samedi 10 mars 2012

Le livre de ma mère - Albert Cohen



(…) On était des rien du tout sociaux, des isolés sans nul contact avec l’extérieur. Alors, en hiver, nous allions tous les dimanches au théâtre, ma mère et moi, deux amis, deux doux et timides, cherchant obscurément dans ces trois heures de théâtre un succédané de cette vie sociale qui nous était refusée. Que ce malheur partagé, et jusqu’à présent inavoué, peut m’unir à ma mère.

Je me souviens aussi de nos promenades du dimanche, en été, elle et moi, tout jeune garçon. On n’était pas riches et le tour de la Corniche ne coûtait que trois sous. Ce tour, que le tramway faisait en une heure, ç’était, en été, nos villégiatures, nos mondanités, nos chasses à courre. Elle et moi, deux faibles et bien vêtus, et aimants à en remontrer à Dieu. Je revois un de ces dimanches. Ce devait être à l’époque du Président Fallières, gros rouge ordinaire, qui m’avait fait frissonner de respect lorsqu’il était venu visiter notre lycée. « Le chef de la France », m’étais-je répété, avec une chair de poule d’admiration.

En ce dimanche, ma mère et moi nous étions ridiculement bien habillés et je considère avec pitié ces deux naïfs d’antan, si inutilement bien habillés, car personne n’était avec eux, personne ne se préoccupait d’eux. Ils s’habillaient très bien pour personne. Moi, en inopportun costume de petit prince et avec un visage de fille, angélique et ravi à me faire lapider. Elle, reine de Saba déguisée en bourgeoise, corsetée, émue et un peu égarée d’être luxueuse. Je revois ses longs gants de dentelle noire, son corsage à ruches avec des plissés, des bouillons et des fronces, sa voilette, son boa de plumes, son éventail, sa longue jupe à taille de guêpe et à volants qu’elle soutenait de la main et qui découvrait des bottines à boutons de nacre avec un petit rond de métal au milieu. Bref, pour cette promenade dominicale, on s’habillait comme des chanteurs d’après-midi mondaine et il ne nous manquait que le rouleau de musique à la main.

Arrivés à l’arrêt de La Plage, en face d’un casino rongé d’humidité, on prenait place solennellement, émotifs et peu dégourdis, sur des chaises de fer et devant une table verte. Au garçon de la petite baraque, qui s’appelait « Au Kass’Krout’s », on demandait timidement une bouteille de bière, des assiettes, des fourchettes et, pour se le concilier, des olives vertes. Le garçon parti, c’est-à-dire le danger passé, on se souriait avec satisfaction, ma mère et moi, un peu empotés. Elle sortait alors les provisions emballées et elle me servait, avec quelque gêne si d’autres consommateurs nous regardaient, toutes sortes de splendeurs orientales, boulettes aux épinards, feuilletés au fromage, boutargue, rissoles aux raisins de Corinthe et autres merveilles. Elle me tendait une serviette un peu raide, amoureusement repassée la veille par ma mère si heureuse de penser, tandis qu’elle repassait en fredonnant un air de Lucie de Lammermoor,qu’elle irait demain avec son fils au bord de la mer. Elle est morte.

Et on se mettait à manger poliment, à regarder artificiellement la mer, si dépendants l’un de l’autre. C’était le plus beau moment de la semaine, la chimère de ma mère, sa passion : dîner avec son fils au bord de la mer. A voix basse, car elle avait ma pauvre chérie, un complexe d’infériorité pas piqué des coccinelles, elle me disait de bien respirer l’air de la mer, de faire une provision d’air pur pour toute la semaine. J’obéissais, tout aussi nigaud qu’elle. Les consommateurs regardaient ce petit imbécile qui ouvrait consciencieusement la bouche toute grande pour bien avaler l’air de la Méditerranée. Nigauds, oui, mais on s’aimait. Et on parlait, on parlait, on faisait des commentaires sur les autres consommateurs, on parlait à voix basse, très sages et bien élevés, on parlait, heureux, quoique moins que lors des préparatifs à la maison, heureux, mais avec quelque tristesse secrète, qui venait peut-être du sentiment confus que chacun était l’unique société de l’autre. Pourquoi ainsi isolés ? Parce qu’on était pauvres, fiers et étrangers et surtout parce qu’on était des naïfs qui ne comprenaient rien aux trucs du social et n’avaient pas ce minimum de ruse nécessaire pour se faire des relations. Je crois même que notre maladroite tendresse trop vite offerte, notre faiblesse trop visible et notre timidité avaient éloigné de possibles amitiés.

