrira t-il dans « Le roman inachevé ». Ils se marient en 1939. Leurs affinités pour le mouvement communiste les réuniront toute leur vie, ainsi que leurs carrières littéraires, puisqu’ Elsa est, elle aussi, écrivain (elle reçoit  le Goncourt en 1944 pour son œuvre « Le premier accroc coûte deux cents francs »). Elle conservera le nom d’Elsa Triolet pour se faire connaître dans ce milieu.

 Dès les années 40, Aragon va s’inspirer largement de ce grand amour pour écrire sa poésie. Le recueil « le fou d’Elsa » est publié en 1963 : c’est un long poème qui a pour cadre la Grenade musulmane du XVIe siècle. L’extrait que je vous ai proposé se trouve sous le chapitre « Chants du Medjoûn ». Vous aurez reconnu parmi ces vers ceux de la célèbre chanson de Jean Ferrat, reprise plus tard par Isabelle Aubray.

 

Une vie durant, leur couple reste, aux yeux de tous, un modèle d’attachement réciproque. En 1970, Elsa meurt d’une crise cardiaque. Par la suite, Aragon choisit  de divulguer publiquement ses penchants homosexuels. Il dira un jour : «  Je dis des mots pour m’égarer, je me joue et vous joue une pièce. Et celle en moi qui se déroule, vous n’en saurez  rien. Vous ne saurez jamais ce qui m’étouffe. ». Un homme au caractère complexe, à qui on reprochera toute sa vie ses contradictions… Il s’éteint en 1982, et selon ses dernières volontés, il est enseveli aux côtés d’Elsa, dans le parc de leur propriété du Moulin de Villeneuve. 


 

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