Assis à cette table verte, nous observions les autres consommateurs, nous tâchions d’entendre ce qu’ils disaient, non par vulgaire curiosité mais par soif de compagnie humaine, pour être un peu, de loin, leurs amis. Nous aurions tant voulu en être. Nous nous rattrapions comme nous pouvions en écoutant. C’est laid ? Je ne trouve pas. Ce qui est laid, c’est que sur cette terre il ne suffise pas d’être tendre et naïf pour être accueilli à bras ouverts.

Assis à cette table verte, nous parlions beaucoup pour nous étourdir. Nos éternels sujets de conversation étaient nous deux et mon père et quelques parents dans d’autres villes, mais jamais de tonifiants autres, vraiment autres. Nous parlions beaucoup pour nous dissimuler que nous nous ennuyions un peu et que nous n’étions pas tout à fait suffisants l’un à l’autre. Comme je voudrais maintenant, loin de ces importants que je fréquente quand ça me chante, retrouver Maman et m’ennuyer un peu auprès d’elle.

En ce dimanche auquel je pense, j’imaginai soudain, pauvre petit bougre, que j’étais soudain magiquement doué du don de faire des sauts de vingt mètres de haut, que d’un seul coup de talon j’allais m’enlever et voler au-dessus de la coupole du Casino, et que les consommateurs enthousiasmés applaudiraient le petit prodige et surtout l’aimeraient. J’imaginai qu’à mon retour, essoufflé, mais pas trop, auprès de ma mère orgueilleuse et vengée, les consommateurs viendraient féliciter Maman d’avoir donné le jour à un sublime acrobate, qu’ils lui serreraient la main et qu’ils nous inviteraient à venir à leur table. Tous nous souriraient et nous demanderaient d’aller déjeuner chez eux dimanche prochain. Je me levai, j’essayai mon coup de talon mais le don magique me fut refusé et je me rassis, regardant Maman à qui je ne pouvais faire le beau cadeau que j’avais imaginé.

A neuf heures du soir, ma mère plia bagage et nous allâmes attendre le tram, près de la vespasienne aux relents mélancoliques, tout en regardant, hébétés et comme hypnotisés, les riches qui arrivaient joyeusement en bande et en voiture jouer à la roulette du Casino. Nous, on attendait silencieusement le tram, humbles complices. Pour chasser la neurasthénie de cette solitude à deux, ma mère chercha un sujet de conversation. « En rentrant, je te recouvrirai tes livres de classe avec du joli papier rose. » Sans comprendre pourquoi, j’eus envie de pleurer et je serrai fort la main de ma mère. La grande vie, comme vous voyez, ma mère et moi. Mais on s’aimait. 
(…)
 Extrait du livre : « Le livre de ma mère. » d’Albert Cohen



Après le décès de sa mère, Albert Cohen éprouve le besoin d’écrire cette autobiographie. Il nous décrit une mère entièrement dévouée à son fils et regrette de ne pas avoir su être à la hauteur de cet amour inconditionnel. Son regard lucide, parfois ironique,  déborde pourtant d’une tendresse infinie. Pourquoi est-il si difficile de manifester au quotidien notre attachement à nos proches ? Faut-il vivre le manque pour prendre la mesure de ce lien ?
 

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